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La place de la négociation collective en droit constitutionnel

Jean- Emmanuel RAY - Professeur à l'École de droit de Paris 1 – Sorbonne

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 45 (Le Conseil constitutionnel et le droit social) - octobre 2014

Résumé : 1982-2014 : en trente ans, les sources du droit du travail français ont été très profondément modifiées. Alors qu'avant 1982, la loi restait la source essentielle sinon unique (générale et impersonnelle, elle permet aussi l'édiction de sanction pénales), la négociation collective a pris une place considérable, qu'il s'agisse des accords nationaux interprofessionnels devenus pré-lois, des accords de branche et surtout des accords d'entreprise, devenus la référence depuis 2004 .
Loin de réfréner les ardeurs du législateur, le Conseil Constitutionnel a au contraire accompagné ce mouvement, qui nous fait rejoindre les droits du travail de nos voisins européens, plus pragmatiques. Mais faut-il aller plus loin, et constitutionnaliser la “négociation légiférante”, souvent présentée comme l'heureux “mariage de la démocratie sociale et de la démocratie politique” ? Rien n'est moins sûr.


« Le Conseil constitutionnel a joué un rôle déterminant pour redessiner une nouvelle architecture, tout à fait singulière, des relations entre la loi et la négociation collective. Sans nul doute, il ne pouvait ignorer la volonté du législateur et sa pratique consistant à prendre appui sur la négociation collective pour mettre en œuvre les réformes législatives.

Mais, par sa jurisprudence, il est parvenu à poser le socle constitutionnel d’une nouvelle règle du jeu par une interprétation ouverte et dynamique du principe posé par la Constitution selon lequel le législateur a compétence pour fixer les “principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical” (article 34), ce qui a ouvert de nouveaux espaces à la négociation ( ). Son accession à la majorité juridique a été concomitante de l’accession à la majorité politique consacrée par la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, dont les dispositions sont désormais codifiées à l’article L. 1 du nouveau code du travail » constatait en octobre 2012(1) Yves Struillou, conseiller d’État, à l’époque conseiller en service extraordinaire à la Cour de cassation.

On pourrait ajouter qu’avec la loi du 5 mars 2014 « relative à la formation professionnelle et à la démocratie sociale » ayant réglé la délicate question de la représentativité patronale, la boucle est bouclée. Qu’il s’agisse des acteurs ou des accords, un nouveau droit de la négociation collective est né, qui n’a plus grand-chose à voir avec celui créé entre 1968 et 1981 (naissance des délégués syndicaux dans les entreprises, présomption irréfragable de représentativité).

Droit du travail et droit de l’emploi

C’est heureux car les temps ont changé(2). Au temps des Trente Glorieuses, la négociation collective était une négociation d’acquisition quantitative (le grain à moudre des « avantages » ne manquait pas), financée par une croissance unique dans notre Histoire mais qui paraissait devoir être éternelle, avec pour règle progressiste le principe de faveur(3) et donc un contrôle minimum de la représentativité réelle des acteurs : au pire, c’était toujours mieux que le minimum légal. La crise de 1974 mais surtout la véritable métamorphose que connaît notre appareil productif passant de la Révolution industrielle à celle de l’immatériel a tout remis en cause au nom de l’emploi, l’emploi à tout prix : les « avantages » forcément à sens unique de l’ordre public social sont parfois devenus des « contreparties » grâce aux accords « dérogatoires », y compris en termes de maintien des emplois.

Décentralisation de la négociation collective : de la hiérarchie à l’articulation des sources

Le tremblement de terre des textes de 1982 (dérogation possible à la loi) puis le séisme du 4 mai 2004 (dérogation possible à l’accord collectif supérieur) ont logiquement provoqué les répliques sismiques du 20 août 2008 (abrogation de la présomption irréfragable de représentativité, contrôle de la représentativité réelle des syndicats de salariés sur la base des élections professionnelles) puis du 4 mars 2014 (mesure de la représentativité patronale).

La rupture date en effet des lois Auroux de 1982, et de l’improbable mariage des accords dits « dérogatoires » à la loi avec la négociation annuelle obligatoire dans les entreprises dotées de délégués syndicaux. Dans les cas prévus par la loi, les partenaires sociaux pouvaient désormais négocier en s’affranchissant du principe de faveur(4), autour d’une équation révélatrice d’un passage du droit du travail au droit de l’emploi, qui a connu son apogée en 2013-2014 : mieux vaut une flexibilité interne négociée qu’une flexibilité externe unilatérale(5).

