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La notion de sincérité du scrutin

Richard GHEVONTIAN - Professeur à la Faculté de droit et science politique d'Aix-Marseille - GERJC-CNRS UMR 6055, Directeur de l'IEFEE

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 13 (Dossier : La sincérité du scrutin) - janvier 2003

La notion de « sincérité du scrutin » est, sans doute, l'une des plus répandues du droit électoral. Le juge électoral, quel qu'il soit, l'utilise très fréquemment dans ses décisions et lui fait même jouer un rôle majeur puisque c'est son respect ou son atteinte qui détermine, le plus souvent, le sort du contentieux en cours.

Au coeur même du droit électoral, la notion de sincérité du scrutin souffre cependant d'une sorte de défaut de visibilité.

Si sa perception « macroscopique » est relativement simple, elle s'avère beaucoup plus complexe lorsque l'on passe au niveau « microscopique ».

Vue de loin, on peut définir la sincérité du scrutin comme le révélateur de la volonté réelle de l'électeur. Dès lors que celle-ci ne peut pas être connue de manière certaine, et donc qu'il est impossible de connaître avec certitude le choix majoritaire des électeurs, l'élection est annulée par le juge (1).

Toute la question est alors de savoir ce qui permet de garantir cette sincérité du scrutin. Et il faut bien reconnaître, qu'ici, la réponse n'est pas aisée tant les cas retenus par la jurisprudence sont nombreux et variés.

En réalité, en y regardant de près, on s'aperçoit que cette notion en apparence éclatée trouve son unité autour du respect d'un certain nombre de principes fondamentaux du droit électoral que l'on peut intégrer, pour reprendre l'expression de Pierre Garrone, dans le « patrimoine électoral européen »(2).

Ces principes sont : l'égalité, la liberté et le caractère secret du vote. Ils sont d'ailleurs si importants qu'ils font l'objet, dans la plupart des démocraties respectueuses de l'État de droit d'une consécration constitutionnelle.

Ainsi, la Constitution française de 1958, proclame-t-elle dans son article (3) que « le suffrage est universel, égal et secret ». Même si cet article ne fait pas référence de manière expresse à la liberté de suffrage, celle-ci est implicite : toute violation de cette liberté serait, en effet, directement contraire au principe démocratique réaffirmé à l'article premier de la Constitution.

Les grands textes européens relatifs aux droits fondamentaux, de leur côté, s'inspirent de ces principes. Si la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne contient pas de dispositions relatives aux droits politiques, le protocole additionnel du 20 mars 1952 amendé par le protocole n° 11 dispose dans son article 3 : « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

La charte des droits fondamentaux de l'Union européenne de 2000, dans son chapitre V consacré à la citoyenneté, précise que « les membres du Parlement européen sont élus au suffrage universel direct, libre et secret » (art. 39, al. 2).

Si ces principes ont une valeur identique, leur portée peut être variable : la sincérité du scrutin peut, en effet, se mesurer de manière collective à travers le corps électoral considéré dans son ensemble ou bien à travers l'électeur à titre individuel.

I. La sincérité du scrutin et le corps électoral

La sincérité du scrutin implique, comme nous l'avons vu, que le résultat de l'élection soit l'exact reflet de la volonté, exprimée par la majorité du corps électoral. C'est pourquoi la perception collective de cette notion, en tant qu'elle s'applique à l'ensemble de ce corps, est primordiale. Et, ici, deux principes vont être actionnés : le principe d'égalité et le principe de liberté.

A. L'égalité

D'une manière générale, le principe d'égalité joue un rôle majeur dans la conception démocratique de l'État de droit, comme l'atteste la place que le Conseil constitutionnel lui accorde dans sa jurisprudence.

Il n'est donc pas étonnant que, s'agissant plus spécifiquement du droit électoral fondamental, ce principe occupe une place toute particulière et conditionne le respect de l'exigence de sincérité.

Par essence, ce principe d'égalité est, d'une manière générale, polymorphe et, naturellement, il se présente, dans le domaine qui nous concerne, sous différentes formes.

