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La protection constitutionnelle de la transparence administrative

Emmanuel AUBIN - Professeur agrégé de droit public à la faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers, IDP (EA 2623)

Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel 2018, n° 59, p. 35

Confronté au droit européen(1), le modèle français de transparence administrative a été rattrapé par les exigences constitutionnelles qui contribuent à renforcer la protection de l’idée même de transparence administrative. Évoquer la protection constitutionnelle de la transparence administrative revient, d’emblée, à inviter le lecteur à se replonger dans les sources constitutionnelles du droit administratif(2) en apportant, toutefois, deux précisions. D’une part, la notion de transparence administrative évoque a-priori l’existence d’une procédure administrative non contentieuse régissant les rapports entre les administrations et les usagers. Pour le professeur Truchet, la transparence administrative désigne, en effet, « le droit du citoyen de savoir ce qu’ont fait, font ou vont faire les autorités administratives »(3). D’autre part, l’affirmation d’une transparence administrative amène nécessairement des autorités administratives et indépendantes à être confrontées à des demandes d’accès à des documents ou des informations formées par des usagers désireux de mieux comprendre les raisons d’une décision ou plus simplement de participer au processus d’élaboration d’un projet d’aménagement ou d’équipements ayant un impact sur la société, la transparence s’appliquant non seulement à l’accès à une information la plus large possible et impartiale mais également à la qualité de la réponse apportée par l’administration. À cet égard, Jean-Marc Sauvé, le vice-président du Conseil d’État, relève que « la transparence permet la mise en œuvre effective des principes et des valeurs qui fondent l’action publique [...], [qu’] elle renforce ce faisant la confiance des citoyens dans les institutions [...] » et « favorise également l’impartialité et l’objectivité du service public »(4), ce dernier étant marqué par une longue tradition de distanciation avec les destinataires des décisions, de secret dans la prise de décision(5) et de maintien d’une certaine confidentialité de ses processus de décision. Si les lois des années 1980 sur la transparence administrative sont venues à l’appui du citoyen(6) et de l’administré pour mieux garantir un accès à certains documents et à certaines décisions, elles ont également rendu possible une certaine intrusion de l’usager dans l’argumentaire de l’administration lorsque celle-ci prend une décision (ou refuse d’en prendre une) afin de rééquilibrer la relation avec les destinataires de ses décisions. En outre, le concept de transparence administrative parfois qualifié de « mythe »(7) peut être galvaudé et revêt plusieurs réalités(8) dont il appartenait au Conseil constitutionnel de mieux cerner, dans le cadre de son office, les contours.

Cette volonté de transparence administrative du législateur ne pouvait faire l’économie d’une confrontation aux règles et principes de valeur constitutionnelle. L’exigence de transparence avait, virtuellement, une valeur constitutionnelle depuis la grande décision de juillet 1971 ayant fait entrer notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans l’ordre constitutionnel(9). L’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est, à cet égard, souvent invoqué comme étant la base constitutionnelle de la transparence administrative en tant qu’il dispose que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Il convient de préciser, concernant le champ d’application de cette norme de contrôle, que le Conseil constitutionnel a consacré une conception large – qui n’allait pas de soi – de la notion d’agent public en considérant qu’au regard de l’exigence de transparence administrative, la notion « d’agent public » au sens de l’article 15 inclut « les membres du gouvernement »(10). On se ralliera nolens volens à l’opinion doctrinale intégrant également dans ce périmètre le président de la République même si une conception littérale de la notion d’agent public amènerait logiquement à affirmer le contraire notamment parce que les agents publics ne sont pas élus mais nommés par l’autorité administrative compétente. L’article 16 de la DDHC est également mobilisé par le Conseil constitutionnel lorsque ce dernier est amené à contrôler, par exemple, la constitutionnalité de certains pouvoirs confiés à des autorités administratives garantes d’une certaine transparence administrative.

