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La transposition des opinions dissidentes en France est-elle souhaitable? " Contre " : le point de vue de deux anciens membres du Conseil constitutionnel

François LUCHAIRE, Georges VEDEL

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 8 (Dossier : Débat sur les opinions dissidentes) - juillet 2000

François Luchaire

Professeur,
Ancien membre du Conseil constitutionnel français,
Ancien membre du Tribunal constitutionnel d'Andorre

Le système judiciaire français ne connaît pas l'opinion dissidente ; il l'interdit car elle irait à l'encontre du principe du secret des délibérations. Pour ne considérer que la justice constitutionnelle, il convient de rappeler que les personnalités nommées membre du Conseil constitutionnel prêtent serment devant le président de la République « de garder le secret des délibérations et des votes ».

Revenir sur un principe aussi fondamental serait gravement compromettre l'autorité, la crédibilité et l'efficacité de l'institution.

D'abord l'autorité : une décision prise par une majorité – qui peut être faible – s'impose difficilement lorsque certains membres de la juridiction font connaître leur opposition en exprimant une opinion dissidente avec une argumentation juridique particulièrement solide. Le risque est particulièrement grand lorsqu'en cas de partage des voix la décision n'a été obtenue que grâce à la voix prépondérante du président. De plus, dans la mesure où le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans, on pourrait penser que des « dissidents » pourraient devenir prochainement majoritaires. C'est ainsi la jurisprudence même de l'institution qui perdrait de son autorité auprès des acteurs politiques.

Ensuite la crédibilité : les membres du Conseil constitutionnel sont nommés par des autorités politiques : trois par le président de la République, trois par le président du Sénat et trois par le président de l'Assemblée nationale. Certes, leur fonction juridictionnelle fait à chacun l'obligation d' « oublier » le caractère politique de la personnalité qui l'a nommé. L'indépendance et l'impartialité sont des devoirs de leur charge. Mais si, grâce aux opinions dissidentes, le vote de chacun était connu, comment empêcher que beaucoup veuillent expliquer ce vote par la sensibilité politique de la personnalité qui a nommé celui qui l'a émis ? Si ce vote était manifestement contraire à cette sensibilité, comment empêcher une bonne partie du monde politique de penser que le membre du Conseil constitutionnel a trahi celui qui l'a nommé ?

Enfin l'efficacité : sur la question posée au Conseil constitutionnel, ses membres peuvent avoir des réponses différentes ; faut-il chercher à les concilier ou, pour aboutir, à la décision se contenter d'additionner les réponses semblables ?

Quiconque participe à une décision juridictionnelle et a une opinion même bien arrêtée a aussi nécessairement le sentiment qu'il y a quelque chose de valable dans l'opinion des autres. La recherche d'un consensus n'est donc pas impossible. Au Conseil constitutionnel, la conciliation est facilitée par la technique de la validation sous réserve d'interprétation : la loi déférée au juge constitutionnel est déclarée par celui-ci conforme à la Constitution, mais sous réserve d'une certaine interprétation qui notamment ne permettra pas tel ou tel comportement. Cela satisfait les partisans de la validité de la loi puisqu'elle est déclarée conforme à la Constitution ; cela satisfait aussi les adversaires de cette validité qui considèrent que certains de ces inconvénients ont disparu. C'est le consensus entre tous les membres du Conseil constitutionnel. Mais, si la pratique des opinions dissidentes était admise, chacun serait tenté de s'en tenir à la rigueur de son premier raisonnement. Ainsi l'absence d'opinions dissidentes facilite le consensus.

* Après avoir quitté le Conseil constitutionnel, l'auteur de ces lignes a fait partie de deux autres juridictions.

La première admet les opinions dissidentes ; c'était la Cour de justice internationale siégeant dans une chambre de 5 juges (dont 2 juges ad hoc). Il fallait régler entre deux États africains un conflit frontalier qui avait déjà fait bien des morts. Si chacun des juges ad hoc avait émis une opinion dissidente favorable à l'État qui l'avait désigné, la guerre aurait presque certainement repris. Les deux juges ad hoc ont alors émis, non une opinion dissidente, mais chacun une opinion individuelle expliquant pourquoi partant de certaines prémisses, il s'était finalement rallié à la position majoritaire. Les hostilités se sont complètement arrêtées et la fixation matérielle de la frontière s'est effectuée sans problème.

La deuxième juridiction n'admet pas l'opinion dissidente : c'est le Tribunal constitutionnel de la Principauté d'Andorre ; mais comment pourrait-il en être autrement ? Il s'agit d'une juridiction composée de quatre membres (deux désignés par le Parlement andorran, un par le président de la République française et un par l'évêque d'Urgell); en cas de partage des voix, celle du rapporteur (tiré au sort) est prépondérante. Pour les mêmes raisons que celles qui viennent d'être exposées, pour le Conseil constitutionnel, l'opinion dissidente serait pour cette juridiction d'Andorre un désastre ; notamment la personnalité des coprinces (l'un évêque et l'autre chef d'un état étranger) aurait sans cesse été mise en cause.

Non, décidément pas d'opinion dissidente.

Georges Vedel

(1)

Doyen des Facultés de droit, Ancien membre du Conseil constitutionnel

" [...] À qui voudrait porter malheur au Conseil j'offre deux recette infaillibles :

La première serait de confier au Conseil l'élection de son président [...].

L'autre recette, celle de l'admission des opinions dissidentes, serait encore plus foudroyante. Le premier effet, dans un pays qui n'en a pas la tradition, serait de présenter aux citoyens au lieu d'une Cour de justice un spectacle qui aurait sa place à la télévision entre le « Face à face » et la « Roue de la fortune ». Le second serait de nous valoir des décisions et des opinions en forme de longues plaidoiries pour des procès entre membres du Conseil. Le troisième – et non le moindre – serait de priver le Conseil de la patiente élaboration du consensus qui préside à un grand nombre de décisions. Elle serait sacrifiée au désir sportif bien humain – et bien français – de signer se son nom l'exploit du jour [...].

(1) NDLR : sont publiés, avec l'accord de l'auteur, des extraits de la préface du doyen Vedel au Manuel de droit du contentieux constitutionnel du professeur Dominique Rousseau, Montchrestien, 1999, 5e éd., p. 7