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Le contentieux électoral en Europe

Francis DELPÉRÉE - Membre correspondant de l'Académie royale de Belgique et de l'Institut de France, Professeur à l'Université catholique de Louvain

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 13 (Dossier : La sincérité du scrutin) - janvier 2003

La sincérité est une qualité. Elle procède du souci de connaître, voire de reconnaître, la vérité.

Lorsqu'elle caractérise des choses plutôt que des personnes, elle s'entend de ce qui est « réellement pensé ou senti » (Robert).

Un scrutin sincère est celui qui se déroule sans trucage.

Seuls sont valides les règles, les procédures et les comportements qui contribuent à refléter de manière fidèle les opinions du corps des citoyens et à les traduire de façon correcte en voix et en sièges. Sont, au contraire irréguliers et méritent d'être dénoncés ceux qui en faussent l'expression.

Avec cette question primordiale. Qui, dans l'État, est en mesure de certifier la sincérité ? Qui peut s'ériger en juge sinon des votes, du moins de l'élection ? Quelle autorité, mais l'expression doit parfois s'entendre au pluriel, est la plus qualifiée pour opérer cette vérification ? Quels critères va-t-elle utiliser pour décider que ce qui a été pensé dans l'isoloir et exprimé dans les urnes se trouve reproduit de manière adéquate dans la composition de l'assemblée ?

Ce ne sont pas des réponses univoques qui sont apportées à ce type d'interrogations. L'Europe ne vote pas d'une seule voix. Le contrôle des votes et, plus généralement, celui des élections législatives, ne s'opèrent pas partout à l'identique (1).

Pour l'essentiel (2), deux modèles prédominent. La tradition parlementaire est celle de la vérification des pouvoirs. Elle garde des partisans sérieux. Six États européens sur quinze y ont recours. La justice constitutionnelle a, pour sa part, ses adeptes. En France, mais aussi dans quatre autres États : l'Allemagne fédérale, l'Autriche, la Grèce et le Portugal.

Cette présentation en forme de diptyque ne risque-t-elle pas, cependant, d'être mise en cause ? L'Espagne - avec, en arrière-plan, l'Amérique latine - se situe en marge des modèles traditionnels. Un système original y est mis en place. Il repose sur un ensemble permanent et structuré d'autorités administratives et juridictionnelles. Il leur confie les tâches essentielles du contrôle électoral. Il n'exclut pas l'intervention du juge constitutionnel. Ni non plus celle de l'assemblée parlementaire.

Des solutions unifiées se dessineront-elles un jour ? On ne saurait exclure l'hypothèse. L'Europe, sans oublier la société internationale, tend à dicter ses lois, en ce domaine comme en d'autres. De manière timide, il est vrai, en matière contentieuse. De façon plus nette, lorsqu'il s'agit d'édicter des règles élémentaires pour l'organisation des scrutins.

Les perspectives nationales, même lorsqu'elles sont envisagées dans une démarche comparative, ne suffisent plus (I). Il faut tenir compte aujourd'hui de préoccupations plus transversales, notamment à l'échelle européenne (II).

I. Les perspectives comparatives

Comparer, c'est relever les ressemblances. C'est aussi mesurer les différences.

En matière de contentieux électoral, les traits distinctifs l'emportent. Ils s'inscrivent dans l'espace, pour tenir compte de la diversité des États ou des groupes d'États considérés. Ils apparaissent aussi dans le temps, en fonction des techniques qu'un même État est conduit successivement à expérimenter. Sans conteste, l'Europe présente un paysage électoral contrasté (3).

D'où vient le problème ? Chacun reconnaît volontiers que les questions litigieuses de droit électoral méritent d'être examinées par une institution qui est investie de la fonction de juger. Celle-ci statuera, comme il se doit, selon des impératifs proprement juridiques. Elle rendra des décisions revêtues de l'autorité, en principe absolue, de chose jugée. Elle contribuera de la sorte à conférer pleine légitimité à l'assemblée parlementaire.

Mais, telle est la difficulté, comment identifier ce juge ? Si l'on exclut l'intervention du juge ordinaire (4), peu habitué à régler ce type de litiges, convient-il de recourir au juge parlementaire ? Faut-il lui préférer le juge constitutionnel ? Compte tenu des enjeux du débat, ne serait-il pas indiqué de se tourner vers un juge spécialisé dans le traitement des questions électorales ?

