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La pratique des opinions dissidentes en Italie

Gustavo ZAGREBELSKY - Juge à la Cour constitutionnelle italienne, Professeur à l'Université de Turin

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 8 (Dossier : Débat sur les opinions dissidentes) - juillet 2000

I.

La Cour constitutionnelle italienne est aujourd'hui l'un des rares organes de justice constitutionnelle dont les décisions ne peuvent être accompagnées des « opinions dissidentes » des juges minoritaires.

Cette possibilité n'est pas non plus ouverte aux juges des autres juridictions : le modèle français napoléonien de motivation et de décision judiciaire ainsi que son corollaire, le secret de la délibération, s'imposèrent rapidement au début du xixe siècle aux différentes règles processuelles des États pré-unitaires. Ce n'est que récemment que la loi réglementant la responsabilité civile des magistrats (loi n° 117/1988) a introduit la possibilité pour le juge dissident de formaliser, dans tout type de procès, sa position minoritaire. Cette loi établit que le procès verbal des mesures collégiales doit faire mention de l'unanimité ou du désaccord, succinctement motivé, exprimé par l'un des membres du collège, avec l'indication de son nom (article 16). Mais ceci est un problème différent.

La conception juridictionnelle du procès constitutionnel et son élaboration sur la base de la réglementation processuelle générale, qui a présidé à l'élaboration des normes relatives à la justice constitutionnelle (tout d'abord au sein de l'Assemblée constituante, dans les années 1946 à 1948 : articles 134 à 137 de la Constitution et loi constitutionnelle n° 1/1948 ; puis au sein de la première législature : loi 87/1953 sur la constitution et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle) contribuent à expliquer la non-introduction de cette institution. Au cours de la discussion relative à la loi 87/1953, la possibilité d'émettre des opinions dissidentes fut proposée mais rejetée au motif qu'une telle institution était « étrangère à notre tradition juridique » et qu'elle « aurait pu conduire, dans un pays comme le nôtre, où la vie politique est dominée par des partis, notamment de masse, à une forme de contrôle sur l'activité des juges par les forces politiques organisées, contrôle qui aurait pu porter une atteinte fatale à l'indépendance et au prestige de la Cour » (chambre des députés, 1re législature, d.d.l., n° 469A, p. 34). On considérait, plus généralement, que les opinions dissidentes auraient constitué, dans une société traversée par une profonde fracture sociale et idéologique comme l'était la société italienne à cette époque, une occasion supplémentaire de conflit pour de larges pans de l'opinion publique, et, de plus, sur un sujet sensible comme la matière constitutionnelle.

II.

Le débat au sujet de l'introduction de cette institution a été ouvert, en doctrine, vers le milieu des années soixante par Constantino Mortati, constitutionnaliste et juge constitutionnel, qui a soutenu avec ténacité les bonnes raisons d'adopter le dissent et proposé d'introduire l'opinion dissidente à travers une réforme des normes complémentaires, c'est-à-dire des normes dont la Cour constitutionnelle s'est dotée pour réglementer ses différents types de jugement (C. Mortati, « Considerazioni sul problema dell'introduzione del »dissent« nelle pronunce della Corte costituzionale italiana », in La giustizia costituzionale, a cura di G. Maranini, Firenze, 1966, pp. 160 et s.; id., Prefazione, in AA. VV., Le opinioni dissenzienti dei giudici costituzionali ed internazionali, a cura di C. Mortati, Milano, 1964).

Depuis lors, même de façon épisodique, ce sujet a toujours été présent dans le débat sur la justice constitutionnelle et, tant les constitutionalistes que nombre des juges constitutionnels (souvent présidents ou ex-présidents de la Cour) sont intervenus pour exposer les raisons favorables ou hostiles à l'introduction de cette institution. La Cour constitutionnelle a d'ailleurs consacré à l'opinion dissidente, fin 1993, l'un des traditionnels séminaires qui se déroule au Palais de la Consulta, avec la participation, aux côtés des juges, d'un nombre limité de spécialistes. Les résultats du débat (recueillis in A. Anzon, a cura di, L'opinione dissenziente, Milano, 1995) avaient paru devoir conduire à l'adoption rapide de l'institution par la Cour elle-même, soit par « autoréglementation », soit par la voie jurisprudentielle. Tel n'a cependant pas été le cas et l'initiative n'a, pour l'instant, produit aucun résultat concret.

Dans certaines occasions, le débat doctrinal a été accompagné d'initiatives normatives destinées à introduire cette institution, tel le projet de loi constitutionnelle de modification de l'art. 135 présenté en 1973 par De Martino, le projet de loi présenté par Rodotà en 1981, ou, enfin, le projet de loi constitutionnelle de réforme de la seconde partie de la Constitution (et pour ce qui nous importe ici, de l'article 136), approuvé en 1997 par la Commission parlementaire pour les réformes constitutionnelles, selon lequel « Les décisions de la Cour constitutionnelle sont publiées avec les éventuelles opinions dissidentes des juges ». Aucun de ces projets n'a complété son parcours législatif.