La « négociation collective » ne figure nulle part dans notre Constitution : elle a été déduite du huitième alinéa du Préambule(6) de 1946 et de ses principes économiques et sociaux « particulièrement nécessaires__à notre temps » issus du programme du Conseil national de la Résistance : époque où elle était volontiers assimilée à une lâche collaboration de classe. Un exposé du droit positif ayant été déjà brillamment fait ici même(7), il ne nous semble pas utile de récidiver, le lecteur des Nouveaux Cahiers étant rarement tout à fait béotien en matière de droit constitutionnel.

D’autant plus que le Conseil en a lui-même fait la synthèse le 29 avril 2004 : « Si le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose en son 8e alinéa que : “tout travailleur participe par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises”, l’article 34 de la Constitution range dans le domaine de la loi la détermination des principes fondamentaux du droit du travail ; ainsi c’est au législateur qu’il revient de déterminer, dans le respect du principe énoncé au huitième alinéa du Préambule, les conditions et garanties de sa mise en œuvre(8) ;

Sur le fondement de ces dispositions il est loisible au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions et aux relations de travail, de laisser aux employeurs et aux salariés, ou à leurs organisations représentatives, le soin de préciser, notamment par la voie de la négociation collective, les modalités concrètes d’application des normes qu’il édicte ;

Le législateur peut en particulier laisser les partenaires sociaux déterminer, dans le cadre qu’il a défini, l’articulation entre les différentes conventions ou accords collectifs qu’ils concluent au niveau interprofessionnel, des branches professionnelles et des entreprises ;

Toutefois, lorsque le législateur autorise un accord collectif à déroger à une règle qu’il a lui-même édictée et à laquelle il a entendu conférer un caractère d’ordre public, il doit définir de façon précise l’objet et les conditions de cette dérogation ».

Nous a donc paru plus utile une brève réflexion sur les enjeux d’aujourd’hui, bien différents de ceux d’hier : en France(9), « la place de la négociation collective » dans notre droit du travail n’est plus du tout ce qu’elle était, et le Conseil constitutionnel y est pour beaucoup.

Non seulement il n’a voulu lui fermer aucune porte, mais il a accompagné avec faveur sinon ferveur le législateur dans son évolution vers moins d’État, plus de contrat dans les relations sociales (I). Mais il ne faudrait pas qu’aujourd’hui très courtisés, les partenaires sociaux pensent pouvoir faire la loi à travers la « négociation légiférante » (II).

I – La faveur du Conseil constitutionnel pour la négociation collective

Dans ce grand chambardement normatif, le Conseil constitutionnel a joué un rôle déterminant, qui n’était pas du tout acquis d’avance.

Alors qu’il aurait pu contenir l’essor de la négociation collective, ce qui n’aurait pas fâché grand monde au Pays des Lois, il l’a au contraire encouragé, à tous les niveaux. Peut-être inspiré par des pays voisins(10), il a compris que notre cher et vieux pays devait épouser son temps ; qu’il fallait, au pays des tribus gauloises, favoriser le dialogue social, source d’innovation mais aussi de compétitivité(11).

A - Une évolution initiée il y a vingt ans

« Se réapproprier la conduite de la politique sociale en faisant prévaloir la négociation collective sur le recours au législateur ». Presque vingt ans après le second accord interprofessionnel du 31 octobre 1995 signé par Nicole Notat et Jean Gandois, point de départ de cette vaste redistribution des cartes normatives, treize ans après la « Position commune » du 16 juillet 2001 fruit de cette « Refondation sociale » initiée par le ci-devant CNPF, le « petit droit » prend sa revanche sur le « Grand Droit » légal(12), mais aussi réglementaire(13).

Après un siècle de domination statistique et normative de ce Goliath français, le droit conventionnel français a pris son essor et son autonomie(14) en s’inscrivant dans le sillage communautaire de l’accord sur la politique sociale de Maastricht en 1992 repris par les traités postérieurs (articles 154 et 155 du TFUE).