A. Le contentieux parlementaire

1) La tradition constitutionnelle européenne est vieille de plusieurs siècles. Même si ses racines sont anglaise et française, elle a déserté ces contrées. Mais elle en a gagné d'autres dès le xixe siècle. Elle subsiste, en tout cas, dans l'Europe du nord-ouest - les États du Benelux, le Danemark et la Suède, auxquels il convient d'ajouter l'Italie.

Une technique simple caractérise ce contentieux. L'assemblée fraîchement élue s'érige en juge de l'élection de ses membres. Les élus contrôlent les élus. Ou, pour être précis, les élus contrôlent la régularité du processus électoral qui a contribué à sélectionner les élus.

L'assemblée vérifie les pouvoirs de ses membres, ainsi que le prescrivent plusieurs constitutions européennes. Elle juge les contestations qui s'élèvent à ce sujet. Elle exerce, dans un domaine restreint, il est vrai, la fonction juridictionnelle. C'est dire qu'elle ne saurait se laisser aller à remplir de manière discrétionnaire les tâches exorbitantes de contrôle qui lui sont assignées.

Comme l'indiquait déjà la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, la chambre concernée est « juge de l'éligibilité de ses membres et de la régularité de leur élection ». Comme le précise, de son côté, l'article 58 de la Constitution néerlandaise, elle se doit de respecter, en l'espèce, les règles que la Constitution, la loi ou le règlement d'assemblée déterminent. Elle ne peut, en particulier, retenir des éléments qui tiennent à la personnalité du parlementaire élu, a fortiori à ses opinions ou à ses appartenances politiques.

2) Le contentieux parlementaire présente des avantages certains.

Il assure, en premier, l'indépendance de l'institution camérale. Ce n'est peut-être qu'un symbole. Mais il a du prix. Dès l'instant où l'assemblée est, s'il est permis d'utiliser cette image, sortie des urnes, il convient qu'elle ait la maîtrise de ses membres et de ses activités.

Elle ne dépend de personne pour statuer sur sa composition exacte. Ni du gouvernement, ni de l'administration, ni d'une autre assemblée - dans un système bicaméral ou dans un État fédéral -, ni d'un juge de l'appareil judiciaire ou administratif.

La technique de l'auto-contrôle s'inscrit dans une perspective démocratique. L'indépendance de l'assemblée préfigure celle de ses membres (5). À certains égards, elle se porte garante de la qualité des lois. Elle augure de l'efficacité du contrôle politique que les parlementaires sont censés développer à l'encontre du gouvernement et de l'administration.

La vérification des pouvoirs poursuit aussi une préoccupation plus politique. Il s'agit de faire accepter par les élus l'intervention du juge électoral. Le contentieux parlementaire est de nature à les rassurer. Ils doivent être jugés, soit. Mais alors qu'ils le soient par leurs pairs. Au coeur de l'assemblée, ils se sentiront moins démunis que dans le prétoire d'un juge. Ils seront moins seuls. Ils bénéficieront peut-être, dans l'institution qui vient de se constituer, du secours technique de leur groupe ou des services administratifs de l'assemblée.

Qui plus est, une seule institution, et non les juges d'arrondissements distincts, connaîtra du contentieux électoral. Les élus sont tous logés à la même enseigne. C'est un facteur de sécurité juridique. C'est aussi une manière d'éviter les règlements de comptes à l'échelle locale.

L'on ne peut perdre de vue un troisième avantage du contentieux parlementaire. Le souci est exprimé de rendre la justice électorale dans des conditions qui témoignent d'un parfait respect de la règle de droit mais qui tiennent compte également des spécificités du combat politique dont l'élection n'est, somme toute, que l'une des manifestations.

L'expérience politique, sinon parlementaire, est une forme d'expertise. Les élus sont des hommes et des femmes de terrain. Ils sont mieux placés que d'autres pour connaître les dérapages qui peuvent émailler l'opération de renouvellement de l'assemblée et pour en mesurer la portée effective. Les braconniers font les meilleurs garde-chasse...

Ce pragmatisme de bon aloi peut amener, par exemple, l'assemblée à ne pas invalider systématiquement les élections à propos desquelles une irrégularité, même minime, a pu être décelée. Il peut l'inciter à vérifier, dans chaque cas d'espèce, si une irrégularité, même majeure, a eu quelque effet sur la dévolution du ou des sièges qui formaient l'enjeu de l'élection. À quoi bon sanctionner tel élu si les suffrages qu'aurait pu recueillir son adversaire ne lui auraient, de toute façon, pas permis de l'emporter ?

Le contentieux parlementaire ne cherche pas la vérité électorale à tout prix. Il n'entend pas sanctionner la moindre peccadille. Avec la prudence nécessaire, il s'efforce de faire oeuvre constructive. Il doit permettre à l'assemblée de remplir sans retard excessif les fonctions pour lesquelles elle a été constituée.

