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La primauté : double, partiellement directe, organiquement indéterminée, provisoirement fermée

Otto PFERSMANN - Professeur à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 (Dossier : Constitution et Europe) - juillet 2005

La primauté du droit communautaire, peut-être demain du droit de l'Union(1), est, en combinaison avec l'effet direct, l'aspect le plus marquant de la construction juridique de l'intégration européenne.

L'on sait comment la conception en a été avancée par la Cour de justice des Communautés européennes, comment certaines juridictions nationales ont essayé d'y résister et comment ces dernières l'ont finalement acceptée. On sait qu'elle fait partie de l'acquis communautaire et qu'elle a été pour la première fois explicitement énoncée par le traité établissant une Constitution pour l'Europe (art. I-6) signé à Rome le 29 octobre 2004 et actuellement en voie de ratification. Peu de thèmes ont été autant commentés et il paraît difficile, en quelques lignes, tant de résumer des décennies de recherche que d'apporter des connaissances nouvelles. Et cependant, la nature précise de ce qu'on appelle simplement « la primauté », paraît souvent obscure.

Un doute touche, encore et toujours, la nature et le statut précis de la « primauté ». Elle est toujours envisagée de plusieurs « points de vue », alors que sa construction même exclut un tel pluralisme.

Si l'on admet que la primauté a été introduite par la Cour de justice avant d'être intégrée dans l'acquis, on admet également que sa définition est bien celle que cette Cour lui a donnée. On admet habituellement qu'il s'agit d'un principe du droit communautaire et que c'est en raison de ce principe que le droit communautaire directement applicable prévaut sur toute norme nationale quel qu'en soit le statut. Il en résulte notamment que les États membres ne peuvent pas se prévaloir de leurs propres règles pour se soustraire à leurs obligations.

Mais si l'on voit les choses ainsi, on admet aussi qu'elles pourraient se présenter autrement du point de vue du droit interne. Si l'on suit par exemple le raisonnement habituel concernant la prévalence accordée par les tribunaux français aux normes communautaires même postérieures par rapport aux normes nationales, on ne l'explique pas en invoquant l'application d'un principe du droit communautaire en tant que tel, mais en se référant à l'article 55 de la Constitution selon l'interprétation qu'en a donnée le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 janvier 1975(2). L'on admet donc que la raison juridique de cette prévalence est française et, si elle est française, elle pourrait tout aussi bien être française autrement, par exemple, ne pas contenir la règle de l'autorité supérieure des traités par rapport aux lois. Si la règle relative à la primauté est française et si une règle française est édictée selon les règles du droit constitutionnel français, son contenu n'est pas déductible du droit communautaire. Elle peut changer en France et elle peut changer dans tous les États membres. D'ailleurs, la plupart des autres pays européens ne connaissent guère de règle de primauté comparable à l'article 55 de la Constitution française.

On avance alors que la France serait, justement en raison de ses règles constitutionnelles, un pays « moniste », alors que la plupart des autres seraient « dualistes », où l'un consisterait dans l'intégration directe du droit international dans le droit interne, l'autre dans son éventuelle adoption ou transformation par la voie de règles internes spécifiques. Or, précisément, le droit communautaire ne tient nullement compte de telles différences et il enjoint aux États membres de ne pas en tenir compte non plus. Ainsi considérées, les règles internes sont simplement dépourvues de pertinence juridique. Et pourtant, il revient aux États membres en tant qu'États membres, c'est-à-dire en tant que systèmes juridiques, d'appliquer la primauté, et, considérée sous cet angle, elle commande bien des procédures et une organisation qui n'en découle pas simplement par la voie d'une déduction abstraite. Le monisme lui-même serait donc un dualisme. La primauté paraît alors difficilement intelligible dans sa construction et, partant, sa consécration conventionnelle et jurisprudentielle demeure d'autant plus problématique.

Un doute peut-être plus grave encore, touche la portée de la primauté. Car si la Cour de justice l'a imposée en dehors des données des traités strictement entendues, la reconnaissance expresse de ce coup de force peut être considérée comme la reconnaissance de la compétence d'opérer des coup des forces.