Ancien membre du Conseil constitutionnel entre 2001 et 2010, président de la section sociale du Conseil d’État mais aussi ancien directeur des relations du travail, Olivier Dutheillet de Lamothe résumait parfaitement fin 2011(15) les raisons de cette faveur : « _Du programme du Conseil national de la Résistance au Préambule de la Constitution de 1946, de la décision du Conseil constitutionnel du 29 avril 2004 à l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2011, la norme négociée s’affirme progressivement comme une norme autonome en droit du travail._Il faut s’en féliciter car elle présente quatre atouts décisifs par rapport à la norme unilatérale, qu’elle soit légale ou réglementaire :

parce qu’elle émane des acteurs mêmes de l’entreprise, elle est d’abord mieux adaptée à la réalité des entreprises : à titre d’exemple, les règles définies par l’accord national interprofessionnel du 20 octobre 1986 sur l’emploi régissent toujours aujourd’hui les procédures de licenciement ;

parce qu’elle émane des partenaires sociaux, elle est souvent plus novatrice : on peut citer l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la modernisation du marché du travail et la position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme ;

dans la mesure où les acteurs de la négociation s’approprient la norme qu’ils édictent, elle est souvent mieux appliquée que la norme légale : un garagiste connaît le plus souvent mal le code du travail, en revanche, il connaît souvent bien, grâce à sa fédération professionnelle, la convention collective de la réparation automobile ;

enfin et surtout, la norme négociée est beaucoup plus stable que la norme légale qui, étant dans notre pays très politisée, change avec chaque changement de majorité ( ). C’est un atout essentiel quand on sait que le principal reproche fait par les investisseurs à notre droit du travail est moins sa complexité, et même sa rigidité, que son instabilité et son imprévisibilité ».

B - Divergences au sommet

Cette faveur du Conseil, aux premières loges dès avant la création de la QPC car depuis 1974 toute loi sociale donne lieu à sa saisine, n’allait pas de soi : la culture française est plutôt du côté de l’adage « Quand on est fort, on décide. Quand on est faible, on négocie ».

Autre acteur essentiel, la Chambre sociale de la Cour de cassation ne semble en revanche pas voir de différence fondatrice entre un acte patronal unilatéral et une norme négociée, qu’il s’agisse de consultation préalable du comité d’entreprise(16) ou d’inégalité de traitement résultant directement de l’application – pourtant obligatoire pour le chef d’entreprise - de normes conventionnelles(17). Une QPC transmise au Conseil ? Ne rêvons pas.

Aux commandes de l’Administration du travail entre 2002 et 2014 malgré deux alternances(18) et donc bien placé pour en parler, Jean-Denis Combrexelle rappelle qu’il reste du chemin à parcourir : « En France la négociation, le dialogue social ne relèvent jamais de l’évidence. Il faut, par exemple, dire au juge qu’il est important de laisser une marge aux partenaires sociaux et que, sans faire de l’accord collectif une zone de non droit, cela suppose de sa part une dose de “self restraint” ;

Dire au journaliste que le temps de la négociation n’est pas nécessairement un temps d’hésitation ou d’atermoiement ;

Au juriste que le droit de la négociation n’est pas un simple exercice intellectuel à réaliser sur telle ou telle partie d’un accord, mais qu’il forme un tout et qu’il y a derrière des enjeux essentiels pour les salariés et les entreprises ;

Au fonctionnaire que tout ne passe pas par la loi et le décret, et que le renvoi à la négociation peut être un moyen d’assurer une politique publique ;

Aux partenaires sociaux enfin, que la négociation est encore plus pertinente, même si elle est plus difficile, en période de crise(19) ».

Cet accompagnement par le Conseil du développement de la négociation collective à tous les niveaux doit-il conduire à un Grand Bond en Avant ?

II – Constitutionnaliser la négociation légiférante ?

« Loi de modernisation du dialogue social » : la loi Larcher du 31 janvier 2007, qui ne fut pas soumise au Conseil constitutionnel, a inséré en tête du code du travail un article à l’emblématique numérotation : L.1 : « Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l’ouverture éventuelle d’une telle négociation. ( ). Le présent article n’est pas applicable en cas d’urgence ( ).

Ce premier article du code du travail n’a certes fait que légaliser une pratique officieuse initiée en 1969 par J. Delors, dans le cadre de la « nouvelle société » prônée par J. Chaban-Delmas. Si l’on y ajoute les mésaventures politiques et sociales du CNE(20) puis le passage éclair du Contrat Première Embauche(21), la méthode paraît prudente.

Alors pourquoi ne pas l’insérer dans la Constitution ?

Au-delà de l’aspect politique, en l’absence en 2007 de tout contrôle réel de la représentativité des organisations syndicales mais aussi patronales, il était difficilement pensable d’aller plus loin. Mais en 2014, côté salariés après la loi du 20 août 2008 « portant rénovation de la démocratie sociale », côté employeurs après celle du 5 mars 2014, qui donnera cependant ses pleins effets qu’à compter de 2017 ?

