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La pratique des opinions dissidentes en Hongrie - Les opinions individuelles en Hongrie : une institution

László TROCSANYI et Alexandra HORVATH - Professeurs à l'Université de Szegeb

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 8 (Dossier : Débat sur les opinions dissidentes) - juillet 2000

Une des particularités du fonctionnement de la Cour constitutionnelle hongroise réside dans la possibilité accordée à chaque juge de joindre son opinion individuelle à la décision. La Cour constitutionnelle hongroise a été créé en 1990 suivant le modèle allemand. La justice constitutionnelle hongroise s'est donc « naturellement » servie des expériences de la Cour de Karlsruhe admettant déjà l'existence des opinions dissidentes. Par ce choix, la jeune Cour constitutionnelle hongroise souhaitait mettre en évidence d'une part la transparence de la prise de décision des juges, et d'autre part, permettre à ceux-ci de s'écarter de l'anonymat d'une décision collective.

La décision de la Cour constitutionnelle représente une prise de position collective des juges, prise de position qui est pourtant composée d'opinions individuelles. Toutefois, les opinions divergentes des juges ne sont pas entièrement absorbées par la décision collective. Au sein de la Cour constitutionnelle hongroise, les juges ont la possibilité de rédiger leur opinion individuelle et de la joindre à la décision qui sera publiée avec ce « supplément ».

Afin de présenter les différents aspects de l'institution de l'opinion individuelle au sein de la Cour constitutionnelle hongroise, il convient, dans un premier temps, d'examiner les formes et la nature des opinions individuelles (I). Ensuite, on s'intéressera aux opinions individuelles comme moyen d'expression des juges (II) et à l'influence de ces opinions sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (III).

I. Forme et nature des opinions individuelles

Le fondement textuel de la liberté du juge constitutionnel d'exprimer publiquement son désaccord avec la décision majoritaire se trouve dans l'article 26 de la loi sur la Cour constitutionnelle(1) au terme duquel « tout membre de la Cour constitutionnelle peut, le cas échéant, joindre son opinion dissidente aux autres documents ».

Il faut distinguer deux formes d'expressions de l'opinion individuelle ; et ce en fonction du type de question pour laquelle le juge a exprimé une position divergente à la décision collective. Ainsi, chacun des juges ne partageant pas la prise de position commune, dans sa partie relative à la question de constitutionnalité, a la possibilité de rédiger une opinion dissidente. Dans le cas où sa dissension se rapporte uniquement à la motivation de la décision adoptée par la majorité, il joint à la décision une opinion concordante.

La rédaction de l'opinion dissidente n'est pas forcément un travail individuel dans la mesure où il est possible que plusieurs juges signent une même opinion dissidente. Deux sortes d'opinion dissidente « commune » ont existé.

Dans la première période du fonctionnement de la Cour, il était fréquent que plusieurs juges - deux-trois en général - rédigent ensemble une seule opinion dissidente, probablement se répartissant ainsi les questions à développer. Depuis 1993, en revanche, le juge souhaitant exprimer une opinion divergente relative à la question de constitutionnalité, signe simplement l'opinion dissidente d'un de ses collègues au lieu de rédiger une opinion ou une partie de celle-ci individuellement.

Selon la pratique de la Cour constitutionnelle, le juge souhaitant rédiger une opinion dissidente dispose d'un délai de quatre jours pour en présenter le texte définitif auprès de la formation plénière.

L'opinion concordante n'a pas de fondement textuel, il s'agit donc d'une institution établie par la pratique. La Cour constitutionnelle a introduit cette institution dans sa pratique en suivant l'exemple américain de la concurring opinion qui signifie un accord avec le fondement de la décision mais qui propose une motivation différente de celle adoptée à la majorité. En fait, le juge rédigeant une opinion concordante propose un raisonnement justificatif différent de la motivation adoptée par la Cour mais menant à la même conclusion.

Un juge rédige une opinion concordante puisqu'il est en désaccord avec la motivation de la décision adoptée par la majorité. L'origine du désaccord peut se trouver dans le mécontentement du juge causé par le refus de la majorité d'intégrer dans le projet de décision des arguments qu'il estimait nécessaires à la motivation de la décision. Le désaccord peut également provenir de la conviction du juge que la décision est « surargumentée », c'est-à-dire, contient des raisonnements inutilement longs ou détaillés « voilant » ainsi la logique de la motivation.