La question de pose de savoir si les décisions du Conseil constitutionnel ont eu ou non pour effet de clarifier le concept de transparence administrative. Celle-ci peut-elle être absolue notamment à une époque marquée par une recherche d’efficacité de l’action publique(11) ainsi que les ambiguïtés de l’open data et d’une République numérique dont on cerne difficilement parfois les contours ou rencontre-t-elle des limites y compris constitutionnelles  ? Comment le Conseil constitutionnel place-t-il le curseur entre ce qui peut et ce qui doit être rendu public au nom de la transparence  ? La transparence administrative renvoie à la nécessité pour les administrations et décideurs publics de rendre leurs décisions moins secrètes et plus accessibles grâce, notamment, à l’avènement d’autorités administratives dont l’indépendance est constitutionnellement protégée  ; ce qui n’exclut pas l’existence de limites constitutionnelles à l’exercice de leurs pouvoirs et missions (I). La protection constitutionnelle s’étend également sur un plan non plus institutionnel mais matériel à l’effectivité de certains droits à la transparence administrative – dont l’accès à l’information –, qui ne sont pas sans rencontrer également des limites dans la jurisprudence la plus récente de la juridiction constitutionnelle (II).

I – La protection constitutionnelle des institutions en charge de la transparence administrative

Le concept de transparence administrative s’est imposé concomitamment à la création par le législateur de nouvelles institutions administratives faisant l’objet d’une protection constitutionnelle. Si ces autorités administratives sont protégées parce qu’elles ont pour objet de rendre possible une certaine transparence administrative (A), leurs pouvoirs rencontrent cependant des limites constitutionnelles à l’aune notamment de l’exigence d’impartialité (B).

A - La protection constitutionnelle des organes et autorités en charge de la transparence administrative

La transparence administrative ne s’imposant pas d’elle-même, le législateur a porté sur les fonts baptismaux un certain nombre d’autorités administratives ayant pour fonction de garantir le respect de la transparence. La création dans les années 1980 des autorités administratives indépendantes (AAI) chargées de « réguler » la transparence administrative a amené le Conseil constitutionnel à confronter ces nouvelles autorités aux normes de l’ordre constitutionnel.

La première série de décisions du Conseil constitutionnel porte, effectivement, sur la conformité à la Constitution de la création même de ces autorités administratives chargées de réguler des secteurs d’activité en lien direct avec l’exigence de transparence administrative. Ces décisions rendues lors de la période de floraison de ces autorités dans les années 1980 ont garanti constitutionnellement la transparence administrative qui constitue la ligne d’horizon de ces institutions. On observera qu’à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, l’institution de telles autorités administratives représente un élément de protection constitutionnelle des droits des destinataires d’une décision administrative(12). Dans la décision 86-217 DC, le Conseil constitutionnel juge que le remplacement d’une AAI par une autre (la Commission nationale de la communication et des libertés s’est substituée à la Haute autorité de la communication audiovisuelle) n’a pas eu pour effet de priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel.

Le Conseil constitutionnel fixe parfois des limites constitutionnelles aux dispositions portant sur les fonts baptismaux de nouvelles figures n’ayant pas la qualité d’AAI mais qui poursuivent néanmoins une mission visant à rendre possible une certaine transparence administrative. On peut citer l’exemple emblématique du lanceur d’alerte dans les administrations dont la mission peut soulever des difficultés d’articulation avec les obligations de secret et de discrétion imposées aux agents des administrations et dont le respect est un gage d’efficacité de l’action publique car tout ne peut pas être révélé. Dans une décision rendue en décembre 2016, le Conseil a précisé que « la mission confiée par les dispositions constitutionnelles au Défenseur des droits de veiller au respect des droits et libertés ne comporte pas celle d’apporter lui-même une aide financière qui pourrait s’avérer nécessaire, aux personnes qui peuvent le saisir »(13). Le Conseil en tire la conséquence qui s’impose en jugeant contraire à la Constitution la disposition prévoyant que cette autorité administrative indépendante « pourrait attribuer aux intéressés une aide financière ou un secours financier ». S’il est loisible au Défenseur des droits d’orienter les lanceurs d’alerte vers les autorités appropriées afin qu’elles recueillent leur signalement, la recherche de la transparence administrative n’implique pas le versement auxdits lanceurs d’alerte d’une quelconque somme d’argent pour mener à bien leur mission. Fixant clairement une limite aux prérogatives du Défenseur des droits – financer les personnes qui souhaitaient le saisir était en effet une curieuse façon d’encourager la transparence administrative –, le Conseil constitutionnel montre dans cette décision que la transparence administrative peut faire l’objet d’une protection relative.

