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La transformation de l’écriture de la loi : l’exemple de la loi sur la République numérique

Ariane VIDAL-NAQUET - Professeure à l'Université de Marseille

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 57 (dossier : droit constitutionnel à l’épreuve du numérique) - octobre 2017

La Loi sur la République numérique, dite loi Lemaire, adoptée le 7 octobre 2016, illustrerait une nouvelle façon d’écrire la loi. Après une consultation du Conseil national du numérique (oct. 2014-fév. 2015), plus de 4 000 contributions ont été recueillies sur Internet et une « Stratégie numérique » a été présentée par le gouvernement (juin 2015). Puis, une nouvelle consultation publique a été organisée sur le texte de l’avant-projet de loi (sept.-oct. 2015), permettant aux internautes de déposer leurs contributions, celles ayant obtenu le plus de votes étant assurées d’obtenir une réponse officielle du Gouvernement. Les résultats sont éloquents : 21 000 participants, 8 500 contributions au total, 150 000 votes, 5 nouveaux articles retenus au terme de la consultation ainsi que de nombreuses modifications issues des contributions des internautes (estimées à 90 modifications sur les 30 articles retenus). S’appuyant sur les NTIC pour développer et promouvoir la participation citoyenne et renouveler les formes de la démocratie, la loi Lemaire marquerait l’avènement d’une démocratie numérique,d’une « démocratie connectée » pour reprendre le thème de la journée d’études décentralisée organisée par les Universités de Toulon et Aix-Marseille le 10 novembre 2016 par Marthe Fatin Rouge Stefanini, Caterina Severino, Priscilla Monge et Michaël Bardin(1). La technique rendrait ainsi possible une avancée, plus encore une innovation voire une révolution démocratique. Le recours aux NTIC, et plus particulièrement à Internet, permettrait de lever les contraintes sociales, permettant de réintégrer certains publics qui se sentent aujourd’hui exclus (les jeunes, par exemple) voire certaines minorités sociales ; il permettrait d’abolir les contraintes spatiales, en supprimant l’éloignement géographique, les contraintes temporelles, en permettant la rapidité voire l’immédiateté, ainsi que les contraintes matérielles, notamment les coûts de participation et d’organisation du vote.

Ce mouvement de co-écriture citoyenne de la loi est loin d’être limité à la France. On assiste, en effet, à un foisonnement des expériences faisant intervenir les citoyens dans la fabrication de la loi via les NTIC avec très nette accélération depuis les années 2010. Ainsi l’Estonie, pays précurseur, a mis en place, dès les années 2001, un site participatif appelé TOM (Täna otsustan mina, « Aujourd’hui je décide »), permettant aux citoyens de soumettre à la discussion un projet de loi via un forum électronique, projet ensuite débattu pendant dix jours avant d’être voté par les internautes. Dès lors qu’il obtient une majorité absolue de votes, le projet est transmis au ministre compétent qui doit établir un rapport dans un délai d’un mois. Entre 2001 et 2007, ce procédé a permis de recueillir près de 2000 idées, dont sept ont été adoptées, comme l’introduction de l’heure d’été ou la création d’une fondation indépendante pour soutenir les ONG. Aux États-Unis, la Maison Blanche a mis en place unsystème de pétition en ligne en septembre 2011, « We the People », plateforme sur laquelle tout citoyen peut déposer un projet de pétition sur un sujet de son choix, toute demande dépassant les 100 000 signatures en 30 jours obtenant une réponse de la Maison Blanche dans un délai de 60 jours. En Grande-Bretagne, le Parlement s’est engagé à répondre à toutes les pétitions en ligne ayant obtenu plus de 10 000 signatures en moins de 21 jours et à débattre de ces pétitions dès lors qu’elles atteignent plus de 100 000 signatures. Au niveau de l’Union européenne, également, le Traité de Lisbonne a introduit l’initiative citoyenne européenne, consacrant « un droit d’initiative » politique : dès lors qu’il rassemble un million de signataires venant d’au moins un quart des pays membres, il devient une « invitation » pour la Commission européenne à présenter une proposition législative sur le sujet. Au Brésil, encore, un projet de loi pour larégulation de l’Internet a été soumis au vote des internautes avant le déclenchement du processus législatif (loi ordinaire 12.965/2014)… Autant d’expériences de co-écritures de la loi, qui plaident en faveur de l’avènement d’un citoyen co-législateur, s’inscrivant aux côtés du législateur traditionnel pour faire la loi.