Il y a donc peu de chances que les choses évoluent d’ici là. Et c’est mieux comme cela : si la négociation légiférante a quatre avantages déterminants (A), la constitutionnaliser n’apparaît ni nécessaire, ni souhaitable (B).

A - Les quatre avantages de la négociation légiférante(22)

1. Questions de tempo. Créant nécessairement un « temps de refroidissement » comme le disent joliment nos amis italiens, ce « temps réservé » aux partenaires sociaux a deux avantages collatéraux non négligeables :

– la machine médiatique, qui s’est parfois emballée sur un projet de loi lié à une actualité aussi brûlante que ponctuelle, va lâcher cet os au profit de celui du lendemain : « De lege non ferenda » est en France appréciable, et plus efficace que « délégiférer » ensuite par la loi. Le « choc de simplification » annoncé ne doit pas seulement viser à réduire les stocks de textes : il doit commencer par réduire les flux et donc arrêter de les empiler ;

– le temps de la négociation va donner aux experts du temps pour mieux réfléchir à la faisabilité du projet, à ses conséquences sociales et financières.

2. La source conventionnelle de la loi associant alors légitimité sociale et légitimité politique est source de davantage de consensus, à tous les stades : au Parlement, alternance après alternance, députés et sénateurs des deux bords n’ont guère envie de se mettre à dos les signataires : et plus ils sont nombreux, plus le risque est grand. En entreprise, ce texte initié par leurs confédérations est plus facilement appliqué par les militants, suscitant sans doute moins de contentieux ; mais la réalité de terrain est parfois bien éloignée des tactiques confédérales.

3. Cette double légitimité assure au texte légal et à ses décrets et circulaires, eux aussi étroitement concertés, une meilleure stabilité, lui évitant des modifications successives en cas d’alternance politique. Car politiquement, l’affaire devient plus délicate. Et juridiquement, modifier la loi ne supprimera pas l’ancien ANI qui continuera à s’appliquer, avec des conflits de normes difficiles à résoudre.

4. Parfois en forme d’union sacrée contre le chômage (cf. l’ANI unanime du 19 octobre 2012 sur le contrat de génération(23)), cette régulation apaisée peut enfin contribuer à relancer la machine économique, voire attirer davantage d’investisseurs étrangers un peu effrayés par nos gauloises réactions. De créatifs économistes ont même chiffré à 1 % de croissance le gain attendu d’un dialogue social moins rugueux : but affirmé de la loi du 14 juin 2013 issue de l’ANI du 11 janvier 2013, et dont la houleuse transposition au Parlement a montré que la méthode n’était pas forcément un long fleuve tranquille car consensuel (cf. les multiples campagnes et manifestations de FO et de la CGT). Mais

Mais créé par les partenaires sociaux puis légalisé, le compte pénibilité a par exemple montré que le législateur n’avait pas le monopole des vastes usines à gaz(24).

Mais pour un privatiste, l’ANI signé dans le cadre de cette négociation légiférante, très cadrée en amont par le gouvernement (sujets, délais), puis suivie comme le lait sur le feu par la DGT, la DGEFP et le Cabinet est un Objet Juridique Non Identifié. Contrairement à la pratique classique de négociation interprofessionnelle voulant lancer une dynamique conventionnelle dans les branches et/ou les entreprises, il s’agit alors de prévoir des modifications du cœur du code du travail, parfois très profondes (cf. ANI du 11 janvier 2013 : disparition du contrôle judiciaire des PSE, modification des procédures d’information-consultation du comité d’entreprise). Cet ANI-Chenille qui ne naît que pour devenir loi-Papillon n’a rien à voir avec un ANI classique, et l’article 34 pourrait un jour en sortir un peu groggy.

Mais au pays des slogans, qui peut être contre le mariage démocratie politique/démocratie sociale ? Que les partenaires sociaux contribuent à l’intérêt général, dans cette dynamique qui n’est pas sans rappeler l’évolution Web 1.0 / Web 2.0 – Intelligence collective est une excellente idée. Qu’ils le définissent même indirectement est une autre affaire. Car, in fine, qui représente l’intérêt général ?