3) Le système ne présente pas que des avantages.

Le principe même de l'intervention parlementaire peut surprendre. N'y a-t-il pas quelque hypocrisie ou quelque forme d'angélisme à considérer qu'une assemblée politique, habituée à se prononcer, chaque jour, en termes politiques sur des questions politiques, puisse se transformer, en un instant et sans autre précaution, en une cour de justice ? Est-elle vraiment la plus qualifiée pour remplir cette mission délicate ? Est-elle en mesure de l'assumer dans de bonnes conditions ?

Les modes d'intervention parlementaire peuvent aussi prêter à critique. La procédure fait la part belle aux nouveaux élus et à leurs partis. Au sein de la juridiction parlementaire, chaque membre se trouve juge et partie. L'instinct de conservation peut l'inciter à témoigner d'un sentiment de camaraderie. L'instinct de lutte peut l'amener, au contraire, à porter un dernier coup à l'adversaire. Mais sont-ce là les sentiments qui doivent animer ceux qui sont invités à rendre la justice ?

Au surplus, il faut souligner, avec P. Wigny, « la bizarrerie de la procédure » : lorsque l'assemblée est totalement renouvelée par l'élection, « des membres apprécient mutuellement la régularité de leur titre, alors que la validité de leur propre élection n'a pas encore été établie ». C'est un « véritable cercle vicieux » (6). L'on aperçoit mal comment en sortir.

De manière plus structurelle, la procédure de vérification des pouvoirs suscite une autre difficulté. Cette technique s'inscrit, par excellence, dans le contentieux post-électoral, celui que l'assemblée élue prend en charge au lendemain de l'élection. Elle laisse, au contraire, dans l'ombre les opérations du contrôle préélectoral, a fortiori les contentieux périphériques (7).

Avec cette conséquence inattendue. Le juge en amont n'est pas le juge en aval. Avant le scrutin, l'assemblée dissoute n'est plus d'utilité, l'assemblée à élire est encore dans les limbes. À défaut de juridiction parlementaire, il faut compter sur d'autres intervenants : le ministère de l'Intérieur, les collectivités locales, les bureaux électoraux, le juge administratif, le juge judiciaire, voire les deux... Tous, à leur manière, s'efforceront de régler, avant le scrutin, un ensemble de difficultés concrètes. Il n'est pas établi que leurs appréciations coïncideront avec celles de l'assemblée élue.

Cette dernière hésitera le plus souvent à se saisir ex post facto de l'ensemble des opérations qui s'inscrivent dans le processus électoral. Elle se limitera à vérifier les conditions d'éligibilité des nouveaux élus. Elle contrôlera aussi, en termes d'arithmétique, les opérations de dénombrement des suffrages et de dévolution des sièges.

Dans ces conditions, le contentieux électoral a tendance à s'appauvrir (8). Il laisse délibérément de côté le règlement des questions les plus épineuses que peut susciter, à l'heure actuelle, l'organisation des élections - les conditions de la campagne, le rôle des médias, le contrôle du financement, l'utilisation des sondages, pour ne citer que ces exemples.

B. Le contentieux constitutionnel

1) Un passage du précis de Droit administratif et de droit public de Maurice Hauriou est longtemps passé inaperçu - il figurait, il est vrai, dans une note infrapaginale : « Un moment viendra peut-être où l'on organisera des juridictions ayant une portée constitutionnelle. Ce jour-là, le système de vérification des pouvoirs aura vécu car, au point de vue du droit, il est inférieur à celui du contentieux ; il permet à la majorité d'abuser de sa force au détriment de la minorité »(9).

La formule est prophétique à souhait. Au début du xxe siècle, le Maître de Toulouse entrevoit l'essor que pourrait connaître le contentieux constitutionnel. Il devine les dérives auxquelles la technique de vérification des pouvoirs n'échappera pas. Il en déduit aussitôt, et le constat est fulgurant, que le développement du contentieux constitutionnel amorcera le déclin du contentieux électoral dans sa forme parlementaire ou, dit de manière plus positive, que le contentieux constitutionnel absorbera le contentieux électoral.

Le diagnostic est d'une lucidité remarquable. Il est commode, près d'un siècle plus tard, d'en vérifier le bien-fondé. Avant et surtout après la seconde guerre mondiale, des États européens ont mis en place, une juridiction constitutionnelle - cour, tribunal ou conseil, peu importe l'appellation. Ils lui ont confié, comment s'en étonner ?, le contrôle de la constitutionnalité des lois.