Tout d'abord, il implique ce que l'on pourrait appeler l'égalité des conditions de la compétition, ce qui signifie que toutes les candidatures (individuelles ou collectives) doivent être soumises au même traitement. Cela concerne surtout les campagnes électorales aussi bien à travers leur financement qu'à travers l'accès aux médias audiovisuels.

Énoncée ainsi cette exigence paraît simple, mais en pratique elle soulève de grandes difficultés, notamment lorsque l'on a affaire à des formations politiques, dont le statut n'est pas, en France, clairement défini.

C'est la raison pour laquelle ce principe, en ce qui concerne l'accès aux médias audiovisuels, tend plutôt vers l'équilibre que vers la stricte égalité, l'exception demeurant l'élection présidentielle.

Cette souplesse est d'ailleurs admise par le Conseil constitutionnel qui reconnaît que le législateur peut limiter l'accès des partis aux médias audiovisuels publics à condition que cette limitation soit raisonnable et qu'elle ne porte atteinte ni au principe d'égalité ni à celui du pluralisme des courants d'idées et d'opinions.

En deuxième lieu, il s'agit de l'égalité de décompte (4): chaque électeur doit disposer du même poids que les autres électeurs ce qui peut se résumer dans une formule simple : un électeur, une voix. S'il en était autrement, le résultat de l'élection ne serait pas fidèle à la volonté de la majorité réelle du corps électoral.

Ainsi, sont prohibés : les inscriptions sur plusieurs listes électorales, le vote plural ou encore le vote familial.

Cette exigence est si forte qu'elle s'applique non seulement aux élections politiques mais aussi aux élections professionnelles comme l'a décidé le Conseil constitutionnel (5).

Enfin, et c'est sans doute pour ce qui nous concerne, le plus important, ce principe se décline en égalité de représentation.

La question du découpage électoral, c'est-à-dire la technique par laquelle le territoire national (ou une partie de celui-ci) est divisé en circonscriptions électorales dans lesquelles les électeurs sont répartis pour exercer leur droit de vote est déterminante au plan collectif sur l'expression sincère de la volonté du corps électoral.

L'enjeu démocratique de ce découpage est particulièrement important, car, si sa finalité est détournée, et sa mise en oeuvre manipulée, le résultat électoral obtenu de façon déloyale, ne sera dû qu'à un regroupement artificiel d'électeurs. Cette perversion de la démocratie est bien connu sous le terme de Gerrymandering du nom de ce gouverneur américain (Gerry) qui avait découpé une circonscription en forme de salamandre (salamander) pour pérenniser son élection.

Il faut donc faire en sorte d'éviter, ici plus qu'ailleurs, l'arbitraire.

On peut tout d'abord y parvenir en confiant ce pouvoir de découper à un organe indépendant. Ce système est rare même si, dans certains États, comme l'Allemagne une commission indépendante peut être associée aux décisions de découpage.

Dans la plupart des cas, il appartient au gouvernement et au Parlement de procéder à ces opérations qui, par nature, ont un caractère très politique.

Ainsi, dans le système français, le découpage des cantons est-il opéré par décret, celui des circonscriptions législatives par la loi.

Cette intervention du pouvoir politique dans un processus qui peut déterminer la physionomie d'un scrutin n'est pas condamnable en soi au regard de l'État de droit et de la démocratie, dès lors qu'elle est assortie de garanties fortes d'objectivité.

La solution passe alors par un contrôle du juge à partir de critères précis, objectifs et stables. C'est ce que fait en France le Conseil d'État pour les découpages effectués par décret(6) et le Conseil constitutionnel pour ceux effectués par la loi.

Le Conseil constitutionnel a ainsi fixé sa jurisprudence dans deux importantes décisions(7). Se fondant sur le respect du principe de l'égalité du suffrage, la Haute juridiction a tout d'abord précisé la portée du principe d'équilibre démographique en le qualifiant de « règle fondamentale » qui doit permettre une égale représentation des populations sans pour autant exiger une stricte proportionnalité. Si le critère démographique est le principe, des écarts de représentation peuvent être ainsi admis, pour tenir compte d'impératifs d'intérêt général précis comme la nécessité d'assurer un lien étroit entre l'élu et l'électeur, ou la prise en compte de la continuité territoriale.