Sans parler d’un retour à une veille problématique(25) voire à un néo-corporatisme(26), ce processus doit-il être constitutionnalisé comme l’avait souhaité en mars 2012 une improbable alliance MEDEF – candidat François Hollande(27) ? En caricaturant, le premier voulait, grand classique surtout quand la gauche arrive au pouvoir, que l’État lâche les entreprises effectivement paralysées par des couches successives de contraintes touchant particulièrement les TPE et PME créatrices d’emploi. Et le second, ex-fils spirituel de Jacques Delors et futur premier président français vraiment social-démocrate, voulait rendre hommage aux « corps intermédiaires » avec les très médiatisées « Conférences sociales » de début juillet, symboliquement tenues au Conseil économique, social et environnemental. Mais aussi essayer de les impliquer dans des réformes structurelles pas forcément populaires.

B - Une constitutionnalisation ni nécessaire, ni souhaitable, car

1. Les rythmes de la décision politique et de la négociation sociale sont différents, a fortiori en notre période de restructuration de tout notre appareil productif où il faut parfois aller vite : pour des raisons d’urgence de la mesure (L.1 l’évoque prudemment), mais aussi pour limiter la montée au feu des lobbies de toute nature. Certains mauvais esprits pensent même que, totalement immergés et impliqués dans le modèle industriel d’hier et élevés au biberon de la croissance des Trente Glorieuses, la plupart de nos partenaires sociaux ne sont pas capables de penser ou de mettre en œuvre un changement aussi radical. Seule la puissance publique peut provoquer, avec du sang et des larmes, cette révolution de l’immatériel, en nos temps de croissance faible grippant tout notre système de redistribution.

2. Accord interprofessionnel / transposition législative, bon. Mais quid de l’absence d’ANI signé malgré des rappels de plus de plus en plus insistants de la puissance publique ? Côté salarié, c’est donner beaucoup de pouvoir au(x) confédération(s) qui veulent jouer ce jeu(28). Côté employeurs, n’est-ce pas finalement un quasi droit de veto qui pourrait être ainsi indirectement donné ? Bien sûr, en droit le gouvernement peut passer outre cette inertie. Dans les faits, une telle opposition paraît difficilement surmontable si le désaccord porte sur le fond de la réforme.

3. ANI positivement majoritaire à plus de 50 % ? Forcément unanime ? Depuis août 2013, le seuil légal minimal est que les signataires aient recueilli plus de 30 % des suffrages exprimés. Mais on voit mal la légitimité d’une loi reprenant un accord minoritaire (ex. : CFDT + CFTC = 40 %), promettant ainsi des amendements sévères en forme de troisième round à l’Assemblée nationale ou au Sénat, et donc un rude désaveu des signataires. À l’inverse, en cas d’accord unanime, si juridiquement rien ne change, politiquement ce sera une autre affaire si l’accord n’est pas strictement transposé(29).

4. Si le gouvernement « oublie » cette première phase sociale (« sauf urgence », ce qui laisse quelque marge), le Conseil constitutionnel pourrait désormais recaler sur ce seul motif une loi entière de droit du travail(30).

Bref, comme le résume Alain Supiot(31) : « la démocratie politique doit garantir à la démocratie sociale une sphère d’autonomie, sans perdre le pouvoir du dernier mot ».

Demain ? Négociation collective, accord majoritaire et sort des contrats de travail

Tant que les accords d’entreprise pouvaient être signés sans véritable vérification de la représentativité réelle des signataires syndicaux, la question du sort des contrats individuels de travail ne se posait guère. Depuis la loi de 2008 (représentativité minimum des négociateurs à 10 % des suffrages exprimés, seuil minimum de 30 % pour la validité de l’accord) puis la signature d’accords de compétitivité-emploi impactant directement les salaires contractuels, les rapports accord collectif favorisé par le législateur(32) / contrat de travail dont l’intangibilité est défendue par la jurisprudence sont devenus conflictuels.

La décision du Conseil constitutionnel du 15 mars 2012 était donc très attendue. Contrôlant l’article 45 de la loi Warsmann voulant faire plier les contrats de travail en cas d’accord d’annualisation, ce qu’avait justement refusé la Chambre sociale un an auparavant, le Conseil aurait pu se contenter de son triptyque classique : 1 / Y a-t-il atteinte à la liberté contractuelle ? 2 / Le législateur démontre-t-il alors un motif d’intérêt général ? 3/ Et suffisant pour aller jusque-là ? Or le Conseil commence par citer notre huitième alinéa du Préambule constitutionnel, puis légitime la réforme après avoir rappelé que « cette possibilité de répartition des horaires sans obtenir l’accord préalable de chaque salarié est subordonnée à l’existence d’un accord collectif, applicable à l’entreprise, qui permet une telle modulation ».