Ils ont aussitôt assorti cette fonction principale de missions accessoires. Celles-ci touchent notamment au statut de différentes autorités publiques - le chef d'État ou les membres du gouvernement, par exemple. Pourquoi ne pas attribuer, dans la foulée, au même juge constitutionnel le contentieux des élections législatives (10) ? Le contentieux électoral devient une branche, parmi d'autres, du contentieux constitutionnel.

Une nuance, mais en est-ce une ?, mérite d'être apportée à l'analyse de Maurice Hauriou. L'évolution n'a pas été aussi uniforme qu'on pouvait l'imaginer. À l'échelle de l'Europe, trois États - la Belgique, l'Italie et le Luxembourg - disposent d'une cour de justice constitutionnelle. Ils restent néanmoins fidèles à la technique traditionnelle de la vérification des pouvoirs.

2) Le système du contentieux constitutionnel présente un avantage certain.

Une institution, toute entière vouée aux fonctions de justice, est investie d'une tâche juridictionnelle supplémentaire. Il faut présumer qu'elle ne va pas se départir de ses modes habituels de penser et de juger. Elle va statuer avec l'indépendance qui sied à l'exercice de ses diverses fonctions.

Qui plus est, par métier, sinon par vocation, elle est habituée à faire le tri, dans un dossier, entre les éléments juridiques qui relèvent de son contrôle et les appréciations politiques qui sortent de son champ d'analyse.

Elle sait aussi qu'il ne sert à rien de heurter inutilement la susceptibilité des assemblées parlementaires ou celle de leurs membres. Elle se contentera, le plus souvent, de censurer les violations les plus graves ou les plus manifestes des normes du droit électoral. Elle exercera un contrôle marginal qui n'empiétera pas inutilement sur les prérogatives d'une représentation nationale qui se croit volontiers souveraine.

On ne saurait s'en cacher. Le contentieux constitutionnel des élections législatives n'est pas non plus exempt d'écueils.

S'attaquant à l'acte politique, par excellence, qu'est le déroulement d'un scrutin, l'institution de justice constitutionnelle ne risque-t-elle pas de s'aventurer sur des terrains qui lui sont d'ordinaire inconnus, jusqu'à y perdre son âme ? Ne va-t-elle pas s'exposer à des critiques d'autant plus virulentes qu'elles émaneront de personnalités politiques élues par le peuple, mais évincées par un aréopage aux contours parfois mal définis ? Dans les périodes mouvementées de renouvellement d'une assemblée, ne compromettra-t-elle pas, aux fins de remplir en temps utile ses fonctions accessoires, l'accomplissement de ses tâches principales ?

Plus simplement encore, dispose-t-elle des moyens d'investigation qui lui permettront de répondre utilement aux sollicitations dont elle peut être l'objet ?

L'exemple portugais est éclairant à cet égard. Le Tribunal constitutionnel joue un rôle essentiel dans le contentieux préélectoral. La théorie de la cascade (11) lui permet d'intervenir à tout instant. Il connaît en appel des décisions sur les candidatures. Il contrôle les mesures prises pour le déroulement de la campagne électorale. Il se prononce au besoin sur la composition des bureaux, sur la forme des bulletins de vote, sur les sigles qu'ils contiennent et même sur la qualité de l'impression du papier...

Le Tribunal connaît également du contentieux post-électoral. Il statue sur les recours introduits contre « les décisions qui interviennent sur les réclamations ou les protestations relatives à des irrégularités survenues lors du déroulement des votes ou à l'occasion des opérations de vérification partielle ou générale des élections ».

L. Nunes de Almeida ne manque pas de le souligner de manière ironique : « La vie du juge constitutionnel portugais est difficile en période électorale. On ne dort pas pendant quinze jours... » (12). Cet avertissement est-il à suffisance entendu ?

3) Dans les États qui ont abandonné le contentieux parlementaire pour le contentieux constitutionnel, la transition ne s'est pas faite sans mal.

En Allemagne fédérale, la Cour constitutionnelle fédérale a dû composer avec la représentation parlementaire. Elle n'intervient qu'en cas de recours contre les décisions du Bundestag. Ce dernier s'attache, pour l'essentiel, à protéger des droits politiques, ceux des électeurs et ceux des élus. Par la suite, il revient à la Cour d'exercer un contrôle plus large. Elle prend en considération la protection qui doit aller à la composition de l'assemblée, au sens objectif de l'expression.