Ce préfixe, « co », renvoie à l’association, la participation, la simultanéité, l’égalité. En ce sens, l’idée d’association conduit à exclure les cas dans lesquels le citoyen est seul législateur, par exemple les procédures référendaires lorsqu’elles écartent purement et simplement le Parlement : c’est le cas du référendum d’initiative populaire suisse, qui permet l’adoption d’un texte de loi sans passer par le truchement des représentants ou encore du référendum d’initiative présidentielle visé par l’article 11C en France. La notion de simultanéité invite à replacer le citoyen au sein du processus législatif, processus qui débute par l’initiative de la loi, qui passe par la discussion et le vote et qui peut se terminer, dans une acception large, par l’évaluation et le contrôle de la loi. Enfin, le préfixe « co » renvoie encore à l’idée d’égalité, incitant à s’interroger sur les places occupées respectivement par le citoyen et par « l’autre » législateur, le législateur « traditionnel », le législateur « normal ».

Les enjeux de cette co-législation citoyenne sont à la fois techniques et politiques. D’un point de vue technique, on peut y voir une nouvelle façon de faire la loi, une innovation légistique. La co-législation citoyenne améliorerait la légistique formelle : issue des contributions voire des initiatives citoyennes, elle permettrait une plus grande lisibilité et une meilleure accessibilité des lois. Elle participerait également de la logistique matérielle, en améliorant le contenu de la loi, son efficacité voire son effectivité, la loi co-écrite par les citoyens étant plus volontiers appliquée et respectée par ces derniers, rendant ainsi plus parfaite « l’autonomie », au sens fort du terme, démocratique. D’un point de vue politique, la co-législation citoyenne serait un remède aux maux de la démocratiereprésentative, qui subit à la fois une crise de la représentation (montée des extrêmes) et une crise de la participation (abstentionnisme), et permettrait de réconcilier – enfin – démocratie directe et démocratie indirecte. Plus encore, elle renouvellerait les formes mêmes de la démocratie, devenant le signe d’une démocratie participative, d’une démocratie ouverte voire d’une démocratie liquide(2).

Révolution ? Miracle ? Mirage ? Gadget ? La co-écriture citoyenne de la loine séduirait-elle pas davantage pour sa nouveauté et pour son originalité que pour son utilité ? Si la transformation de l’écriture de la loi manifeste l’avènement d’un citoyen co-législateur, elle demeure fondamentalement inscrite dans la logique de la démocratie représentative dont elle accentue, à certains égards, les travers.

I – L’avènement du citoyen co-législateur

L’exemple de la loi sur la République numérique n’est qu’une des formes que peut revêtir la co-législation citoyenne. Nombreuses sont les modalités d’association des citoyens à la fabrique de la loi. Reste que le moment de l’association des citoyens, leur degré d’association, le pilotage du processus, son étendue sont très révélateurs des objectifs que l’on assigne à l’intervention citoyenne.

