Le Conseil constitutionnel et l'Europe des droits de l'homme
Francis DELPEREE, Vice-président du Sénat de Belgique, Professeur ordinaire émérite de l'Université catholique de Louvain
Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série - Colloque du Cinquantenaire, 3 novembre 2009
Comment assurer la protection des droits de l'homme sur l'axe Paris-Strasbourg [2] ?
Cette question peut se décomposer en trois éléments : « Quels juges, quels droits, quels contrôles » ?
Les trois expressions sont à comprendre au pluriel. Selon la formule consacrée, le problème n'est pas, en effet, le vide. C'est plutôt le « trop plein ». En clair, il faut poser une question abrupte : « N'y a-t-il pas trop de juges, trop de droits, trop de contrôles » ?
I. – La question de la multiplicité des « juges » plonge d'emblée dans un premier embrouillamini
A première vue, tout est simple. Deux juges. D'un côté, le Conseil constitutionnel, de l'autre, la Cour européenne des droits de l'homme. L'un comme l'autre, présumé maître dans son pré carré. A dire vrai, les réalités de terrain sont plus complexes. Elles sont plus enchevêtrées. Elles le deviennent chaque jour davantage.
1. - Le juge français — qu'il soit de Grenoble, de Caen ou de Montpellier — est aussi juge européen. C'est lui qui se soumet, bon gré mal gré, aux exigences procédurales, le fameux article 6, de la Convention. C'est lui qui tient compte des prescriptions de fond de la Convention dans l'examen des dossiers dont il est saisi.
Ce régime ne souffre qu'une exception. Elle est connue. Le Conseil constitutionnel, lui, ne se considère pas lié par les dispositions de la Convention. Il n'intègre pas celles-ci dans le bloc des normes de référence. Il ne s'y réfère pas dans la motivation de ses décisions. Et, depuis l'arrêt Bloch, cette attitude d'indifférence vis-à-vis de la Convention vaut même pour un contentieux de pleine juridiction, comme celui des élections.
2. - Le même juge français pourra bientôt demander au Conseil de statuer sur la constitutionnalité d'une loi, celle qu'il souhaiterait appliquer dans un cas d'espèce mais dont la conformité à la Constitution peut paraître douteuse.
Le nouvel article 61-1 précise que ce contrôle est possible dans le seul cas où « il est soutenu (devant une juridiction) qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ».
Avec la prudence requise, la France rejoint ainsi le peloton des Etats qui, à l'instar de la Belgique, mettent en œuvre, sans trop d'encombre, la technique de la question préjudicielle.
Comment ne pas l'écrire ? Si l'on n'y prend garde, la situation du juge français pourrait à brève échéance se révéler peu confortable. Il risque, en effet, d'être tiré à hue et à dia.
Pourquoi ? Mais pour une raison simple. Un jour, le justiciable va lui dire : « Lisez l'article 55 de la Constitution. Pratiquez vous-même le contrôle de conventionalité. Alignez-vous sur Strasbourg ».
Demain, le même justiciable va lui dire : « Lisez plutôt l'article 61-1 de la Constitution. Demandez au Conseil constitutionnel, via le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation, de pratiquer le contrôle de constitutionnalité. Alignez-vous sur Paris ».
Et qui dit que, le surlendemain, le même justiciable ne lui suggéra pas de pratiquer une lecture combinée des articles 55 et 61-1 de la Constitution et qu'il ne l'invitera pas à prendre en compte une vision syncrétique des jurisprudences de Strasbourg et de Paris ?
De manière plus subtile, le juge français pourrait être tenté de pratiquer des manœuvres de diversion. Il a décelé, à bon escient, un problème constitutionnel. Les droits et libertés garantis par la Constitution sont effectivement menacés par une intervention législative intempestive. Et pourtant··· Le juge ne s'adresse pas au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation et, par leur intermédiaire, au Conseil constitutionnel. Il se dispense proprio motu de faire poser une question préjudicielle. Il prend prétexte de la Convention pour trouver, dans la jurisprudence de la Cour européenne, une réponse adéquate à tous ses problèmes.
3. - Cette situation n'est pas spécifique à la France. Les législateurs seraient bien inspirés s'ils évitaient d'offrir au juge judiciaire ou au juge administratif des échappatoires trop commodes, s'ils entreprenaient de réguler, dans un même mouvement, les procédures constitutionnelles et les procédures conventionnelles.
Il faut installer plus de poteaux indicateurs et plus de signaux de priorité sur les routes de France — et d'Europe —.
Une règle procédurale simple mériterait peut-être d'être instaurée. Le justiciable et le juge auquel il s'adresse seraient tenu d'emprunter la voie constitutionnelle avant d'utiliser la voie conventionnelle ? En somme, il y aurait une voie principale et une voie subsidiaire. Y compris dans l'ordre interne, il conviendrait d'épuiser certains recours avant d'en utiliser d'autres.