Extraits de cette décision voulant accompagner pour l’avenir la contractualisation du droit du travail français : « 12. Considérant que, selon les requérants, en permettant à une entreprise de moduler la répartition du temps de travail sur l’année sans devoir obtenir l’accord préalable du salarié, ces dispositions porteraient atteinte à la liberté contractuelle ;

13. Considérant que, d’une part, aux termes du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : “Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises” ; que, d’autre part, le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ainsi que, s’agissant de la participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail, du huitième alinéa du Préambule de 1946 ;

14. Considérant qu’il résulte des travaux préparatoires de la loi déférée qu’en permettant que la répartition des horaires de travail sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l’année ne constitue pas en elle-même une modification du contrat de travail exigeant un accord préalable de chaque salarié, le législateur a entendu conforter les accords collectifs relatifs à la modulation du temps de travail destinés à permettre l’adaptation du temps de travail des salariés aux évolutions des rythmes de production de l’entreprise ; que cette possibilité de répartition des horaires de travail sans obtenir l’accord préalable de chaque salarié est subordonnée à l’existence d’un accord collectif, applicable à l’entreprise, qui permet une telle modulation ; qu’il s’ensuit que ces dispositions, fondées sur un motif d’intérêt général suffisant, ne portent pas à la liberté contractuelle une atteinte contraire à la Constitution ».

Comme le remarque le publiciste Jean-François Akandji-Kombé(33) : « _Pour la première fois était posée au juge constitutionnel la question du rapport entre les deux faces de la liberté contractuelle. Et pour la première fois se trouve affirmée, dans les rapports de travail, la supériorité de sa face collective sur sa dimension individuelle. Cette supériorité procède de ce qu’au nom de la première (liberté contractuelle des partenaires sociaux), dont l’autonomie s’affirme dans la décision comme renforcée, la seconde peut être restreinte, voire au-delà. Le rapport ainsi établi est d’ordre hiérarchique. Il conduit à ce que, si telle est la volonté du législateur, le contrat de travail doive s’effacer devant l’accord collectif._Cela étant, on se gardera bien de voir dans cette hiérarchisation-supplantation un principe général d’articulation normative commandé par la Constitution.

Reste à savoir si la compétitivité des entreprises aurait pu, en elle-même, être regardée comme motif d’intérêt général dans la perspective de restrictions apportées à la liberté contractuelle ; et à supposer qu’elle puisse être ainsi considérée, si ce motif pouvait passer pour suffisant. Il est plus juste de le regarder comme une autorisation donnée au législateur pour décider de l’ordonnancement entre accord collectif et contrat de travail ».

Mais soumettre le salarié subordonné à un accord collectif (majoritaire) à notre époque où l’individu est roi ?

« Tout ce qui était n’est plus. Tout ce qui va advenir n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. » MUSSET, septembre 1836

(1) « La place de la négociation dans la hiérarchie des normes de droit », Semaine Sociale Lamy, 15 octobre 2012, p. 6.

(2) Quantitativement, le bond des accords d’entreprise est spectaculaire : environ 600 par an avant 1982, 6 370 en 1992, 9 270 en 1996, 23 000 en 2002 et 31 514 en 2013.

(3) L. 2251-1 : « Une convention ou un accord peut comporter des stipulations plus favorables aux salariés que les dispositions légales en vigueur. Ils ne peuvent déroger aux dispositions qui revêtent un caractère d’ordre public ».

(4) « Le principe en vertu duquel la loi ne peut permettre aux accords collectifs de travail de déroger aux lois et règlements ou aux conventions de portée plus large que dans un sens plus favorable aux salariés ne résulte d’aucune disposition législative antérieure à la Constitution de 1946, et notamment pas de la loi du 24 juin 1936 ; dès lors, il ne saurait être regardé comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens du Préambule de la Constitution de 1946 ; en revanche, il constitue un principe fondamental du droit du travail au sens de l’article 34 de la Constitution, dont il appartient au législateur de déterminer le contenu et la portée » (n° 2004-494 DC du 29 avril 2004).

(5) PSE négocié (un an plus tard, 61 % le sont), accord de GPEC, de mobilité, de maintien de l’emploi : c’est tout l’objet de la « loi de sécurisation de l’emploi » du 14 juin 2013 puis celle du 4 mars 2014 sur la formation, qui font système autour des accords d’entreprise ; cf. J.-E. RAY, « Une mue salutaire, pour que la France épouse son temps », Dr. soc. 2013, p. 664 s.