En France, le juge constitutionnel est confronté à une forme inédite de contentieux, situé à mi-chemin du contentieux objectif, celui du processus électoral, et du contentieux des droits subjectifs, celui des droits politiques - ceux des électeurs, des candidats et des élus. Pour tenir compte de ces nouvelles réalités juridictionnelles, il a dû adapter ses méthodes et ses procédures.

L'instruction est contradictoire. Les pièces sont communiquées à la partie adverse. Les requérants et le parlementaire dont l'élection risque d'être invalidée peuvent demander à être entendus dans leurs explications. Autant de dispositifs et de techniques qui ne sont pas nécessairement le lot de la justice constitutionnelle, mais qui pourraient l'inciter à adopter, y compris dans d'autres secteurs, des méthodes plus participatives.

C. Le contentieux administratif

Et si, paraphrasant Hauriou, l'on s'autorisait à écrire, sans impertinence : « Un moment viendra peut-être où l'on organisera des juridictions ayant des tâches proprement électorales. Ce jour-là, les systèmes de vérification des pouvoirs et de justice constitutionnelle auront vécu. Ils céderont la place à un contrôle qui sera le fait d'une juridiction administrative, spécialisée en matière électorale »...

L'expérience espagnole incite à développer ce type de réflexion.

1) Il peut, d'abord, s'agir de constituer une administration électorale permanente, indépendante et structurée.

Une administration permanente pourra, mieux que les bureaux électoraux, qui ne sont jamais que des institutions éphémères, prendre en charge les tâches qui accompagnent les scrutins aux différents niveaux de pouvoir. Il est permis de penser qu'elle mettra en oeuvre des méthodes identiques et qu'elle adoptera, en cas de contestation, la même jurisprudence.

Une administration indépendante des autorités publiques concernées fera apparaître, mieux que des services ministériels, cette évidence - ou cette exigence. L'organisation des élections ne doit relever ni du gouvernement, ni des assemblées, ni non plus des collectivités locales - dont l'assistance est, cependant, requise pour l'accomplissement de tâches matérielles.

Une administration structurée, et même hiérarchisée, permettra de concevoir les instructions ou les directives qui guideront l'action de ceux qui, à différents niveaux, concourent au bon déroulement du processus électoral. Elle rendra possible les recours d'administration contentieuse, en premier et en second degré.

En Espagne, cette administration prend la forme de commissions électorales - notamment centrale et provinciales. À raison de leur composition, les Juntas, présentent un caractère très « judiciarisé », selon le mot de F. Fernandez Segado (13). Elles ont pour tâche de garantir la transparence et l'objectivité du processus électoral et de préserver, à cette occasion, le principe d'égalité. Elles répondent aux plaintes, réclamations et recours qui leur sont adressés.

2) Les décisions qui émanent de l'administration électorale constituent des actes administratifs, au sens classique de l'expression. Elles peuvent donc faire l'objet de recours devant le juge administratif (14). Et ceci tant avant qu'après l'élection.

Avant l'élection ? En Espagne, chaque commission provinciale établit la liste des candidats qui sont admis à concourir. Des recours peuvent être introduits par les candidats exclus et les représentants des candidats admis. Ils sont examinés par le juge administratif. En cours de campagne, la commission a pu prendre aussi diverses mesures organisationnelles, telles que la distribution d'emplacements d'affichage ou l'allocation de tribunes à la radio ou à la télévision. Des recours contentieux sont également concevables contre ces décisions.

Après l'élection ? Selon la Constitution, « la validité des actes constatant l'élection des membres des deux Chambres sera soumise au contrôle juridictionnel, dans les termes établis par la loi électorale » (art. 70, al. 2). La loi organique du régime électoral général (LOREG) du 19 juin 1985 précise que les actes des commissions électorales qui assurent la proclamation des résultats - en voix, en sièges et en noms - peuvent faire l'objet de recours contentieux.

Ces recours sont introduits devant le juge administratif (plus précisément, à la Sala del contencioso administrativo du Tribunal suprême).

3) L'instauration d'une administration électorale dont les décisions sont susceptibles de recours devant le juge administratif n'a pas pour objet de paralyser le contentieux parlementaire, ni le contentieux constitutionnel. Elle les réduit néanmoins à de simples expressions.

En Espagne, le Congrès n'est pas dessaisi de l'ensemble de ses fonctions contentieuses. Le contentieux électoral lui échappe. Mais il reste habilité à se prononcer sans appel sur les questions touchant aux incompatibilités de fonctions.