III.

L'examen des positions exprimées sur le fond, par la doctrine italienne, sur l'introduction de l'opinion dissidente des juges constitutionnels montre l'existence d'un débat articulé, dans lequel, dans le sillage également des expériences étrangères, se confrontent des arguments favorables et opposés, soutenus par différentes conceptions de la justice constitutionnelle et, en définitive, de la Constitution en tant que telle (on peut trouver une synthèse des différentes positions in S. Panizza, L'introduzione dell'opinione dissenziente del sistema di giustizia costituzionale, Torino, 1998, pp. 69 et s.; L. Luatti, Profili costituzionali del voto particolare, Milano, 1995, pp. 41 et s.).

Ce sont, en premier lieu, les aspects positifs concernant le fonctionnement de l'organe qui sont soulignés. On affirme en effet que l'existence de l'opinion dissidente augmenterait le sens de la responsabilité de chacun des membres du collège, puisque, en supprimant l'écran de l'unanimité officielle, leurs convictions personnelles émergeraient inévitablement ; ce qui faciliterait l'approfondissement de la question de constitutionnalité en donnant une impulsion à l'étude de tous ses aspects ; ceci faciliterait également le processus décisionnel et la formation des majorités, en constituant un antidote efficace au recours indifférencié au vote négatif.

D'autres avantages sont encore signalés, comme la possibilité de mieux connaître les enjeux de la décision et l'approfondissement de la motivation qui accompagne le jugement rendu par le collège, en conformité d'ailleurs avec la disposition contenue dans l'article 111 de la Constitution selon lequel « toutes les mesures juridictionnelles doivent être motivées ». Le processus décisionnel deviendrait plus transparent en mettant fin au tourbillon des suppositions et indiscrétions sur le vote des juges ; la motivation des décisions serait plus analytique et précise, en raison de l'impossibilité de se fier à la loi du nombre et de la nécessité d'une confrontation, sur un terrain strictement technico-juridique, avec les thèses contraires ; la logique et la clarté de la motivation seraient meilleures, puisque la faculté de formaliser séparément les opinions dissidentes permettrait à la majorité de conduire sa propre argumentation avec linéarité et rigueur. On souligne aussi que de telles motivations permettraient l'évolution et le dynamisme de la jurisprudence, tout en maintenant sa continuité, en éliminant le danger de cristallisations et en assurant également une meilleure adhérence de l'application de la Constitution aux « développements de l'esprit public ».

En ce qui concerne les répercussions de l'introduction de l'opinion dissidente sur la fonction et la place de la Cour dans le système judiciaire est évoqué un renforcement de l'autorité de la décision qui résulterait justement de la complétude et de la linéarité de la motivation ainsi que de la transparence même du processus décisionnel. On assisterait, de plus, à un éveil d'intérêt de l'opinion publique sur l'activité du juge constitutionnel et, par conséquent, à une connaissance plus large et plus diffuse des principes et des normes constitutionnels ; en admettant la légitimité du pluralisme des positions, l'opinion dissidente constituerait un élément important du développement de la « communauté ouverte des interprètes de la Constitution ».

Même si les arguments favorables à l'introduction de l'institution sont dominants, la doctrine n'a toutefois pas manqué de souligner les aspects négatifs qui pourraient en résulter.

Quant aux effets sur le fonctionnement de l'organe, l'attention est attirée sur les conséquences de l'opinion dissidente sur l'indépendance et la responsabilité des juges ; ces derniers pourraient se sentir privés de la fermeté nécessaire pour résister aux pressions politiques et pourraient, en conséquence, adopter une position différente de celle que leur aurait suggéré leur conscience. En outre, l'opinion dissidente favoriserait une excessive personnalisation des rapports au sein de la Cour, en provoquant des oppositions entre juges et des polémiques excessives : chaque juge serait ainsi en mesure de construire sa propre image par rapport à l'extérieur, ce qui lui permettrait d'avancer ses pions dans la perspective d'une carrière future. Sans parler de l'accroissement notable de la charge de travail de chacun des juges qui ne pourrait plus se contenter, comme cela est le cas aujourd'hui, de dire non, mais devrait formuler les motivations de son désaccord. L'opinion dissidente rendrait plus difficile la formation des décisions ; il pourrait en résulter non seulement une pression pour la recherche à tout prix du consensus afin d'éviter que soit formalisé le dissent, mais aussi un moindre effort de la part de chacun des juges pour parvenir à des solutions de « compromis », souvent nécessaires quand il s'agit de faire coexister des principes différents de la Constitution.

De plus, toujours selon les détracteurs, on ne peut pas attendre d'amélioration de la motivation de la décision, notamment une plus grande rigueur et linéarité de l'argumentation, puisqu'il est probable que les juges minoritaires ne renonceraient pas à influencer le processus décisionnel du collège, l'écriture de leur opinion dissidente pouvant n'intervenir que plus tard, au moment de la rédaction de la décision.