Ce type d'opinions individuelles était appelé, dans les deux premières années du fonctionnement de la Cour, « opinion concordante » mais l'appellation s'est transformée par la suite en « motivation concordante ». Si les juges constitutionnels ont opté pour cette dernière appellation c'est parce qu'elle exprime davantage la nature du désaccord (« motivation »), la tentative de changement d'appellation n'a pas eu beaucoup de succès en dehors de la Cour : dans la doctrine, l'expression « opinion concordante » paraît résister à la réforme.

Comme les juges disposent d'un délai de quatre jours à compter de la prise de décision pour présenter leur opinion dissidente, la décision de la Cour n'est publiée que quatre jours après le vote final, après la fin du délai accordé pour la rédaction des opinions dissidentes et concordantes des juges.

II. L'opinion individuelle comme moyen pour les juges d'exprimer leur conception sur la justice constitutionnelle

Les opinions individuelles - dissidentes et concordantes - sont publiées avec la décision, mais il ne faut pas oublier qu'à la différence de cette dernière, elles n'ont pas de force obligatoire. Les opinions individuelles dépourvues d'effet juridique réel disposent quand même d'un certain « pouvoir » : celui de la publicité. Par ce moyen, les prises de positions et les théories des juges constitutionnels, qualifiées de trop « audacieuses » pour être adoptées par la séance plénière sont également en mesure d'exercer une certaine influence.

La théorie selon laquelle les opinions individuelles des juges constitutionnels révèlent leur appartenance aux différents courants de la doctrine relatifs à la nature et la fonction de la justice constitutionnelle s'attache au nom de M. Pokol(2).

Dans son ouvrage(3), il établit une classification des types de juges constitutionnels en fonction des conceptions auxquelles ils se rattachent. Ensuite, il tente de démontrer, sur la base des opinions dissidentes et concordantes, que la plupart des juges constitutionnels hongrois peut être classée selon des catégories préalablement établies.

M. Pokol distingue trois catégories de juges constitutionnels(4).

Ainsi, le juge « parlementariste » conteste la légitimité d'une justice constitutionnelle fondée sur les droits fondamentaux parce qu'il redoute qu'une telle justice ne contrôle les lois adoptées par le parlement, élu par le peuple souverain. Pour M. Pokol, l'exemple caractéristique de ce type de juges est Oliver Wendell Holmes, juge américain, qui ne se sentait pas autorisé à se prononcer sur les lois adoptées par les représentants du peuple souverain.

Le deuxième type de juges, le « dogmatiste », soutient, selon M. Pokol, une application du droit prévisible et sûre. De ce point de vue, il considère les droits fondamentaux comme des éléments « dangereux » puisqu'ils sont susceptibles de perturber l'équilibre et la stabilité du système. Pour cette raison, il reste « distant » à l'égard des droits fondamentaux, et essaie, en tout cas, d'établir des standards internes au système des droits fondamentaux afin d'avoir plus de repères. Ce type de juges emploie volontiers l'argument selon lequel « le texte de la Constitution ne permet pas de trancher la question soulevée en l'espèce sur le fondement de son interprétation, et pour cette raison, il convient de s'abstenir d'une prise de position ».

Le troisième type de juges est le juge « activiste » qui, suivant les indications de Dworkin(5), ne prend vraiment au sérieux que les droits fondamentaux. Ainsi, si sa conception de la justice le lui suggère, il n'hésite pas à utiliser les droits fondamentaux les plus abstraits pour censurer la loi.

La classification proposée par M. Pokol, même si elle semble un peu forcée, revêt un certain intérêt dans la mesure où elle attire l'attention sur le caractère individuel des opinions dissidentes et concordantes des juges, au delà de leur contenu strictement juridique. On peut admettre en conséquence que les opinions individuelles des juges constitutionnels reflètent également leur orientation en tant que juriste et même leur position par rapport à la justice constitutionnelle. Or, si cette supposition n'était pas rejetée par le président Sólyom, il a considéré que « jusqu'à présent, aucune des études visant à qualifier les juges constitutionnels n'est probante » (6).

Il faut s'intéresser maintenant à la « capacité » des opinions individuelles de fonctionner comme « sources d'inspiration » pour l'argumentation d'autres opinions individuelles ou - éventuellement - pour les décisions à venir.

III. L'influence des opinions individuelles sur la jurisprudence de la Cour

En règle générale, les opinions individuelles n'influencent pas directement la jurisprudence de la Cour, les décisions ne se référant pas directement aux opinions individuelles. Elles peuvent déployer leurs effets d'une manière plus générale.