A) La diversité des procédures de co-législation citoyenne

L’intervention des citoyens dans l’élaboration de la loi peut revêtir plusieurs modalités. Il peut s’agir, tout d’abord, de participer à l’écriture d’un texte de loi, comme dans l’exemple du projet de loi Lemaire, ou encore à l’écriture d’une proposition de loi. « Participez à l’élaboration de la loi » annonce la plateforme Parlement et Citoyens (www.parlement-et-citoyens.fr/) qui permet à ces derniers, depuis février 2013, de venir discuter des propositions de lois et de proposer des modifications, les parlementaires s’engageant à déposer le texte tel qu’issu de ces discussions à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Ce procédé de co-écriture du texte de loi, projet comme proposition de loi, est présenté comme l’un des degrés les plus élevés de la participation citoyenne et comme l’une des concrétisations les plus abouties de la démocratie participative(3). En second lieu, la co-législation citoyenne peut prendre la forme d’une participation à la discussion de la loi au Parlement. Ainsi, en France, des contributions citoyennes peuvent être accueillies avant la discussion de la loi en commission : c’est l’exemple de la loi Léonetti, pour laquelle, à l’initiative du Président de l’Assemblée nationale, les citoyens ont pu déposer leurs contributions par Internet, contributions transmises aux rapporteurs de la proposition de loi. En troisième lieu, il peut s’agir également d’une participation à l’évaluation et au contrôle de la loi. S’agissant de l’évaluation a priori, l’Assemblée nationale permet aux citoyens de déposer, en ligne, leurs contributions aux études d’impact qui doivent obligatoirement accompagner les projets de loi, contributions susceptibles d’être annexées aux rapports des rapporteurs en charge de l’examen du projet de loi. Ainsi, à l’heure actuelle, les études d’impact d’une quarantaine de projets de lois sont ouvertes aux contributions. Tout récemment a été expérimentée, pour la première fois, une évaluation citoyenne a posteriori de la loi, s’agissant de l’application de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes : ainsi les internautes ont-ils été appelés, du 4 au 17 octobre 2016, à donner leur appréciation de l’action publique en faveur de l’égalité autour de cinq thématiques.

Protéiforme, cette co-législation citoyenne n’est pas sans limites. On relèvera, en premier lieu, que l’initiative de la loi reste largement à l’écart de ce mouvement. Il existe, certes, depuis 1789, un droit de pétition à l’Assemblée nationale, mais qui reste une procédure datée, écrite, peu utilisée et peu efficace(4). Présenté comme une initiative populaire, le nouveau mécanisme introduit à l’article 11 de la Constitution repose, en réalité, sur une logique exactement inverse, puisqu’il s’agit d’une proposition parlementaire simplement soutenue par un dixième au moins des électeurs inscrits sur les listes électorales, propositionsur laquelle les citoyens n’ont aucun pouvoir de modification et qu’ils ne sont d’ailleurs même pas sûrs de pouvoir voter. Ce nouveau mécanisme semble, de surcroît, peu praticable, en raison des seuils retenus et de la lourdeur de la procédure. Quelques expériences au niveau des partis politiques peuvent néanmoins tenir lieu d’initiative citoyenne : par exemple, l’UMP a mis en place un site internet, « Créateur de Possibles », qui permet de rédiger « des initiatives », c’est-à-dire des propositions politiques. Mais, dans l’ensemble, la possibilité d’une initiative citoyenne reste encore une question très marginale. Le vote direct de la loi, c’est-à-dire l’approbation de la loi par référendum, reste également à l’écart de ce mouvement de co-législation. L’élargissement progressif du champ du référendum national n’a pas empêché une raréfaction du recours à ce mécanisme, bien qu’ait pu être réclamée, de façon ponctuelle, la tenue d’un référendum pour approuver certaines lois particulièrement sensibles(5) ou qu’ait été proposée, lors des dernières présidentielles notamment, l’instauration d’un « véritable » référendum d’initiative citoyenne ou populaire. La méfiance, voire l’hostilité, que suscite traditionnellement en France l’expression directe de la souveraineté nationale en est confirmée d’autant.

Le caractère protéiforme de l’intervention du citoyen dans la fabrique de la loi invite à s’interroger sur le rôle que l’on entend faire jouer à la participation citoyenne.