Il n'y a pas trop de juges . Au niveau national et international. Mais il y a trop de juges qui s'expriment dans le désordre. Un peu de discipline dans leurs interventions pourrait s'avérer utile.
La cohérence « du » droit et la protection effective « des » droits sont à ce prix.
II. – Mais de quels droits s'agit-il ? Un deuxième débat, tout aussi animé, peut s'ouvrir
Oh, sur ce terrain aussi, la situation peut paraître simple. D'un côté, la Constitution, qui a été adoptée il y a cinquante ans mais qui a été révisée à de nombreuses reprises ; de l'autre, la Convention européenne qui a été ratifiée il y a près de trente-cinq ans[3] et qui a été assortie depuis lors de plusieurs protocoles additionnels.
Vue sous l'angle des droits de l'homme, la situation est, cependant, plus complexe. Voici, en effet, deux textes qui entendent régler, au moins pour partie, un même objet mais qui ne coïncident ni dans la forme, ni dans le fond.
1. - La forme ? En France, les droits de l'homme ont leurs lettres de noblesse. Ils bénéficient de l'héritage des Lumières. Ils se sont approfondis au cours d'une histoire constitutionnelle mouvementée. Ils font partie de la tradition républicaine.
Encore faut-il être concret ! Quels sont ces « droits et libertés que la Constitution garantit », pour citer l'article 61-1 ? La réponse ne se résume pas en un mot. Les initiés connaissent les tours et détours du labyrinthe constitutionnel.
Il faut relire la déclaration de '89 et le préambule de '46. Il faut identifier les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Il faut interpréter intelligemment les dispositions de la Constitution dont on célèbre l'anniversaire. Il faut préciser, mais l'exercice est déjà moins commode, la portée des principes et objectifs de valeur constitutionnelle. Il faut avoir égard à la Charte de l'environnement de 2004.
Pour autant que ces démarches soient correctement accomplies, elles permettent de composer un corpus original de droits et de libertés, tout entier de souche française. Ce « bloc » se construit de manière alluvionnaire. C'est un agrégat de textes épars, illustrés par de « grandes décisions » de justice et intégrés dans des constructions pour une part doctrinales.
La réalité est autre dans l'Europe de Strasbourg. Nous sommes devant un traité international conçu dans l'immédiat après-guerre. L'instrument est cohérent et structuré. Il contient un ensemble de dispositions qui puisent leur inspiration dans les Constitutions de l'Europe libérale du XIXe et du XXe siècles. Il ne s'ouvre guère, par contre, à la dimension des droits économiques sociaux et culturels. Le traité est assorti, il faut le souligner, de dispositions transversales qui en permettent une application aisée.
2. – Sur le fond, l'on peut chercher à rapprocher Paris et Strasbourg. L'on peut aussi s'efforcer de tisser des liens entre les textes et les jurisprudences. L'on peut s'attacher à gommer les discordances trop manifestes. Il n'en reste pas moins que les documents de base diffèrent dans leur inspiration, dans leur rédaction, dans leur interprétation et dans leur mise en pratique.
Quel est le point commun entre l'alinéa 3 de l'article 4 de la Constitution qui garantit désormais, au pluriel, « les expressions pluralistes des opinions » et l'alinéa 1er de l'article 10 de la Convention qui garantit, au singulier, cette fois, « la liberté d'expression » des opinions ? Les textes s'inscrivent dans des univers juridiques différents.
3. - Les plus optimistes se rassureront. Ils y verront des formes complémentaires de protection des droits de l'homme. Les plus sceptiques s'interrogeront sur la manière de concilier de telles prescriptions. Les plus positivistes se demanderont si le citoyen est en mesure de se retrouver dans cet écheveau de textes, de décisions et d'arrêts.
Il n'y a pas trop de droits . Il n'y a jamais trop de droits. Mais il y a une palette de droits dont le citoyen n'a pas toujours une connaissance effective et dont il ne maîtrise pas toujours les tenants et les aboutissants.
Il est difficile, selon une formule connue, de toucher aux « monuments historiques », de codifier et d'actualiser les droits de l'homme. Mais la coexistence des textes, sans même parler des chartes et des pactes, peut placer le citoyen, voire le juge···, devant des abîmes de perplexité.
Est-ce le meilleur moyen de lui rendre ou de leur rendre confiance dans l'Etat et dans le droit ?
III. – « Quels contrôles ? ». C'est peut-être la question la plus méconnue. Ce n'est pas la moins importante. Sur quoi porte l'entreprise de vérification — constitutionnelle et conventionnelle — ?
« Sur la loi », répondra-t-on tout uniment dans une perspective kelsénienne. Sur ce terrain aussi, les réponses peuvent s'avérer plus complexes.