(6) « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », qui comprend à la fois le droit à la négociation collective et celui de participer à la gestion des entreprises, là encore directement (administrateurs désignés) ou indirectement (le comité d’entreprise consulté sur les « orientations stratégiques ») remis au goût du jour avec la loi du 14 juin 2013 issue de l’ANI du 11 janvier intitulé « pour un nouveau modèle économique et social ».

(7) Voir la synthèse de B. Teyssié faite dans ces mêmes Cahiers : « Loi et contrat collectif de travail : variations à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel » , Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17, Dossier Loi et contrat, mars 2005.

(8) L’incompétence négative est légitimement pourchassée ; dans sa décision n° 2014-388 QPC du 11 avril 2014 sur le portage salarial, le Conseil n’examine pas les griefs soulevés par les requérants mais soulève d’office un grief non invoqué par le syndicat : « S’il est loisible au législateur de confier à la convention collective le soin de préciser les modalités concrètes d’application des principes fondamentaux du droit du travail, il lui appartient d’exercer pleinement la compétence que lui confie l’article 34 de la Constitution ».

(9) Car chaque pays ayant sa propre histoire politique et sociale, il n’existe pas de « modèle » social. En Allemagne, si le syndicat DGB compte aujourd’hui encore six millions d’adhérents à lui tout seul (contre 12 millions en 1990), seulement 51 % des salariés sont couverts par une convention collective, contre 80 % en Italie et 94 % en France du fait de l’existence de conventions de branche étendues.

(10) On ne peut ignorer le rôle essentiel de chacune des neuf personnalités désignées du Conseil constitutionnel, chacun venant avec son expérience propre. Ainsi Olivier Dutheillet de Lamothe avait été directeur général du travail entre 1987 et 1995, et Jacques Barrot vice-président de la Commission européenne de 2004 à 2009, avant d’y être nommé en mars 2010.

(11) La directive du 11 mars 2002 établissant un « cadre général relatif à l’information et à la consultation des travailleurs » vise « à promouvoir l’implication des travailleurs dans la marche générale de l’entreprise : elle s’inscrit dans l’objectif de renforcer le dialogue social comme facteur d’anticipation des changements ».

(12) « La négociation collective des relations de travail a suscité l’émergence d’un type particulier de gouverne politique qui reconnaît et encourage l’existence d’un ordre institutionnel distinct de celui organisé par la démocratie représentative. Dans ce contexte, la particularité des relations professionnelles est que salariés et employeurs, dont les représentants sont investis d’un pouvoir normatif dans la négociation collective, peuvent se forger eux-mêmes leur propre loi, mais souvent dans un cadre défini par le législateur ». in Relations professionnelles et régulations sociales : les nouvelles dimensions du politique, sous la direction de Laurent Duclos, Guy Groux, Olivier Mériaux, LGDJ, 2010.

(13) Cf. décision n° 2004-507 DC du 9 décembre 2004 : « Considérant qu’il est loisible au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions et aux relations de travail, de laisser aux employeurs et aux salariés, ou à leurs organisations représentatives, le soin de préciser, notamment par la voie de la négociation collective, les modalités concrètes d’application des normes qu’il édicte en matière de droit du travail ; qu’il lui est également loisible de prévoir qu’en l’absence de convention collective, ces modalités d’application seront déterminées par décret ».

(14) Bertrand Mathieu, « La répartition constitutionnelle des compétences entre la loi et les accords collectifs de travail en droit français », Les Cahiers de Droit de l’Université Laval, vol. 48, n° 1-2 2007, p. 125 s.

(15) In « Treize paradoxes du droit du travail », numéro spécial dirigé par Philippe Waquet, Semaine sociale Lamy, Suppl. no 1508, 10 octobre 2011.

(16) Cass. soc., 5 mai 1998, EDF : « La décision du chef d’entreprise doit être précédée par la consultation du comité d’entreprise, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que la décision en cause est une décision unilatérale, ou prend la forme d’une négociation d’un accord portant sur l’un des objets soumis légalement à l’avis du comité d’entreprise ».

(17) Cass. soc., 4 décembre 2013, n° 12-19.667, FS-P+B : « Ayant relevé que l’employeur se bornait à soutenir que les agents de direction, ingénieurs-conseils et médecins salariés des organismes de sécurité sociale d’une part, et les cadres et agents d’exécution de ces mêmes organismes d’autre part, ne se trouvaient pas dans une situation identique puisqu’ils relevaient de conventions collectives distinctes, la cour d’appel a exactement décidé que l’employeur ne justifiait ainsi d’aucune raison objective et pertinente pouvant légitimer la disparité constatée ».