B) Les modalités de l’intervention citoyenne

Initiative citoyenne, écriture, discussion, votation, évaluation citoyennes… L’imagination semble sans limites. Deux questions semblent, néanmoins,devoir retenir tout particulièrement l’attention. La première question porte sur le pilotage du processus et conduit à distinguer participation descendante et participation ascendante(6). La première vise les expériences de co-législation pilotées par les pouvoirs publics, qui souhaitent associer les citoyens à l’écriture de la loi, comme l’illustre la loi Lemaire. Cette participation ascendante confirme que les pouvoirs publics ont pris la mesure du potentiel de ces NTIC, avec parfois même le sentiment d’une concurrence entre institutions, notamment entre le gouvernement et le Parlement, afin de déterminer qui utilise au mieux – ou le premier – ces procédés. La seconde vise les mobilisations spontanées, qui partent de la base – participation dite ascendante par opposition à la première – qui ont été encouragées et facilitées par le recours aux NTIC. En témoigne la loi Travail dite El Khomri, qui a suscité une très intense mobilisation sur Internet, conduisant, de facto, à une co-écriture citoyenne de la loi, plusieurs articles de la loi ayant été réécrits sous le coup de la mobilisation citoyenne. Si, dans les deux cas, la participation citoyenne est un gage de légitimité sociale de la loi, cette dernière est préventive dans le premier cas, curative dans le second.

Autre question, celle du champ d’application du processus de co-législation citoyenne. La loi Lemaire doit-elle être considérée comme une exception ou comme l’annonce d’un nouveau mode de législation ? Se pose tout particulièrement la question de savoir si le processus doit être sélectif ou généralisé. Quelles sont les lois concernées ? Toutes les lois ou seulement les plus importantes ? Les expériences menées jusqu’à présent semblent indiquer que le citoyen est mobilisé tantôt pour des réformes particulièrement importantes (lois constitutionnelles par exemple, révision de la loi électorale) ou particulièrement sensibles (la loi sur la fin de vie par exemple) ou encore dans des domaines qui semblent particulièrement réceptifs au débat citoyen (la santé, le travail, le numérique). Ce procédé doit-il être ponctuel ou permanent ? Le recours à la participation citoyenne doit-il être limité aux périodes de crise ou doit-il s’imposer comme un nouveau mode de fonctionnement de la démocratie ? Il peut s’agir d’un processus ponctuel, destiné à restaurer la confiance après un moment de crise, comme en Estonie, en 2012 après des scandales politiques. Certaines lois, par exemple celles portant sur le numérique, semblent également être particulièrement propices à ces procédés de co-législation citoyenne, en France comme au Brésil. Reste que la généralisation, voire la banalisation de ces procédés, invite à s’interroger sur la place qui reste dévolue au législateur « traditionnel ». Car, en réalité, la co-législation reste pensée dans le cadre de la démocratie représentative, qu’elle ne bouscule qu’à la marge sans permettre, pour autant, de remédier à ses insuffisances, pire encore en accentuant certaines d’entre elles.

II – Le maintien de la logique représentative

Les procédés de co-écriture de la loi demeurent pensés, en France, dans la logique de la démocratie représentative, qui en reste le cadre et la mesure. Ils se présentent comme une amélioration, comme un correctif davantage que comme une alternative. S’ils peuvent donner l’impression de sauver la démocratie représentative, moribonde, encore faut-il en déterminer le prix.