1. – Pas de doute, sur un point. Le Conseil constitutionnel est juge de la loi. Certains ajouteront qu'il est aussi juge du législateur, notamment lorsqu'il s'interroge sur la manière de rédiger les lois et lorsqu'il dénonce l'inintelligibilité de certaines d'entre elles. Toujours est-il que, pour l'essentiel, le Conseil focalise son activité, son contrôle et sa censure sur les produits de l'activité législative.
Pas besoin de rappeler que les lois de ratification font également partie de ces instruments législatifs. Le Conseil est donc en mesure de vérifier si les dispositions de la Convention européenne ou de ses protocoles s'harmonisent suffisamment avec les dispositions du droit constitutionnel. Force est de constater qu'il ne peut faire de même avec les jurisprudences, fussent-elles prétoriennes, de Strasbourg.
2. - La Cour européenne des droits de l'homme se donne, elle, un champ d'investigation plus étendu. Aucune autorité publique n'échappe à ses enquêtes. Aucun acte, aucune abstention, mais aussi aucun comportement, aucune attitude, n'est soustrait à son contrôle.
Au contentieux des requêtes individuelles, la Cour connaît notamment d'un ensemble de situations concrètes. Nous sommes loin du contrôle abstrait qui fait le charme des décisions des juridictions qui sont impliquées, dans nos différents Etats, dans les tâches de justice constitutionnelle.
3. — Il n'y a pas trop de contrôles. Mais il y a parfois des contrôles redondants. Il y a aussi des contrôles qui s'éternisent dans le temps. Et qui conduisent à afficher, à dix ou vingt ans de distance, des divergences peu compréhensibles pour le commun des mortels.
On a rappelé récemment que, dans l'affaire dite des « tableaux d'amortissement » [4], la validation législative avait trouvé grâce auprès du Conseil constitutionnel puis devant la Cour de cassation. Elle a, cependant, été considérée comme inconventionnelle par la Cour européenne. Tout ceci après dix années d'application de la loi. Dans ces conditions, l'on en vient parfois à murmurer : « Summum ius, summa injuria ».
Sera-t-il permis de se replonger dans l'histoire ? Novembre dix sept cent quatre vingt-douze, à la salle du Manège.
Saint-Just prend la parole devant la Convention. Avec l'éloquence et la virulence qu'on lui connaît, il dénonce « em>l'oubli des principes des institutions sociales ». Et il ajoute : « Je ne conçois pas comment la volonté générale serait citée devant un tribunal ».
« L'archange de la mort » a eu raison pendant plus d'un siècle et demi. Depuis lors, les temps et les esprits ont changé.
A Paris, comme dans d'autres Etats d'Europe, la loi, l'expression par excellence de la volonté générale, peut être contestée devant un juge. Et quel juge !
A cinq cents kilomètres de là, un autre tribunal, et quel tribunal, ne se prive pas d'examiner, plus souvent qu'à son tour, des requêtes qui mettent en cause la loi mais aussi les décisions de toute nature prises par les autorités de la République.
Ces évolutions signent-elles la seconde mort de Saint-Just. Pas nécessairement. Il faut rappeler, en effet, ce qu'écrivait l'auteur de la Théorie politique : « La servitude consiste à dépendre de lois injustes, la liberté (de dépendre) de lois raisonnables ».
Raisonnables... Le message de l'Etat moderne est clair. Les lois sont raisonnables quand elles répondent à des besoins sociaux, quand elles s'inscrivent dans les desseins de la Constitution, quand elles assurent la protection effective des droits de l'homme.
Paris et Strasbourg, chacune à leur manière et en ajustant si possible leurs procédures et leurs méthodes, peuvent veiller à ce que les lois soient plus raisonnables.
Ce faisant, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne seront fidèles aux projets initiaux de la Révolution et à la devise de la République. Ils rendront les hommes plus libres et plus solidaires. Qui va s'en plaindre ?
2- Dans sa contribution, Anne Levade prend le chemin de Luxembourg. J'emprunte, pour ma part, celui de Strasbourg. Ce qui signifie qu'au départ de Paris, nous faisons, un instant, route commune. Mais, comme les capitaines de la chanson, arrivé en Lorraine, je bifurque vers l'Alsace.
3- C'est l'objet du décret 74-360 du 3 mai 1974 (JORF, 4 mai 1974, p. 4750). Pour sa part, le décret 81-917 du 9 octobre 1981 ( JORF, 14 octobre 1981, p. 2873) reconnaît le droit de recours individuel.
4- B. GENEVOIS, « Quelques remarques à propos de l'exécution des arrêts de la Cour de Strasbourg et du rôle du jurisconsulte et la portée concrète de la jurisprudence de la Cour pour un juge interne », in La France et la Cour européenne des droits de l'homme. La jurisprudence en 2006. Présentation, commentaires et débats (dir . P. TAVERNIER), Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 71.