Le Tribunal constitutionnel conserve, pour sa part, des attributions résiduelles. Après avoir épuisé les recours juridictionnels qui lui sont offerts, le requérant dispose du recours d'amparo aux fins de défendre ses droits constitutionnels. Il doit agir dans un délai de deux jours. Le Tribunal constitutionnel statue également dans les deux jours. Il clôt ainsi définitivement la procédure contentieuse.

II. Les préoccupations transversales

L'Europe - la petite et la grande - ne saurait se désintéresser de la sincérité des scrutins. Et ceci, pour deux raisons qui sautent aux yeux.

D'une part, la petite Europe est elle-même à la recherche de légitimité démocratique, et même parlementaire. Elle ne peut ignorer les problèmes juridiques que soulève, dans les États membres, l'élection des députés européens.

D'autre part, la grande Europe s'attache, de manière directe ou indirecte, à assurer la sauvegarde des droits de l'homme. Les droits politiques, et notamment les droits électoraux, font partie intégrante de ce patrimoine constitutionnel.

Le développement d'un droit électoral commun, même s'il doit s'entendre aujourd'hui sous une forme minimale, peut s'esquisser dans cette perspective.

A. Les élections européennes

1) Il y a, pour l'instant, quinze États en Europe. Mais, on ne saurait l'oublier, il y a seize institutions parlementaires.

Le Parlement européen est élu. Il l'est, selon l'expression consacrée, par les peuples d'Europe. Ce qui signifie, de manière concrète, que ses membres sont choisis à l'occasion d'élections nationales qui se déroulent concomitamment dans chacun des États membres.

Faute d'une procédure électorale uniforme, le contrôle électoral s'instaure à un double niveau.

2) Il revient à chacun des États d'organiser, selon les règles qu'il détermine, l'élection de ses représentants. Dans la foulée, il lui revient d'établir les institutions qui assument, dans l'ordre interne, les tâches du contentieux électoral. La loi française du 7 juillet 1977 confie, par exemple, à l'assemblée du contentieux du Conseil d'État le soin de régler les contestations relatives à l'élection, telle qu'elle s'est déroulée en France et à laquelle ont participé, comme électeurs ou comme éligibles, les nationaux mais aussi les citoyens de l'Union résidant en France.

3) Reste au Parlement européen, qui s'inscrit ainsi dans la tradition parlementaire commune, à vérifier les pouvoirs de ses membres. Concrètement, il prend acte des résultats qui ont été proclamés dans les différents États. Il renonce à se prononcer sur les opérations électorales proprement dites et sur les vérifications liminaires. Il se réserve, par contre, le droit de statuer sur deux questions essentielles : les élus réunissent-ils les conditions d'éligibilité ?, sont-ils en mesure de remplir la fonction parlementaire qui leur a été confiée ou se trouvent-ils en situation d'incompatibilité ?

B. Les élections dans les États européens

1) La Cour européenne des droits de l'homme ne s'immisce pas dans les opérations de contentieux électoral, telles qu'elles se développent dans les États du Conseil de l'Europe. Elle n'a pas à vérifier la manière dont les institutions de contrôle fonctionnent dans les États membres. Elle ne se prononce pas en appel de leurs décisions, qu'il s'agisse du choix des représentants de la Nation ou de la désignation des parlementaires européens.

Par ailleurs, il est généralement admis que si le juge électoral national - qu'il soit parlementaire, constitutionnel ou administratif - est tenu de respecter les dispositions inscrites dans la Convention européenne des droits de l'homme et dans ses protocoles additionnels, mais aussi dans d'autres instruments internationaux, tel l'article 25 du pacte international relatif aux droits civils et politiques (15), il n'est pas assujetti à l'article 6-1 de la Convention. Le juge connaît, en effet, d'un contentieux lié à l'exercice de droits politiques. On ne saurait soutenir qu'il se prononce dans une contestation qui porte sur des « droits et obligations de caractère civil » ou qu'il apprécie le bien-fondé d'« une accusation en matière pénale » (16).

2) La Cour peut, par contre, vérifier la manière dont les normes électorales, telles qu'elles sont conçues ou appliquées dans les États membres, respectent les dispositions inscrites dans la Convention.

Jusqu'il y a peu, les litiges relatifs à l'organisation des élections législatives n'étaient guère courants (17). Ils tendent, aujourd'hui, à se multiplier.

Dès l'instant où, via le premier protocole additionnel à la Convention, les États se sont engagés « à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif » (art. 3), les candidats malheureux sont incités à porter leur cause à Strasbourg et à demander à la Cour de vérifier si chacune des exigences démocratiques inscrites dans cette disposition ont été respectées in abstracto, par le législateur, ou in concreto, par les autorités administratives et les juridictions des États concernés (18).