L'opinion individuelle qui eut la plus grande influence sur la jurisprudence de la Cour est certainement l'opinion concordante du président Sólyom jointe à la décision n° 23/1990 (X. 31). C'est en effet dans cette opinion individuelle que la conception de la « constitution invisible » a été développée. L'idée principale développée dans cette conception est que la Cour constitutionnelle doit construire, au long de ses décisions, les fondements théoriques de la Constitution et des droits énoncés par celle-ci. Les décisions forment un système cohérent, comme une « constitution invisible », un standard constant de constitutionnalité, qui, comme tel, ne pourra pas se trouver en contradiction avec les futures constitutions. Cette conception a significativement influencé la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et notamment son travail d'interprétation, et ce bien que l'expression de « Constitution invisible » n'apparaisse pratiquement pas dans le texte des décisions. Comme l'estime M. Halmai « M. Sólyom n'a pas dans ses opinions individuelles, utilisé cette expression qui irrite manifestement les hommes politiques, mais il ne s'est jamais éloigné de cette conception ».(7)

Le juge Vörös, qui, dans ses opinions individuelles, a de nombreuses fois essayé de « freiner » l'activisme du président Sólyom, a considéré, dans un entretien(8), que ses " avertis-
sements " relatifs au dépassement par la Cour de ses compétences, devaient influencer la jurisprudence.

On pense notamment à l' « avertissement » rédigé à propos de la décision n° 48/1991 (IX : 26) relative à l'interprétation des compétences du président de la République. Alors que la Cour a accepté en l'espèce de faire une interprétation abstraite de la disposition constitutionnelle en question, le juge Vörös estimait, dans son opinion dissidente, qu'interpréter les compétences du président de la République relève de la compétence du pouvoir constituant et non de la Cour constitutionnelle. Une autre opinion importante du juge Vörös était jointe à la décision n° 4/1997 (I. 22). Dans cette décision, la Cour a conclu à sa compétence pour contrôler a posteriori les lois promulguant des traités internationaux. Le juge Vörös s'est opposé à cette position « activiste » et, dans son opinion dissidente, considère que la Cour n'a pas le pouvoir de s'attribuer une nouvelle compétence.

Le juge Vörös pense(9) que la rédaction d'une opinion dissidente n'est jamais inutile puisque, même si elle n'influence pas directement la jurisprudence, elle produit des effets sur celle-ci même dans les cas où cette influence est nullement démontrable. Le juge Vörös signale également l'influence importante des opinions dissidentes en dehors de la Cour, puisque la doctrine, les professeurs d'université, etc. se réfèrent souvent aux opinions individuelles des juges constitutionnels(10).

Le système d'élaboration des décisions au sein de la Cour constitutionnelle hongroise ne masque pas - et ce au plus grand plaisir de la doctrine - le rôle des individus dans la prise de décision. La publicité des opinions individuelles des juges semble plutôt enrichir la jurisprudence de la Cour (et la pensée sur la justice constitutionnelle en général) que diminuer le « prestige » de la Cour comme certains pourraient le redouter. En tout état de cause, les opinions individuelles sont des éléments importants à prendre en compte dans les commentaires des décisions de la Cour.

(1) Loi n° XXXII de 1989.
(2) M. Pokol Béla est le directeur du département de la théorie de droit de la faculté de Droit de l'université József Attila de Szeged.
(3) Pokol Béla, A magyar parlamentarizmus (le parlementarisme hongrois), éd. Cserépfalvi, Budapest, 1994.
(4) In ibid., p. 93-98, l'Université József Attila de Szeged.
(5) Allusion à l'ouvrage de Dworkin intitulé Prendre les droits au sérieux.
(6) L'importance des conceptions morales du juge dans les « affaires difficiles », interview de Tóth Gábor Attila avec le président Sólyom, Fundamentum, n° 1/1997, p. 37.
(7) Halmai Gábor, Az aktivizmus vége ? A sólyom-bíróság kilenc éve (La fin de l'activisme ? Les neuf années de la Cour-Sólyom), Fundamentum, n° 2, 1999, p. 9.
(8) In Fundamentum, n °2, 1999, p. 65.
(9) In ibid., p. 66.
(10) In ibid., p. 65 : le juge Vörös prend l'exemple d'un professeur américain qui citait sa propre opinion dissidente au sujet des droits sociaux. Cette opinion a été jointe à la décision traitant la constitutionnalité du projet de loi élaboré en 1995 dans le cadre du plan d'austérité présenté par le Gouvernement.