A) Le cadre de la démocratie représentative

La co-législation citoyenne reste pensée dans le cadre de la démocratie représentative, qu’il s’agit d’améliorer par le renforcement de la participation citoyenne. Les préoccupations sont doubles et portent tant sur le processus législatif que sur son résultat. Il s’agit, en premier lieu, de démocratiser le processus de fabrication de la loi. De ce point de vue, les procédés de co-législation doivent permettre aux citoyens de réinvestir le processus de fabrique de la loi, dont ils se sentent écartés en raison du système représentatif ; ils doivent également permettre de renouveler les publics concernés, en incitant les générations les plus jeunes, car les plus familiarisées aux nouvelles technologiques, à s’inscrire dans ces processus de débats publics ; au-delà encore, ces processus visent à redynamiser la société civile, ayant en commun la volonté de placer les citoyens au centre d’un processus « d’autonomisation » ou encore « d’empowerment ». En second lieu, et en conséquence, ces procédés visent également une amélioration de la loi. La co-législation citoyenne se présente comme une véritable avancée légistique, permettant d’améliorer tant les qualités formelles que les qualités matérielles de la loi. D’un point de vue formel, elle permet d’accroître la lisibilité et l’accessibilité des lois, désormais écrites par leurs destinataires, tout en raccourcissant – théoriquement tout au moins – les délais d’écriture. D’un point de vue matériel, la co-écriture citoyenne améliore l’efficacité des lois, qui bénéficient de l’expérience voire de l’expertise citoyennes, tout en renforçant leur effectivité, en permettant une meilleure acceptation de ces lois.

Cependant, le cadre de la logique représentative est fondamentalement maintenu. La diversité des modalités de participation citoyenne à l’écriture de la loi demeure animée par le souci constant de ne pas entraver, encore moins court-circuiter, le législateur. On relèvera, de ce point de vue, que les initiatives citoyennes ne sont pas, bien souvent, de réelles facultés d’initiative (proposer un texte de loi formalisé soumis au vote des internautes) mais sont, le plus souvent, des facultés de sollicitation (demander l’inscription d’un texte à l’ordre du jour), comme en témoigne, en dépit de son nom, l’ICE. Dans le même sens, la participation citoyenne à l’élaboration de la loi ne garantit en rien son inscription à l’ordre du jour, son examen par le Parlement, sa discussion et encore moins son vote. Enfin, la participation citoyenne ne préserve en rien la loi des amendements, parlementaires comme gouvernementaux. Tout ceci explique, finalement, le bilan assez maigre de la co-législation citoyenne, en France comme à l’étranger. Aux États-Unis par exemple, une seule loi est issue d’une pétition citoyenne de We the people(7), résultat fort compréhensible puisque la Maison Blanche n’a pas de pouvoir de proposition des lois et que la plupart des pétitions ne concernent pas la loi ; en Finlande, une seule initiative est allée jusqu’au vote au Parlement pour, finalement, être rejetée(8) ; au niveau des ICE, une seule d’entre elles semble s’être traduite par une action concrète de la Commission(9). Sans qu’ait pu être réalisée, dans le cadre de cette étude, une analyse exhaustive et systématique des contributions citoyens à l’écriture de la loi, les résultats semblent également pauvres en France. S’agissant de la participation à la discussion de la loi, comme lors de l’examen de la loi Léonetti, l’analyse des travaux parlementaires montre une utilisation très marginale des contributions citoyennes, que l’on ne retrouve guère dans le rapport de la commission saisie au fond et encore moins dans les débats en séance. Il en va de même des contributions citoyennes en matière d’évaluation ex ante, les rapports ne faisant apparaître qu’une contribution marginale des contributions citoyennes aux études d’impact. Or, le recours à ces procédés de co-législation citoyenne n’est pas sans risques pour la démocratie représentative.

B) Les risques pour la démocratie représentative

Il est paradoxal de constater, en effet, que les expériences de co-législationcitoyenne ne font que reproduire, voire exacerber, les travers de la démocratie représentative. Elles invitent à se poser deux questions : quelle législation veuton ? quel législateur veut-on ?