L'argument principal des détracteurs de l'institution se concentre cependant sur l'affaiblissement que subiraient tant la valeur de chaque décision que l'autorité de la Cour constitutionnelle puisque transparaîtrait, à travers le dissent, la fracture existant entre les membres du collège. L'opinion dissidente affaiblirait, dans l'immédiat, l'impact d'une décision, puisqu'elle apparaîtrait, à l'extérieur, comme étant combattue et discutable. On s'est demandé, sur le fondement de cette considération, s'il ne fallait pas renvoyer à plus tard cette réforme et si celle-ci, introduite à un mauvais moment, ne pouvait pas avoir d'effets dommageables pour la Cour constitutionnelle dans son ensemble.

L'introduction de l'opinion dissidente, pour ses détracteurs, constituerait enfin un facteur d'incertitude dans les rapports juridiques, puisque les questions seraient constamment soumises à réexamen : dans le cadre du fonctionnement d'ensemble du système, elle conduirait à une augmentation des occasions de contentieux, et annihilerait également le rôle de « guide » accompli par la jurisprudence constitutionnelle vis-à-vis du juge ordinaire.

IV.

En raison de l'impossibilité, dans le système italien de justice constitutionnelle, pour les juges opposés à une décision ou à sa motivation, de formaliser leur désaccord, la seule voie permise (et empruntée plusieurs fois en pratique) est la faculté, pour le juge désigné par le président de la Cour comme le rapporteur sur une question donnée, de refuser de rédiger la décision qu'il ne partage pas ; elle sera alors rédigée par un rédacteur différent. Depuis la modification en 1987 de l'article 18 des normes complémentaires, figurent dans les décisions de la Cour le nom du rapporteur ainsi que celui du rédacteur, leur non-identité transparaît avec évidence dans la décision elle-même. Naturellement, cette non-identité peut, en théorie, être due à différentes raisons. La pratique et les déclarations des juges ont toutefois montré que cette dualité était en général la conséquence d'un désaccord du rapporteur avec la majorité du collège dont le rédacteur est, lui, l'expression. Il s'agit d'un désaccord « fermé », dont on ne connaît pas les arguments : le juge dissident, en renonçant à écrire la sentence, renonce à la seule possibilité officielle d'exprimer ses pensées, et sera probablement enclin à déclarer en d'autres lieux les raisons de son comportement, et donc à violer le secret de la chambre du conseil.

Même sans introduire par voie normative l'opinion dissidente, il a été proposé, pour remédier à cet inconvénient, d'insérer les argumentations opposées à celles de la majorité dans le corps de la décision, sans pour autant faire apparaître les noms des juges dissidents, à la manière de l'évolution qui a conduit à l'introduction du dissent dans les décisions du Tribunal constitutionnel allemand.

V.

Quant aux modalités à suivre pour introduire cette institution, la doctrine italienne retient deux possibilités.

Une première consiste dans le recours à la loi constitutionnelle, justifié par la réserve de loi constitutionnelle contenue dans l'article 137 de la Constitution, relative aux « conditions, formes et délais dans lesquels les procès de constitutionnalité peuvent être introduits et [aux] garanties d'indépendance des juges de la Cour », ainsi que par la référence, dans l'article 5 de la loi constitutionnelle n° 1/1953, au fait que « les juges de la Cour constitutionnelle ne sont pas responsables et ne peuvent être poursuivis pour les opinions exprimées et les votes émis dans l'exercice de leurs fonctions ». Telle devrait être la voie à suivre si l'on considère que l'introduction de l'opinion dissidente porte atteinte à l'indépendance des juges ou comporte de toute façon un changement de la nature du contrôle de constitutionnalité. Prévaut toutefois l'opinion selon laquelle la règle qui établit le secret des délibérations de la Cour constitutionnelle n'a pas valeur constitutionnelle ; l'éventuelle introduction du dissent au moyen d'une loi constitutionnelle ne serait donc pas la conséquence d'une obligation juridique, mais d'un choix précis de politique du droit.

Une seconde possibilité, largement dominante en doctrine, serait d'introduire l'opinion dissidente dans l'ordre juridique italien par le truchement de la modification des normes réglementaires sur le procès constitutionnel, ou bien d'un acte autonome de la Cour relatif à l'exercice de ses fonctions. Selon cette position en effet, l'introduction de l'opinion dissidente, outre le fait qu'elle n'entrerait pas en conflit avec des dispositions précises de valeur constitutionnelle, ne constituerait même pas un élément d'innovation absolue, mais exprimerait une conception de la justice (et en particulier de la sentence) constitutionnelle, en tant que lieu dans lequel la vérité ne se dévoile pas, mais des opinions se confrontent, c'est-à-dire, une conception immanente à la vision démocratico-pluraliste de la Constitution.