L’adoption d’une loi organique créant un statut général commun aux autorités administratives et publiques indépendantes renforce le contrôle démocratique(14) de ces autorités au cœur de la transparence administrative, le Conseil constitutionnel ayant validé les dispositions permettant de garantir des nominations transparentes au sein de ces autorités en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés(15). Cette transparence dans les nominations au service de la transparence administrative met en évidence l’existence d’une protection constitutionnelle qui n’est pas sans limite.

B - Les limites constitutionnelles des pouvoirs des autorités administratives indépendantes

Le principe de la séparation des pouvoirs ni aucun autre principe de valeur constitutionnelle ne s’oppose à ce que les autorités administratives indépendantes soient dotées d’un pouvoir de sanction dans le cadre des prérogatives de puissance publique dont elles sont dotées(16). Toutefois, l’exercice de ce pouvoir nécessaire à l’accomplissement de leur mission et en prise directe avec la garantie d’une transparence administrative ne doit pas porter une atteinte inconstitutionnelle à la protection de droits et libertés.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel a amené ce dernier à être le garant de la conformité à la Constitution des procédures de sanction des autorités administratives indépendantes. En 2013, une décision avait ainsi censuré une disposition relative à la procédure de sanction devant l’autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) qui n’assurait pas de distinction entre d’une part, les fonctions de poursuite et d’instruction des éventuels manquements et d’autre part, les fonctions de jugement des mêmes manquements(17). L’article L. 36-11 du code des postes et des communications électroniques abrogé par cette décision confiait au directeur général de cette AAI une double fonction contraire au principe d’impartialité découlant de l’article 16 de la DDHC, lequel dispose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Le lien entre l’impartialité et cette norme constitutionnelle a été tissé dans une décision de 2012. Comme le relève Gweltaz Eveillard(18), l’impartialité ne possède une valeur constitutionnelle que vis-à-vis des autorités administratives exerçant un pouvoir de sanction depuis une décision QPC de 2012(19), le Conseil constitutionnel ayant précisé dans cette décision que les principes d’indépendance et d’impartialité sont indissociables de l’exercice de pouvoirs de sanction administrative par une autorité administrative indépendante.

Dans une récente décision, le Conseil constitutionnel a censuré l’article L. 6361-14 du code des transports relatifs à la procédure de sanction devant l’autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires (ACNUSA). Pour les juges du pavillon Montpensier, cette disposition législative permet au président de cette AAI de disposer du pouvoir d’opportunité des poursuites en cas de manquements constatés tout en étant membre, par ailleurs, de la formation de jugement de ces mêmes manquements. À l’aune de l’exigence constitutionnelle d’impartialité et d’indépendance, il était évident que ce dédoublement ne franchirait pas l’obstacle constitutionnel(20). En revanche, il a été jugé que le pouvoir d’auto-saisine appartenant à l’Autorité des marchés financiers n’est pas contraire, par lui-même, au droit à un procès équitable(21). De même, le pouvoir de mise en demeure pouvant être prononcée par le CSA à l’égard d’un acteur du secteur audiovisuel ne constitue pas une sanction et ne saurait donc être assimilé à un pré jugement contraire au principe d’impartialité(22).

II – La protection constitutionnelle des droits à la transparence administrative

La transparence administrative se matérialise par la reconnaissance de droits présentés par Guy Braibant comme faisant partie de « la troisième génération des droits de l’homme » dont le Conseil constitutionnel protège l’effectivité à l’instar de l’accès à l’information largo sensu (A) tout en en précisant leurs limites, au cas par cas sans que ses décisions s’inscrivent dans une politique jurisprudentielle (B).

A - La protection effective de l’accès à l’information et aux documents

La première protection constitutionnelle de la transparence administrative consiste, d’une part, à imposer au législateur le respect d’une intelligibilité et d’une accessibilité des normes qu’il fabrique car celles-ci sont ensuite déclinées et appliquées dans les administrations(23). D’autre part, l’affirmation d’une « administration électronique »(24) et l’accès de plus en plus large à l’information grâce au numérique permettent d’augmenter la transparence administrative, le Conseil constitutionnel ayant été qualifié, à cet égard, de « promoteur résolu de l’accès à l’information permis par le numérique »(25).