Ces écarts doivent cependant être exceptionnels et limités.

Le deuxième principe mis en avant est celui de l'équilibre politique. Ici, il s'agit de faire en sorte que l'égalité entre candidats ou forces politiques soit respectée pour éviter tout arbitraire politique.

Non seulement ce découpage doit être équitable mais de plus, il doit être régulièrement réactualisé pour tenir compte des évolutions démographiques. Pour le Conseil constitutionnel, « le respect dû au principe de l'égalité de suffrage implique que la délimitation des circonscriptions électorales pour la désignation des députés fasse l'objet d'une révision périodique en fonction de l'évolution démographique... »(8).

Ainsi, dans une décision relative à l'élection de l'Assemblée de Polynésie, le Conseil constitutionnel note-t-il que le législateur a amélioré la représentativité de cette Assemblée en tenant compte du dernier recensement de la population des différents archipels du territoire (9).

A contrario, est relevée la « carence » du législateur, lorsque celui-ci n'a pas tenu compte de l'évolution de la population des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation (10).

B. La liberté (neutralité et objectivité)

Pour atteindre l'objectif de sincérité, il est indispensable que les électeurs pris dans leur ensemble soient à l'abri de toute pression de l'État et plus généralement de l'autorité publique. C'est là, bien évidemment, la condition nécessaire à l'expression libre de la volonté du corps électoral.

Et cette garantie de liberté passe par la neutralité et l'objectivité de l'État.

Ce dernier, s'il a une mission « naturelle » d'organisation des élections, n'a pas à intervenir dans la compétition elle-même au profit de tel ou tel candidat ou de telle ou telle formation politique, cela de manière directe ou indirecte.

1) La neutralité de l'État passe tout d'abord par la neutralité et l'objectivité respectées dans l'organisation des élections.

S'il appartient bien à l'État d'édicter les actes préparatoires aux élections, il est absolument indispensable que ceux-ci puissent être contrôlés par le juge. En France, si le problème ne se pose pas pour les élections politiques locales, le Conseil d'État, juge « naturel » de la légalité des actes administratifs étant aussi, en la matière juge de l'élection, il s'est posé de manière aiguë pour les élections politiques nationales depuis 1958. Pour celles-ci, en effet, le juge électoral étant le Conseil constitutionnel, s'est très vite posé un problème de concurrence avec la Haute juridiction administrative (11) pour savoir quel juge était compétent pour statuer avant le scrutin sur la légalité de ces actes (12). Après une « dispute » des juges de 20 ans, et face à la carence du législateur, le « dialogue » constructif établi entre les deux juridictions a permis de trouver une solution empirique mais finalement satisfaisante à ce problème (13).

2) La neutralité de l'État doit également se manifester au niveau de la campagne électorale.

Sans aller jusqu'au système de la candidature officielle pratiquée sous le Second Empire et qui aujourd'hui - qu'elle soit unique ou non - n'est heureusement l'apanage que des seuls régimes totalitaires, il faut éviter toute intervention « officielle » dans la campagne susceptible de faire pression sur les électeurs.

Ici encore, il est nécessaire de relativiser la mise en oeuvre de ce principe. Comment, en effet, réduire au silence les autorités de l'État pendant toute la durée de la campagne électorale, même dans l'hypothèse - fréquente - où elles sont elles-mêmes candidates ? Cela ne serait pas raisonnable. Il faut simplement - mais la chose n'est pas aisée - bien distinguer entre les interventions « institutionnelles » de ces autorités et leurs interventions purement électorales.

II. La sincérité du scrutin et l'électeur

A. Le caractère secret

À titre individuel, l'électeur doit pouvoir exprimer son choix en toute liberté, à l'abri de toute pression. Mais à partir du moment où ces pressions sont exercées sur les individus, elles sont très difficiles à déceler (14). En réalité, l'important ici, est qu'au bout du compte, l'électeur effectue son vote en toute conscience et en suivant sa seule volonté.

La seule garantie de cette exigence est donc le caractère secret du vote qui permet d'en assurer la liberté.