Par rapport à ces doutes persistants, l'on avancera ici que la primauté communautaire - comme demain la primauté du droit de l'Union - est double (I), qu'elle est organiquement indéterminée (II) et enfin qu'elle n'est pas ouverte (III).

I. Double primauté

A. La primauté indifférenciée

Il convient de distinguer plusieurs questions.

En premier lieu, le « monisme » ou le « dualisme » tels qu'ils sont habituellement conçus ne sont que des techniques par lesquelles les systèmes juridiques étatiques imposent à leurs destinataires les obligations dont la réalisation permet à ces ordres de s'acquitter des obligations qui les touchent en tant que destinataires des normes du droit international, largement entendu. Cette question, qui relève en effet strictement des ordres juridiques que le droit international qualifie d'« États », n'a rien à voir avec celle de savoir si le droit international et le droit interne sont des systèmes unis ou séparés.

Le dualisme au sens théorique du terme avance qu'il s'agit d'ordres sans rapport entre eux et que le droit interne édicte librement des actes en accord (ou en désaccord) avec le droit international, le monisme au sens théorique du terme affirme au contraire qu'une telle conception n'est autre chose que la négation pure et simple du droit international - ou en tout cas une conception qui le rend inintelligible - en tant qu'ensemble de normes ayant les États pour destinataires immédiats (évidemment non exclusifs) et que, par conséquent, le système international et les ordres étatiques ne forment que des sous-ensembles d'un seul système juridique global.

Si l'on admet - ici - le monisme entendu ainsi que la prémisse supplémentaire que le fondement de la validité des systèmes étatiques est bien le droit international et non l'inverse, alors il en résulte nécessairement une primauté de l'ordre international, entendu au sens où ce sont bien les normes internationales auxquels sont soumis les ordres étatiques en tant que tels - et non l'inverse.

Il s'agit bien d'un rapport hiérarchique et tout l'intérêt du monisme théorique consiste en effet à établir le lien entre la question de la hiérarchie des normes et celle des rapports de systèmes. La théorie moniste dit que plusieurs sous-systèmes constituent un seul système et la théorie de la hiérarchie des normes dit que s'il existe plusieurs sous-systèmes dans un système normatif global, alors il y a nécessairement entre ces composantes des rapports normatifs et s'il y a des rapports normatifs, alors l'un des systèmes prescrit des obligations ou attribue des habilitations aux autres systèmes (et il peut évidemment y avoir des ramifications d'un degré très élevé de complexité). Cependant, la primauté ainsi conçue ne dit rien de plus que cela : s'il y a des rapports entre des systèmes de normes (et les États ne sont autres choses que des systèmes de normes), alors il s'agit de rapports normatifs. Rien ne s'ensuit quant au contenu concret de ces rapports. La concrétisation de ces rapports relève du droit positif. Ils pourront considérablement varier non seulement et à l'évidence quant aux actes effectivement permis, obligatoires ou interdits, mais aussi en ce qui concerne les modalités mêmes de l'articulation hiérarchique, c'est-à-dire de la manière dont ce que le droit international exige devra être réalisé par les États ou d'autres destinataires du droit international.

Ainsi entendue, la primauté du droit international présente des propriétés très intéressantes que la Cour permanente de justice internationale avait déjà fort bien mis en perspective : il revient au système étatique de se conformer à la règle internationale, peu importe comment il fera pour s'y prendre et naturellement sans s'acquitter d'une obligation en en violant une autre. Et l'État ne pourra se prévaloir de ses règles internes pour se soustraire à ses engagements puisqu'il lui faudra justement mettre celles-là en conformité avec ceux-ci(3). Ces règles que la jurisprudence rappelle sont également affirmées par la Convention de Vienne sur le droit des traités (art. 27).

B. La primauté directe

La Cour de justice ne dira rien d'autre et de ce point de vue, il n'y a en effet rien de neuf ou d'original. Ce qui est original, c'est que la primauté européenne est pour certains actes directement dérogatoire, c'est-à-dire que, dans certaines hypothèses, la norme communautaire ne fixe pas simplement une obligation pour les États membres, mais rend en tant que telle inapplicable une norme interne portant sur les mêmes actions et exigeant un résultat différent et que l'on qualifie habituellement de « contraire ». Il y a par conséquent ici une primauté indirecte « classique » et une primauté directe. D'autres formes de prévalence auraient été envisageables : la nullité stricte de la norme contraire avec ou sans procédure juridictionnelle déclaratoire, l'annulation prononcée par un organe juridictionnel de contrôle de conformité ou enfin la non application explicitement prononcée par un organe juridictionnel.

