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Le droit constitutionnel des collectivités territoriales, avant-propos

Michel VERPEAUX - Professeur à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Le droit constitutionnel des collectivités territoriales) - mai 2002

La conjonction du développement du contrôle de constitutionnalité depuis 1971 et des lois dites de décentralisation, à partir de 1982, a donné naissance à une discipline jusque là fort ignorée des juristes français et qui pourrait s'appeler le droit constitutionnel des collectivités territoriales ou, pour employer l'expression de l'un des spécialistes de cette matière, le « droit constitutionnel local »(1).

On ne sera pas étonné de constater que ce sont les observateurs attentifs des systèmes de droit étranger qui ont, très tôt, attiré l'attention des juristes français, jusque là enfermés dans une vision très administrativiste des collectivités territoriales, sur la dimension constitutionnelle du droit applicable au droit des collectivités territoriales(2). Ce droit comprend en effet un certain nombre de règles ou principes inscrits dans la Constitution de 1958 qui, sur ce point, reprend pour l'essentiel les dispositions de la Constitution de 1946. La prise en compte de la dimension constitutionnelle des collectivités territoriales a, certes, profondément modifié la perception de celles-ci en France, qui ont cessé de n'être considérées que comme des collectivités administratives secondaires, situées en dessous de l'État(3). Elle permet ainsi de mesurer l'impact du phénomène de constitutionnalisation des branches du droit(4). Ce phénomène est aussi de nature à enrichir le droit constitutionnel en envisageant la séparation des pouvoirs autrement que dans sa dimension horizontale, car ce droit n'est pas limité à la seule étude des rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il est aussi celui des principes qui fondent une société.

Les normes constitutionnelles relatives aux collectivités territoriales ont le mérite, ou l'inconvénient, d'être extrêmement brèves mais, par-là même denses, en ce qu'elles peuvent signifier beaucoup en peu de mots et être susceptibles d'interprétation et d'adaptation.

Ces règles et principes ont permis une évolution du droit des collectivités territoriales sans en changer les fondements constitutionnels (on dirait dans un langage « moderne » les « fondamentaux »), mais en nécessitant un effort d'imagination ou de construction de la part du juge, tant constitutionnel qu'administratif. L'alinéa 3 de l'article 72 est, à cet égard, remarquable car il a pu être interprété aussi bien pour fonder la tutelle d'avant 1982 que pour légitimer le contrôle de légalité organisé par la loi du 2 mars 1982 modifiée(5).

Les contributions proposées dans ce numéro des Cahiers du Conseil constitutionnel et toutes consacrées au droit constitutionnel des collectivités territoriales ont pour seule ambition de s'interroger sur quelques-uns des problèmes actuels de ce droit.

Il n'est guère surprenant, tout d'abord, de constater la place accordée à l'outre-mer français dans les pages qui suivent. Le droit de l'outre-mer a connu un regain d'importance qui correspond à la place qu'il occupe au sein des dispositions constitutionnelles : sur les cinq articles qui composaient le titre XII de la Constitution à l'origine, quatre concernaient l'outre-mer(6).

La décision 2002-454 DC du 17 janvier 2002 relative à la Corse est venue ensuite justifier au moment opportun la présence dans ce dossier d'une étude des problèmes constitutionnels suscités par la Corse ou liés à elle.

Deux questions d'ordre théorique en apparence, mais d'une grande importance dans leur implication, sont également abordées. Il s'agit, d'une part, de la qualification de la libre administration en tant que liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative. C'est le cas, d'autre part, du principe d'égalité susceptible d'être ou non reconnu, entre toutes les collectivités territoriales, de même niveau territorial ou de niveau différent, ce qui a comme conséquence d'interdire toute tutelle d'une collectivité sur une autre, même de rang territorial inférieur.

L'autonomie fiscale, ou financière, des collectivités territoriales ne cesse d'être une question de toute première importance du fait de nombreuses lois venant supprimer ou limiter la part des impôts locaux dans les recettes des collectivités territoriales : l'importance de ce problème justifie pleinement qu'une étude lui soit consacrée. Deux autres contributions ont paru utiles aux yeux des responsables des Cahiers. Elles sont, pour l'essentiel, virtuelles, dans la mesure où le Conseil constitutionnel n'a pas eu, jusqu'à présent, à se prononcer véritablement sur elles. Il s'agit, d'une part, du lien susceptible d'exister entre la libre administration et la liberté de coopération intercommunale, et d'autre part, de la constitutionnalité de la reconnaissance en France d'un véritable référendum local.

Le droit constitutionnel des collectivités territoriales est une branche du droit en pleine effervescence. C'est une raison supplémentaire pour en dresser un constat qui ne peut être qu'une photographie du présent.

(1) Tel est le titre du précieux ouvrage d'A. Roux, Droit constitutionnel local, coll. Droit Poche, Economica, 1995.
(2) Parmi plusieurs auteurs, il faut citer la remarque pertinente et prémonitoire de C. Autexier à propos des collectivités territoriales : « Même si la Constitution leur consacre un titre spécial, les manuels de droit constitutionnel les ignorent largement », « L'ancrage constitutionnel des collectivités de la République », RD publ. 1981, p. 595. Parmi de nombreuses et elles aussi anticipatrices contributions en ce sens de L. Favoreu, on peut citer principalement, « Décentralisation et Constitution », RD publ. 1982, p. 1259 et « Les bases constitutionnelles du droit des collectivités locales », in La nouvelle décentralisation, sous la dir. de F. Moderne, Sirey, 1983.
(3) Outre les références citées ci-dessus, voir notamment, A. Roux, « Le principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales », RFD adm. 1992, p. 435, et M. Verpeaux, « La Constitution de 1958 et les collectivités territoriales », n° spécial, RD publ., « Les 40 ans de la Ve République », 1998, p. 1379.
(4) Sur cette question, voir B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, coll. Droit public positif et AFDC, PUAM-Économica, 1998.
(5) Sur cette question, voir la thèse de Anne Marceau, Les règles et principes constitutionnels relatifs au contrôle des collectivités territoriales. Étude sur l'article 72 alinéa 3 de la Constitution française du 4 octobre 1958, Université de Bourgogne, septembre 2000.
(6) Jusqu'à la loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995 qui a abrogé l'ancien article 76.