La Constitution ne pouvait ignorer Internet et réciproquement(26). En juin 2009, le Conseil a proclamé la liberté de l’accès à l’information sur Internet(27) avant de relier cette liberté à la transparence. Dans cette décision 2009-580 DC, la juridiction précise qu’« eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique », la liberté de communication implique celle d’accéder à de tels services.

Le Conseil a, ensuite, censuré, en octobre 2010, l’encadrement par le législateur de l’attribution des noms de domaine sur Internet au motif qu’une telle loi portait atteinte aux libertés de communication et d’entreprendre(28). Faisant primer la liberté sur la sécurité, le Conseil a censuré une disposition réprimant le fait de consulter habituellement des sites terroristes en relevant que la loi portait à l’exercice de la liberté de communication une atteinte qui n’était pas nécessaire, adaptée et proportionnée(29). En revanche, une loi ne porte pas une atteinte inconstitutionnelle à cette liberté en rendant possible le blocage par une autorité administrative de sites diffusant des images à caractère pornographique impliquant des enfants(30). Ainsi que l’a relevé l’intéressante étude de Tatiana Shulga-Morskaya, le Conseil constitutionnel a également relié le développement du numérique à l’effectivité de la participation, au nom de la transparence administrative, du public à l’élaboration de décisions publiques ayant un impact environnemental(31).

En quête de transparence administrative, il arrive que des administrés se voient opposer un refus d’accès à un document administratif. Reposant nécessairement sur une base légale, ce refus fait souvent l’objet d’un recours pour excès de pouvoir accompagné parfois d’une QPC. Or, depuis une décision rendue en 2015, on sait que l’article 15 de la DDHC peut être invoqué par une partie dans le cadre d’une QPC(32) concernant, par exemple, l’accès aux archives publiques qui s’inscrit clairement dans une logique de transparence administrative.

Dans une récente décision QPC(33), la juridiction constitutionnelle a validé la pratique dérogatoire consistant à subordonner l’accès aux archives du pouvoir exécutif au respect d’un protocole de remise prévu par l’article L. 231-4 du code du patrimoine. Cette affaire a amené le Conseil constitutionnel à préciser que si l’article 15 de la DDHC « garantit le droit d’accès aux documents d’archives publiques »(34), aucun droit n’est illimité notamment parce qu’il est loisible au législateur d’apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général. Cette décision de septembre 2017 fixe une limite à la protection constitutionnelle de la transparence administrative en admettant la conformité à la Constitution de la pratique consistant pour les membres du pouvoir exécutif à déposer leurs archives dans le cadre de protocoles de remise dont l’existence vise à éviter l’absence totale de transparence des archives publiques. Comme le relève un éminent spécialiste des archives du pouvoir exécutif(35), avant la création de ces protocoles, en 1981, sur 42 administrations liées au pouvoir exécutif, 26 n’avaient versé aucune archive et cinq avaient joué le jeu de la transparence administrative. En définitive, la décision 2017-655 QPC va de charybde en scylla pour éviter soit, la possibilité pour les membres du pouvoir exécutif de déterminer eux-mêmes le périmètre de la transparence administrative soit, le risque d’un non-versement des archives qui réduirait la transparence à un principe dépourvu d’effectivité. Le pragmatisme d’une décision du Conseil constitutionnel se mesure parfois à l’aune de considérations bien peu juridiques qui permettent néanmoins de rappeler utilement qu’une conception absolutiste de la transparence nuirait à la qualité de l’information.