La Communauté bénéficie ainsi d'une hiérarchisation plus forte que bien des États à structure fédérale ou régionale dans lesquels les normes fédérées ou régionales ne respectant pas la distribution des compétences doivent d'abord être annulées avant que les autres organes puissent appliquer directement le droit de la fédération(4).

La spécificité de la primauté communautaire consiste par conséquent en ce qu'elle est elle-même immédiate dans certains cas. Il s'ensuit que l'« effet direct » n'est pas un élément séparé de cette structure : ce sont les normes communautaires directement applicables qui prévalent en tant que telles sur les normes nationales contraires. Des normes qui ne sont pas directement applicables ne peuvent prévaloir que de manière indirecte, c'est-à-dire entraîner une obligation de concrétisation par des normes nationales ; et l'on revient alors au cas de la primauté classique. Et des normes qui seraient directement applicables, mais dépourvues de primauté ne seront pas directement appliquées parce qu'elles ne peuvent prévaloir sur des normes avec lesquelles elles entrent en collision. Toute véritable application directe d'une norme (et non une norme dont l'application directe serait simplement possible) suppose qu'en effet il n'y ait pas d'autre norme contraire dont l'application directe est également possible et qui soit plus forte.

II. Indétermination organique

Mais si nous adoptons une conception moniste des rapports de systèmes, cela veut-il dire que la primauté spécifique du droit communautaire aurait aboli les cloisons entre les systèmes et que le droit communautaire et les droits nationaux ne seraient ensemble plus qu'un système et un seul ? C'est là une idée que l'on trouve fréquemment exprimée dans la doctrine allemande sous le titre anglais de multi-level constitutionalism (5). Il faut distinguer.

Évidemment, l'union de plusieurs systèmes en un seul conduit, par hypothèse, à l'établissement d'un seul système ; et c'est bien le cas lorsque nous parlons de monisme au sens théorique. Plus exactement, le monisme permet de poser le problème des rapports de systèmes en termes de hiérarchie et de degré de centralisation. Dans les cas classiques de l'organisation étatique, les deux vont généralement de pair. Il se pourrait que l'application directe soit assurée dans les sous-systèmes par des organes imputables au système qui les édicte, à l'instar des organes fédéraux concrétisant des normes fédérales dans les États fédérés, mais ce n'est nullement une nécessité et le cas européen montre une forte hiérarchisation partielle avec une faible centralisation organique : il revient encore et toujours aux systèmes États membres d'établir les organes qui vont concrétiser tant les normes relevant de leur propre compétence que celles dont l'édiction ressortit à la Communauté. Même lorsqu'elle attribue directement des droits et des devoirs aux destinataires des systèmes juridiques des États membres, elle ne met pas directement en place les organes qui pourront faire respecter ces permissions et ces obligations. Il en résulte deux conséquences.

D'une part, la primauté communautaire directe doit, en tant qu'obligation communautaire, être rendue obligatoire pour les organes imputables aux États membres. Et comme cette obligation est née d'un traité international et non d'abord d'actes internes des États, il faut d'abord que l'obligation internationale soit transformée en obligation interne, sinon la primauté directe demeure indirecte et n'engage que les conséquences que le traité prévoit en termes de responsabilité. En raison de la décentralisation organique, la primauté directe demeure d'abord une obligation dont la réalisation relève de la primauté indirecte classique.

D'autre part, la primauté directe partielle imposée à un sous-système ne peut être réalisée que si les structures organiques de ce sous-système s'y prêtent. En effet, les ordres juridiques des États membres respectifs exigent de leurs structures organiques de concrétiser directement le droit communautaire directement applicable. Mais si la structure organique n'était pas découplée des exigences qu'elle est chargée de remplir, il ne pourrait pas y avoir l'expression de réserves, comme par exemple dans les décisions Solange I et II ou Maastricht de la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Celle-ci a simplement agi comme aurait pu le faire une autorité instituée par une constitution locale par rapport aux exigences des autorités nationales et à la différence, par rapport à ce dernier cas, que ni la Communauté d'aujourd'hui ni l'Union de demain ne disposent de la compétence d'intervenir directement dans la structure organique d'un État membre sans une improbable modification des traités institutifs. Les conflits qui peuvent naître ici aujourd'hui comme à l'avenir résultent du fait que la primauté directe ou indirecte n'est encore qu'une primauté partielle, déterminée par une distribution des compétences dont la compétence revient aux États et non à la Communauté ou à l'Union.