L'on sait, par ailleurs, que la Cour ne s'est pas interdit, dans l'arrêt Matthews c/ le Royaume-Uni du 18 février 1999, de se prononcer sur la conformité du droit communautaire et du droit national aux dispositions de ce protocole, et ceci à l'occasion des élections européennes.

3) Les États, les Parlements et les parlementaires éprouvent quelque difficulté à comprendre pourquoi, dans un domaine politique aussi sensible, le juge international surajoute ses contrôles à ceux des autorités internes.

Ils se demandent comment il est possible de concilier la faculté d'auto-censure qui est de mise à l'occasion de l'opération de vérification des pouvoirs avec des contrôles qui s'inscrivent mieux dans le sillage de procédures engagées devant des institutions de justice proprement dites.

Ils s'interrogent aussi sur la portée des décisions qui peuvent être rendues dans les cas d'espèce. Le processus électoral est clos. Peut-être même la législature est-elle achevée au moment où tombe l'arrêt. À supposer que le requérant soit victorieux, il fourbira ses armes, en rêvant à un autre scrutin. Il ne saurait pour autant récupérer le siège qui, selon la Cour européenne, lui a été indûment ôté. Outre la satisfaction morale, il bénéficiera peut-être d'une indemnisation.

C. Un droit électoral commun

L'action des juridictions nationales et celle de la Cour européenne des droits de l'homme peuvent-elles contribuer à l'émergence d'un droit électoral commun à l'échelle européenne ? On ne saurait l'affirmer.

Les constitutions sont différentes. Les systèmes électoraux aussi. Les institutions de justice ne sont pas comparables d'un État à l'autre. Les techniques et les procédures du contentieux électoral relèvent de philosophies institutionnelles différentes, sinon contradictoires.

Comme le relève elle-même la Cour européenne des droits de l'homme, dans l'arrêt Matthieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique (cité), il y a lieu de tenir compte de « la diversité dans l'espace » et de « la variabilité dans le temps » des législations électorales. « Les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs peu compatibles entre eux : d'un côté, refléter de manière approximativement fidèle les opinions du peuple, de l'autre, canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d'une volonté politique d'une cohérence et d'une clarté suffisantes ».

Fidélité approximative, cohérence et clarté suffisantes... Les formules sont prudentes. Les objectifs sont modestes en termes de sincérité électorale.

Il serait illusoire de croire que ces distinctions pourront être commodément gommées. Des garanties minimales peuvent néanmoins s'imposer. Elles peuvent servir à baliser l'action des autorités législatives lorsqu'elles ont à déterminer les règles d'organisation des scrutins, en ce compris les règles d'aménagement du contentieux électoral.

Le citoyen ne saurait avoir confiance dans un Parlement qui a été élu dans des conditions discutables. Il ne saurait non plus manifester quelque crédit à un Parlement dont les membres voient vérifier leurs titres et qualités dans des conditions discutables.

Le contentieux électoral, mais il faut mettre la formule au pluriel, reflète la diversité de l'Europe. Des traditions différentes, des méthodes diversifiées, des préoccupations contradictoires...

L'intervention du juge électoral peut s'avérer, chaque jour, plus complexe. Il lui est plus difficile, aujourd'hui qu'hier, de vérifier en toute circonstance la sincérité du scrutin.

Des opérations de restructuration pourraient s'imposer. Si les États n'y procèdent pas d'eux-mêmes, l'Europe risque d'imposer ses standards.