B - La protection relative de la transparence administrative

La transparence administrative ne saurait transformer l’administration en une « maison de verre » au sein de laquelle toutes les décisions seraient accessibles. Il existe, en effet, une obligation de discrétion professionnelle obligeant les fonctionnaires et agents publics à ne pas révéler à des personnes non habilitées la teneur d’un document ou d’un acte administratif. En dehors des cas expressément prévus par la réglementation en vigueur, notamment en matière de liberté d’accès aux documents administratifs, les fonctionnaires ne peuvent être déliés de cette obligation de discrétion professionnelle que par décision expresse de l’autorité dont ils dépendent. Saisi d’une QPC contestant la conformité à la Constitution de l’article 26 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, le gardien de la Constitution que peut être parfois le Conseil d’État a refusé de transmettre(36) cette question au Conseil constitutionnel. Pour le juge administratif suprême, cette disposition statutaire assure la nécessaire conciliation entre, d’une part, la sauvegarde de l’ordre public et les exigences du service public et, d’autre part, le respect de la liberté d’expression et de communication refusant ainsi de voir dans cet article 26 une arme anti-transparence administrative empêchant les fonctionnaires de dénoncer publiquement des dysfonctionnements graves d’un service public dans un but d’intérêt général.

La transparence administrative rencontre également des limites quant à son périmètre matériel comme le montre l’encadrement de l’open data (ouverture des données publiques) qui vient limiter la transparence numérique. Les données publiques concernées par la transparence numérique sont les documents administratifs produits pour une mission de service public par les personnes morales de droit public concernées. Toutefois, la loi a prévu des restrictions concernant plusieurs catégories de documents liés à la raison d’État (secrets d’État, sûreté ou sécurité du territoire) ou aux missions de service public industriel et commercial. De même, le lanceur d’alerte ne peut révéler des faits, informations ou documents, quels que soient leur forme et leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client.

Le Conseil constitutionnel peut-il s’opposer à une certaine transparence administrative  ? Une telle interrogation peut surprendre. Pourtant, force est de constater que le Conseil constitutionnel a rendu au moins deux décisions relatives à la transparence administrative qui ont pour effet de protéger constitutionnellement une certaine opacité administrative et ont pu nourrir, pour cette raison, une critique doctrinale. On peut citer, en premier lieu, la décision n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000 relative à la nomination des présidences des chaînes de radio publique qui a pu être perçue par la doctrine comme un « premier assaut contre la transparence »(37). Pour Thomas Perroud, la disposition censurée prévoyant que la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel procédant à cette nomination « fera l’objet d’une décision motivée assortie de la publication des auditions et débats du Conseil qui s’y rapportent » permettait, d’une part, de garantir une transparence administrative et d’autre part, de conforter la légitimité d’une nomination éminemment politique. Cependant, le Conseil constitutionnel a considéré que « ce mode de nomination ne contribuerait pas à la qualité de la décision » et a posé une limite à l’exigence de transparence administrative en jugeant que « la garantie résultant du mode de nomination retenu ne serait plus effective si l’intégralité des procès-verbaux des auditions et débats du Conseil supérieur de l’audiovisuel devait être rendue publique  ; qu’en effet, ne serait plus assurée en pareil cas l’entière liberté de parole tant des candidats que des membres du Conseil eux-mêmes, condition nécessaire à l’élaboration d’une décision collégiale éclairée, fondée sur la seule prise en compte de l’intérêt général et du bon fonctionnement du secteur public de l’audiovisuel dans le respect de son indépendance (…) la publication intégrale de ces auditions et débats pourrait porter atteinte à la nécessaire sauvegarde du respect de la vie privée des personnes concernées ».

Il semble étonnant que le Conseil constitutionnel ait pu adopter un tel raisonnement qui confine, dans une certaine mesure, au paralogisme en laissant croire, comme le relève Thomas Perroud, que « la transparence ne contribue pas à l’intérêt général ». En second lieu, dans la décision 2016-741 DC, le Conseil constitutionnel a étonnamment censuré le principe d’un transfert de compétence de la commission de déontologie de la fonction publique à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique pour contrôler le pantouflage des hauts fonctionnaires(38). Mobilisant le principe constitutionnel d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi dont on sait qu’il ne s’applique pas per se dans le cadre d’une QPC(39) et qui n’était pourtant pas nécessairement mis à mal par le risque de chevauchement de compétences entre ces deux autorités pour l’appréciation de la situation juridique d’un haut fonctionnaire ayant occupé avant son départ dans le privé un emploi à la décision du gouvernement, la juridiction constitutionnelle n’a peut-être pas servi la cause de la prévention des conflits d’intérêts pourtant en prise directe avec le respect de la transparence administrative(40). De façon plus convaincante, le Conseil constitutionnel a mobilisé le principe de la séparation des pouvoirs découlant de l’article 16 de la DDHC pour juger que la loi ne pouvait pas, au nom de la transparence, réduire la rémunération des deux chefs du pouvoir exécutif(41), le même obstacle constitutionnel rendant impossible l’intrusion du législateur dans la composition des cabinets ministériels. Ces décisions semblent montrer que « le principe de séparation des pouvoirs paraît s’opposer à une transparence excessive du fonctionnement et des travaux internes des administrations vis-à-vis des assemblées parlementaires et de leurs commissions »(42).