S’agissant de la législation, deux écueils se profilent. Les expériences de coécriture citoyennes peuvent apparaître décevantes dans leur contenu. Ainsi, les contributions citoyennes sur la loi Léonetti regorgent, le plus souvent, de témoignages personnels et s’apparentent davantage à un exercice de catharsis collective que de co-écriture citoyenne de la loi. Surtout, le système encourage fondamentalement la popularité voire la démagogie : le système favorise les contributions citoyennes « populaires », qui recueilleront, lorsqu’ils existent, les seuils ou les soutiens requis. Cela peut conduire à des propositions clairement farfelues mais suivies : ainsi la pétition américaine proposant de déplacer la fête d’Halloween à un samedi ou la construction d’une réplique de la station spatiale de Star Wars, qui a récolté facilement les 100 000 signatures et obtenu une réponse officielle de la Maison Blanche. Le second est celui de l’opacité et de la complexité. Les processus d’écriture citoyenne de la loi n’offrent qu’une faible transparence. Les raisons pour lesquelles telle ou telle contribution citoyenne a été proposée, celles pour lesquelles elle est acceptée ne sont guère explicitées(10) ; les motifs de la loi, les travaux préparatoires de la loi disparaissent ou sont rendus singulièrement plus complexes. Surtout, la mise en place de ces procédés, qui s’ajoutent et s’empilent, le plus souvent aux processus existant, conduit à une espèce de « millefeuille consultato-participatif » : pour la loi Léonetti sur la fin de vie, par exemple, les contributions citoyennes ont fait suite à deux années et demie de nombreuses consultations sur la fin de vie(11), conduisant à opposer experts et citoyens et à enchevêtrer singulièrement les canaux de responsabilité politique.

Quel législateur veut-on ? La question n’est pas anodine car certaines études ont mis en évidence plusieurs biais susceptibles d’affecter la participation citoyenne. En premier lieu, une tendance à la concentration de la participation : le nombre global de participants au processus, parfois très élevé, cache mal, en réalité, une concentration entre les mains de certains citoyens seulement, hyperactifs sur Internet. La co-législation pourrait ainsi apparaître comme la manifestation d’une nouvelle forme de citoyenneté, une citoyenneté numérique, réservée à certains. Deuxième biais, celui d’une déformation des préférences des participants : de manière générale, est favorisée la participation des personnes qui sont insatisfaites, contestataires voire hostiles au projet, ce que confirment, par exemple, les rapporteurs de la loi Léonetti. La co-législation citoyenne ne risque-t-elle pas, dans ces conditions, de favoriser, sous couvert d’une démocratisation, l’émergence d’une démocratie contre-majoritaire ? Troisième biais, celui d’une tendance à la confiscation de la participation : l’ouverture de la fabrique de la loi peut inciter les lobbies à investir le processus de co-législation citoyenne, ce que confirme, là encore, l’exemple de la loi Léonetti. Enfin, quatrième risque, celui d’un travestissement de la participation, en raison de la difficulté à cerner l’identité, la qualité des internautes qui participent à l’écriture de la loi, avec la possibilité, notamment, d’avoir affaire à des imposteurs. Paradoxalement,ces différents éléments invitent à s’interroger sur la représentativité de ce législateur-citoyen. Les biais qui viennent d’être recensés laissent à penser que, finalement, ces procédés tentent de remédier à la crise de la démocratie représentative, et notamment à une crise de la représentation, par l’association d’un citoyen qui n’est pas lui-même représentatif… Plus encore, le législateur est-il encore citoyen ? On relèvera, à cet égard, le caractère très ouvert du processus de co-écriture de la loi Lemaire, ouvert aux internautes du monde entier, qui ont d’ailleurs – assez étonnamment – largement participé. Émergerait une citoyenneté numérique mondiale, justifiant l’association des internautes du monde entier à l’écriture de la loi, mais dissociant, dans le même temps, la citoyenneté et la fabrique de la loi.

Alors qu’ils visent à revigorer la démocratie représentative, ces processus de co-législation citoyenne semblent, paradoxalement, en exacerber les maux : manque de représentativité, opacité et manque de transparence, phénomène de confiscation du pouvoir, confirmant ainsi que la transformation du mode d’écriture de la loi ne peut être réduite à une question technique, à une question de pure légistique, mais demeure une question fondamentalement politique.