(18) Ce grand serviteur de l’État a mené à bien la révolution de la loi du 20 août 2008 pour les syndicats de salariés, puis la loi du 5 mars 2014 qui a repris son rapport pour la représentativité patronale d’octobre 2013, en gardant toujours la confiance des partenaires sociaux. Avec la DGEFP, il a enfin porté la traduction en décrets – eux aussi largement concertés avec les partenaires sociaux – de la fort complexe loi du 14 juin 2013 issu de l’ANI (accord national interprofessionnel) du 11 janvier.

(19) « La carte et le territoire », Dr. Soc. 2010, p. 543.

(20) Créé par l’ordonnance du 2 août 2005, abrogé par la loi du 25 juin 2008, achevé par la déclaration d’inconventionnalité de la Chambre sociale le 1er juillet 2008.

(21) Créé par la loi 2006-396 du 31 mars 2006, puis abrogé après moult manifestations de rue par la loi n° 2006-457 du 21 avril 2006.

(22) Voir les actes du colloque du Conseil d’État du 5 février 2010, Dr. Soc. mai 2010 : « La place des partenaires sociaux dans l’élaboration des réformes » ; G. Couturier et J.F. Akandji-Kombé (sous la direction de) : « Compétitivité des entreprises et sécurisation de l’emploi : le passage de l’ANI du 11 janvier 2013 à la loi du 14 juin 2013 », Éditions de l’IRJS – Paris I – Sorbonne, décembre 2013. A. Supiot : « La loi Larcher ou les avatars de la démocratie représentative », Dr. Soc. mai 2010, p. 525

(23) Devenu loi du 1er mars 2013, dont le succès statistique reste un an plus tard modeste, mais qui a remis en cause dans nombre d’entreprises les accords antérieurs sur les seniors, voire ceux de GPEC.

(24) Voir notre article : « De l’ANI à la loi : la critique est aisée, mais l’art est difficile (Éthique de conviction et éthique de responsabilité) », IRJS – Paris I, décembre 2013, préc. p. 57.

(25) Fondatrice du droit du travail moderne, la loi du 21 mars 1884 relative aux « libertés des associations professionnelles ouvrières et patronales », légalise cette forme « d’assignation à résidence professionnelle » des syndicats se voyant interdire de sortir de leur pré carré par des partis politiques méfiants : cf. Béranger, Sénat, séance du 8 juillet 1882, JO, Débats, p. 751 : « Il faut éviter de permettre la constitution de sociétés ouvrières se donnant ouvertement un but politique et s’insurgeant contre l’ordre social ».

(26) Cf. Antoine Lyon-Caen, Revue de Droit du travail, juin 2013, p. 295.

(27) Suite à la proposition du candidat F. Hollande, le Conseil des ministres avait adopté le 13 mars 2013 un projet de loi constitutionnelle consacrant le rôle de la négociation entre syndicats et organisations patronales dans la construction des normes législatives sur le droit du travail, repoussé sine die trois mois plus tard.

(28) Sans oublier que dans le jeu social français, pouvoir peser sur la négociation, pour ensuite s’activer auprès du pouvoir politique est une vieille pratique. Il n’est donc pas certain que cette dynamique d’autonomie haut et fort revendiquée par certaines confédérations mette fin à ces mauvaises habitudes : plutôt que de négocier ensemble longuement et devoir faire des concessions, saisir un ministre voire un président politiquement proche semble plus rapide et moins coûteux.

(29) Sur l’ensemble de cette question : P.-Y. Verkindt, « Syndicat, syndicalisme et démocratie sociale », JCP (S) 290, mai 2012, n° 1233.

(30) Voir Martine Le Friant et Antoine Jeammaud : « Une réforme constitutionnelle pour quelle autonomie collective » ? ; Christophe Radé : « Pour une réforme constitutionnelle ambitieuse du dialogue social in Mélanges offerts à François Gaudu, Publications de l’IRJS Paris I – Sorbonne, juin 2014.

(31) « La loi Larcher ou les avatars de la démocratie représentative », Dr. soc. 2010, p. 529.

(32) Qui a le 13 juin 2013 fixé un seuil minimum non plus de 30 %, mais de 50 % pour les accords difficiles (PSE négociés, accord de maintien de l’emploi) : or la loi de la majorité

(33) « La modulation du temps de travail : regard sur une validation constitutionnelle », Semaine Sociale Lamy, n° 1534 du 16 avril 2012.