(1) Sur l'ensemble de la question, Le contentieux électoral, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF, 1998, n° 3334 ; J.-Cl. Masclet, v° Contentieux électoral, in Dictionnaire du vote (dir. P. Perrineau et D. Reynié), Paris, PUF, 2001.
(2) Le Royaume-Uni adhère, d'abord, à la formule de la vérification des pouvoirs. C'est même elle qui l'inaugure. Mais elle y renonce. Comme dans d'autres matières, le droit électoral apparaît aujourd'hui comme de droit commun. Le juge est le juge ordinaire. Si contentieux électoral il doit y avoir, c'est de contentieux judiciaire qu'il s'agit.
(3) Il n'est pas fait référence ici aux techniques de dévolution des sièges. Elles peuvent, cependant, avoir une incidence directe sur l'aménagement du contentieux électoral. La mise en oeuvre d'un système sophistiqué de répartition peut susciter, par exemple, plus de contestations que celle d'un système plus sommaire.
(4) V. note 2.
(5) La Cour d'arbitrage de Belgique l'observe dans l'arrêt n° 20/2000 du 23 février 2000 : « Relève des principes de base de la structure démocratique de l'État, la règle selon laquelle les chambres législatives élues disposent, dans l'exercice de leur mission, de l'indépendance la plus large possible. Cette indépendance s'exprime, entre autres, dans le contrôle qu'elles exercent elles-mêmes sur leurs membres, aussi bien pour ce qui concerne la validité du mandat que pour ce qui est de la manière dont celui-ci s'acquiert par voie d'élections ».
(6) P. Wigny, Droit constitutionnel. Principes et droit positif, Bruxelles, Bruylant, 1952, p. 506.
(7) L'élection est un processus, soit un ensemble d'opérations qui s'enchaînent les unes aux autres et qui concourent à la sélection des parlementaires. À chaque stade de l'élection - avant, pendant, après... -, des irrégularités peuvent se commettre. Cela va de la falsification des listes électorales jusqu'aux faits de propagande mensongère, en passant par les erreurs dans le décompte des bulletins ou le dépassement des comptes de campagne. Ces différentes opérations méritent vérification et contrôle.
(8) Autre question. Le contentieux parlementaire inscrit-il son action et ses décisions dans un système organisé de voies de recours ? La réponse est généralement négative.
(9) M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public, 8e éd., Paris, Sirey, 1914, p. 192, note 5.
(10) Le juge de la constitutionnalité des lois devient le juge des élections qui serviront à sélectionner ceux qui confectionneront les lois.
(11) L. Nunes de Almeida (Annuaire international de justice constitutionnelle, 1996, p. 409) en rappelle les traits essentiels. Étant donné que le processus électoral se déroule en plusieurs phases, le juge constitutionnel considère qu'une phase ne peut être ouverte, puis close, avant qu'une autre phase ne soit terminée. Pour qu'une phase soit close, il faut que le processus administratif se soit déroulé correctement ou, si ce n'est pas le cas, qu'une décision juridictionnelle soit intervenue. De cette manière, il n'est pas possible de mettre en question à posteriori la validité d'une phase antérieure du processus électoral. Le juge constitutionnel considère, au surplus, qu'il lui incombe de veiller au bon déroulement de la cascade.
(12) Id., op. cit., p. 410.
(13) F. Fernandez Segado, El systema constitucional español, Madrid, Dykinson, 2000, p. 820.
(14) L'on ne saurait trop insister sur les mérites de cette formule. Dans la plupart des États européens, différentes autorités, dont certaines sont juridictionnelles, peuvent être saisies à tour de rôle et parfois en régime de libre concurrence. L'on devine les difficultés inhérentes à la démultiplication des procédures. Il y a le forum shopping. Il y a parfois le déni de justice. Il y a souvent les divergences de jurisprudence. Il y a encore la perpétuation des litiges, bien après le scrutin, ce qui complique la composition effective de l'assemblée et l'exercice de ses tâches.
(15) B. Genevois, « Le juge de l'élection, le traité et la loi. À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 21 octobre 1988, Assemblée nationale, Val-d'Oise, cinquième circonscription », R.F.D. adm., 1988, p. 908 : « Le Conseil constitutionnel a admis que pouvait valablement être invoquée devant lui, lorsqu'il statue en tant que juge de l'élection, la méconnaissance par la loi d'une convention internationale... Le fait pour le Conseil constitutionnel, en sa qualité de juge de l'élection, d'accepter de faire prévaloir sur la loi un traité régulièrement introduit dans l'ordre juridique interne, nous paraît être une conséquence logique de sa jurisprudence antérieure relative à la portée de l'article 55 de la Constitution. »
(16) CEDH, 21 oct. 1997, Pierre-Bloch c/ France.
(17) M. Kaiser, « Le droit à des élections libres... L'application timide d'une disposition ambitieuse », in « Les droits de l'homme au seuil du troisième millénaire », Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 435.
(18) « Dans leurs ordres juridiques respectifs, les États contractants entourent les droits de vote et d'éligibilité de conditions auxquelles l'article 3 (du protocole) ne met en principe pas obstacle. Ils jouissent en la matière d'une large marge d'appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l'observation des exigences du protocole n° 1 ; il lui faut s'assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s'agit au point de les atteindre dans leur substance et de les priver de leur effectivité, qu'elles poursuivent un but légitime et que les moyens ne sont pas disproportionnés » (CEDH, 11 juin 2002, Selim Sadak et autres c/ Turquie). V. aussi les références citées, notamment, CEDH, 2 mars 1987, Matthieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique; 1er juill. 1997, Gitonas c/ Grèce; 2 sept. 1998, Ahmed et autres c/ Royaume-Uni.