III. Primauté fermée

Mais justement, objectera-t-on, cette distribution des compétences est non seulement très ouverte et indéterminée, mais elle a aussi été constamment transgressée au profit de la Communauté et l'établissement de la primauté directe en est précisément l'un des exemples d'école. Ne se pourrait-il pas, dès lors, et contrairement à ce pense le Conseil constitutionnel, que l'intégration de la primauté non seulement dans l'acquis, mais dans le futur traité, soit beaucoup plus que la mise en forme d'une donnée faisant déjà partie du droit communautaire positif ? Une telle acceptation n'implique-t-elle pas la reconnaissance d'une compétence d'élargir de son propre chef ses compétences et de restructurer le mode de centralisation du droit de la future Union ? A-t-on simplement reconnu le résultat d'actes initialement non habilités ou bien l'habilitation à agir en dehors des habilitations explicitement consenties ? Une telle conception reviendrait à attribuer à la future Union la compétence de modifier la répartition des compétences en dehors des mécanismes explicitement prévus dans le futur traité. Une interprétation à tel point exorbitante emporte la charge de la preuve. Tant la formulation très précise des modes de révision et l'exclusion très claire d'une lecture « élargissante » de ces dispositions dans les travaux de la Convention et de la Conférence intergouvernementale indiquent le contraire(6). Mais, si l'Union sera faible du point de vue organique à l'intérieur des États, les États membres le sont également en ce qui concerne la révision des traités. La lourdeur du processus qui leur permet de garder la compétence de la compétence en rend l'exercice aussi de plus en plus difficile. Et la violation des limites d'autant plus simple pour la Cour de justice.

(1) Si l'on se situe dans la perspective du traité sur l'Union Européenne actuellement en vigueur, la primauté au sens strict, c'est-à-dire telle qu'elle est définie par la Cour de justice, ne concerne que le premier pilier, c'est-à-dire le droit communautaire. Ce n'est qu'avec l'abandon de cette architecture dans le nouveau traité qu'elle reviendra au droit de l'Union en tant que tel. Le raisonnement se situe dans la perspective du droit positif actuel. Il est aisément transposable à celui de l'Union de demain.
(2) Cf. notamment la présentation canonique de l'arrêt Nicolo dans les Grands arrêts de la jurisprudence administrative (Paris, Dalloz, 2001, 13e éd., p. 723), selon laquelle « le Conseil d'État a admis que le principe de suprématie posé par l'article 55 de la Constitution vaut aussi bien pour le droit communautaire originaire [...] qu'en ce qui concerne le droit communautaire dérivé ». Pour le juge administratif, le problème se pose uniquement en terme de droit français interne.
(3) CPJI, arrêt du 25 mai 1926, Intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, série A, n° 7 ; avis du 4 févr. 1932, Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d'origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig, série A/B, n° 44.
(4) Tel est en effet le cas en Autriche (art. 140, loi constitutionnelle fédérale) ou en Italie (art. 134, al. 1, Constitution italienne). La primauté communautaire se rapproche en revanche de la primauté fédérale allemande (art. 31, loi fondamentale) ou suisse (art. 49, al. 1, de la Constitution suisse du 18 avr. 1999), c'est-à-dire de la règle Bundesrecht bricht Landesrecht.
(5) Cf. par ex., I. Pernice, « Multilevel Constitutionalism in the European Union », European Law Review (2002), pp. 511-529. Selon cet auteur, " « Multilevel constitutionalism » is meant to describe and understand the ongoing process of establishing new structures of governement complementary to and building upon - while also changing - existing forms of self-organisation of the people or society ".
(6) Cf. O. Pfersmann, « The New Revision of the Old Constitution », à paraître in International Constitutionalism 2005.