(1) Roselyne Letteron, « Le modèle français de transparence administrative à l’épreuve du droit communautaire », RFD adm. 1995, p. 183.
(2) Georges Vedel, « Les bases constitutionnelles du droit administratif », EDCE 1954  ; Bernard Stirn, Les sources constitutionnelles du droit administratif, Lextenso éditions, LGDJ, coll. « Systèmes », et « Le Conseil constitutionnel et le droit administratif », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 37, oct. 2012.
(3) Didier Truchet, Droit administratif, PUF, 2008, p. 147.
(4) J.-M. Sauvé, « Transparence, valeurs de l’action publique et intérêt général », exposé d’ouverture du colloque du 5 juillet 2011 organisé par Transparence International France, Culture du secret contre transparence sans limite : quel équilibre pour garantir l’intérêt général  ?, disponible sur le site internet du Conseil d’État (www.conseil-etat.fr).
(5) Conseil d’État, Rapport public 1995, « La transparence et le secret », EDCE, n° 47 où l’on peut lire, notamment, que la transparence et le secret sont les deux faces « d’un même dilemme éthique fondamental » (p. 18)  ; Jean Laveissière, « En marge de la transparence administrative : le statut juridique du secret », in Études offertes à Jean-Marie Auby, Dalloz, 1992, p. 183.
(6) Alain Plantey, « La preuve devant le juge administratif », JCP G, 4 juin 1986, n° 23.
(7) Jacques Chevallier, « Le mythe de la transparence administrative », in Information et transparence administratives, PUF, 1988, p. 244.
(8) Guy Carcassonne, « Le trouble de la transparence », in « Transparence et secret », Pouvoirs, 2001, n° 97, p. 19.
(9) Jean-Michel Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel  ? », in Mélanges Jacques Robert : Libertés, Montchrestien, 1998, p. 227.
(10) Cons. const., 2016-599 QPC, 2 déc. 2015.
(11) Jean-Marc Sauvé, « Transparence et efficacité de l’action publique », intervention du 3 juill. 2017 à l’Assemblée générale de l’Inspection générale de l’administration, disponible sur le site internet du Conseil d’État.
(12) Cons. const., 86-217 DC, 18 sept. 1986, Commission nationale de la communication et des libertés  ; 86-224 DC, 23 janv. 1987, Conseil de la Concurrence  ; 88-248 DC, 17 janv. 1989, Conseil supérieur de l’audiovisuel (non violation de l’article 11 de la DDHC notamment par la reconnaissance d’un pouvoir de sanctions administratives au CSA pour veiller au respect des principes constitutionnels dans le secteur de régulation concerné)  ; 96-378 DC, 23 juill. 1996, Autorité de régulation des télécommunications.
(13) Cons. const., 2016-740 DC, 8 déc. 2016, Loi organique relative à la compétence du Défenseur des droits pour l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte.
(14) Pierre-Henri Conac, Jean-Jacques Daigre, Daniel Labetoulle et J. Riffault, Le contrôle démocratique des autorités administratives indépendantes à caractère économique, Economica, févr. 2002.
(15) Cons. const., 2017-746 DC, 19 janv. 2017, Loi organique relative aux autorités administratives indépendantes et autorités publiques indépendantes.
(16) Cons. const., 89-260 DC, 28 juill. 1989, Loi relative à la transparence et à la sécurité du marché financier.
(17) Cons. const., 2013-331 QPC, 5 juill. 2013, Sté Numéricable SAS  ; AJDA 2013, p. 1955, note Martine Lombard.
(18) Gweltaz Eveillard, « Le principe d’impartialité dans les autorités administratives collégiales », Dr. adm. n° 12, déc. 2015, comm. 79.