(1) « La démocratie connectée : ambitions, enjeux, réalité », Journée d’études décentralisée de l’AFDC organisée par le CDPC-JCE de Toulon et l’ILF-GERJC d’Aix-Marseille (UMR 7318 DICE). La présente communication est issue de cette journée d’étude – que ses organisateurs trouvent ici l’expression de mes sincères remerciements !

(2) Cette expression est issue de l’ouvrage de Zigmunt Bauman, Liquid Modernity, Polity Press, 2000.

(3) En ce sens, voir T. Vedel, « L’idée de démocratie électronique : origines, visions, questions », dans Pascal Perrineau (dir.), Le Désenchantement démocratique, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003, p. 235, cité par P. Brotcorne in Les outils numériques au service d’une participation citoyenne et démocratique augmentée, Étude réalisée par la Fondation Travail-Université pour Technofuturtic à la demande du Gouvernement Wallon, s.d. G. Valenduc, mars 2012.

(4) Le droit de pétition à l’Assemblée nationale est aujourd’hui régi par l’ordonnance du 7 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et par son Règlement, qui prévoient que les pétitions déposées par les citoyens sont examinées par la commission de lois. Très souvent individuelles, rarement collectives, réclamant parfois le lancement d’un débat au Parlement, parfois le dépôt d’une proposition de loi, sans aucune garantie d’examen ou encore de discussion, ces pétitions ne dépassent plus guère une trentaine par an.

(5) Le mouvement Nuit Debout a, par exemple, réclamé que soit mis en place pour la Loi dite El Khomri un processus de co-écriture citoyenne et qu’elle soit approuvée par un référendum national, article par article.

(6) En ce sens, voir F. Gleize, A. Decourt, « Démocratie participative en Europe », Les cahiers de la Solidarité, 2007, n° 8, p. 24, cité par Les outils numériques au service d’une participation citoyenne et démocratique augmentée, op. cit.

(7) Ainsi, en 2014, a été adoptée la première loi issue d’une pétition de We the people, relative à la possibilité pour les consommateurs d’utiliser le réseau mobile de leur choix. Si les pétitions sont nombreuses, elles sont souvent relatives des demandes de prise de position officielle de la Maison Blanche ou encore à des actes individuels (par exemple remise de médailles).

(8) La loi finlandaise sur les initiatives citoyennes adoptée le 1er mars 2012 permet à ces pétitions d’être débattues au Parlement si elles réunissent 50 000 signatures. En 2015, 6 initiatives ont réuni le nombre requis de signatures et ont été débattues mais une seule a été mise au vote, celle concernant l’initiative visant à interdire l’élevage de la fourrure, pour être finalement rejetée par le Parlement (par 146 voix contre 36).

(9) S’agissant des ICE, le bilan établi par l’Union européenne au mois de juillet 2015 montre que 51 demandes d’ICE ont été lancées, que 3 seulement ont obtenu le nombre requis de déclarations de soutien et qu’une seule, celle sur le droit à l’eau et l’assainissement, s’être traduite par des actions concrètes engagées par la Commission.

(10) Ainsi, s’agissant de la loi Lemaire, plusieurs propositions arrivées en tête des soutiens des internautes (portant sur le logiciel libre, la défense du domaine public, l’affirmation des Communs, la neutralité du Net, le renforcement de la protection des données personnelles, le droit au chiffrement des communications ou l’open access) n’ont pas été prises en compte par le gouvernement sans véritable justification.

(11) Des « débats citoyens » ont été organisés par la mission Sicard à l’automne 2012 dans plusieurs villes de France ; des instances comme le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ont publié des avis ; une « conférence citoyenne » a eu lieu en décembre 2013 ; un rapport parlementaire a été remis en décembre 2014 au chef de l’État.