(19) Cons. const, 2012-280 QPC, 12 oct. 2012, Sté Groupe Canal plus et a.  ; Rec. Cons. const. 2012, p. 529 (affaire relative au pouvoir de sanction du Conseil de la concurrence).
(20) Cons. const., 2017-675 QPC, 24 nov. 2017, Sté Queen Air.
(21) Cons. const., 2012-286 QPC, 7 déc. 2012  ; D. 2013, p. 28, note Marie-Anne Frison-Roche.
(22) Cons. const., 2013-359 QPC, 13 déc. 2013, Sté Sud Radio Services.
(23) Cons. const., 99-421 DC, 16 déc. 1999, Loi portant habilitation du gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes  ; voir Michèle Puybasset, « Le droit à l’information administrative », AJDA 2003, p. 1307.
(24) Aurélie Robineau-Israël et Bruno Lasserre, « Administration électronique et accès à l’information administrative », AJDA 2003, p. 1325.
(25) Tatiana Shulga-Morskaya, « Le numérique saisi par le juge, l’exemple du Conseil constitutionnel », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 57, 2017, p. 96.
(26) Isabelle Falque-Pierrotin, « La Constitution et l’Internet », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 36, 2012, p. 37.
(27) Cons. const., 2009-580 DC, 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, voir L. Milano, « Le droit d’accès à l’internet, nouveau droit fondamental », Dalloz, Sirey, 10 sept. 2009, p. 2045.
(28) Cons. const, 2010-45 QPC, 6 oct. 2010, Mathieu P  ; Cons. const., 2013-370 QPC, 28 fév. 2014, M. Marc S et autres (Exploitation numérique des livres indisponibles : « la conservation et la mise à disposition du public, sous forme numérique, des ouvrages indisponibles publiés en France avant le 1er janvier 2001 qui ne sont pas encore tombés dans le domaine public, au moyen d’une offre légale qui assure la rémunération des ayants droit » répond à un intérêt général)  ; Cons. const., 2014-395 QPC, 7 mai 2014, Fédération environnement durable et autres.
(29) Cons. const., 2016-611 QPC, 10 févr. 2017, David P (Délit de consultation habituelle des sites internet terroristes).
(30) Cons. const., 2011-625 DC, 10 mars 2011, Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure.
(31) Cons. const., 2014-395 QPC, 7 mai 2014, Fédération environnement durable et autres  ; Cons. const., 2012-262 QPC, 13 juill. 2012, Association France nature environnement.
(32) Cons. const., 2015-471 QPC, 29 mai 2015, Mme Nathalie KM (Délibérations à scrutins secrets du conseil municipal).
(33) Cons. const., 2017-655 QPC, 15 sept. 2017, AJDA 2017, p. 2310, note Bernard Quiriny.
(34) Cette affirmation inédite crée un nouveau droit à la transparence relié par le Conseil constitutionnel à l’article 15 de la DDHC.
(35) Bernard Quiriny, AJDA 2017, p. 2310.
(36) CE, 5 fév. 2014, Pichon, n° 371396.
(37) Thomas Perroud, « Le Conseil constitutionnel contre la transparence », jpblog (bloc de jus politicum), 16 décembre 2016.
(38) Cons. const., 2016-741 DC, 8 déc. 2016, Loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
(39) Cons. const., 2010-4 et 17 QPC, 22 juill. 2010 et Cons. const., 2013-370 QPC, 28 févr. 2014, préc.
(40) Emmanuel Aubin, La déontologie dans la Fonction publique, Lextenso éditions, Gualino éditeur, coll. « Fonction publique », oct. 2017, p. 161 à 168  ; Jacky Richard, « La déontologie et la transparence s’installent dans une dynamique institutionnelle », JCP A, 10 avr. 2017, n° 2089.
(41) Cons. const., 2012-654 DC, 9 août 2012, Loi de finances rectificative pour 2012, (82e considérant).
(42) Jean-Marc Sauvé, « Transparence et efficacité de l’action publique », étude préc.