Ce principe, trop souvent négligé, parce que sans doute considéré à tort comme accessoire ou secondaire, est pourtant de toute première importance. S'appliquant « en bout de chaîne », au moment décisif, c'est finalement sur lui que repose « in extremis » le respect de la sincérité du scrutin.

Ce n'est donc pas un hasard si la consécration de ce principe est considérée comme une conquête de la démocratie.

Le vote public, présenté malheureusement encore par certains comme démocratique, est pourtant réservé aux situations révolutionnaires ou aux régimes totalitaires. Il n'est, en aucun cas, compatible avec l'État de droit.

C'est la raison pour laquelle, conformément au principe posé à l'article 3 de la Constitution, l'article L. 59 du code électoral rappelle dans une formule sobre : « Le vote est secret », disposition dont la sanction pénale est prévue à l'article L. 113 : " ... Quiconque, soit dans une commission administrative ou municipale, soit dans un bureau de vote ou dans les bureaux des mairies, des préfectures ou sous-préfectures, avant, pendant ou après un scrutin, aura, par inobservation volontaire de la loi ou des arrêtés préfectoraux, [...], violé ou tenté de violer le secret du vote, porté atteinte ou tenté de porter atteinte à sa sincérité, empêché ou tenté d'empêcher les opérations du scrutin, ou qui en aura changé ou tenté de changer le résultat, sera puni d'une amende de 15000 euros et d'un emprisonnement d'un an ou de l'une de ces deux peines seulement. Si le coupable est fonctionnaire de l'ordre administratif ou judiciaire, agent ou préposé du gouvernement ou d'une administration publique, ou chargé d'un ministère de service public ou président d'un bureau L. 113 du même code de vote, la peine sera portée au double. "

La mise en oeuvre de ce principe s'effectue par différentes techniques, la première d'entre elles étant celle de l'isoloir, petite cabine destinée, pour reprendre les termes mêmes du code électoral à « soustraire (l'électeur) aux regards pendant qu'il met son bulletin dans l'enveloppe (15) ».

L'article L. 62, alinéa 2 du code électoral dispose à cet égard que " ... dans chaque bureau de vote, il y a un isoloir par 300 inscrits ou par fraction ".

Matériellement, cette petite cabine doit être munie d'une ouverture fermée par un rideau, afin de n'offrir prise à aucun regard extérieur (16).

Le passage par l'isoloir est obligatoire, et si cette prescription n'est pas respectée, le scrutin pourra être annulé (17). Il en va de même lorsque l'accès à l'isoloir est entravé par la présence d'un trop grand nombre de personnes (18).

L'autre technique est celle de l'enveloppe dans laquelle l'électeur doit obligatoirement glisser son   bulletin(19).

Enfin se pose le problème du choix des bulletins de vote avant le passage dans l'isoloir.

Ici, l'électeur a le choix entre deux possibilités : soit il se rend au bureau de vote muni du bulletin qu'il a préalablement sélectionné parmi l'ensemble qui lui a été adressé par voie postale à son domicile. Ce bulletin étant dissimulé, l'électeur n'a plus, qu'à prendre l'enveloppe et à passer par l'isoloir. Personne ne pourra alors connaître son choix.

Soit il utilise les bulletins mis à sa disposition dans le bureau de vote et, comme cela se fait au vu et au su de tous, il doit prendre tous les bulletins même si cela est parfois fastidieux ou heurte sa conscience politique...

Ne prendre qu'un seul bulletin par exemple - celui que l'on va utiliser - est une atteinte évidente au secret du vote. Même si cette pratique est fréquente elle n'en reste pas moins condamnable et il appartient au juge électoral d'en rappeler l'interdiction.

La seule exception que l'on peut admettre parce qu'elle ne remet pas en cause le secret du vote c'est le choix unique effectué par l'un des candidats pour lui-même (ce qui n'est pas forcément très élégant...) ou encore par une personnalité politique aux opinions bien connues.

C'est d'ailleurs ce qu'a récemment rappelé le président Yves Guéna devant la presse : « Le fait, pour une personnalité politique de premier plan, de ne prendre » par mégarde « qu'un bulletin de vote ne rompt pas le secret du vote. Son choix est en effet de notoriété publique »... (20)

Le secret du vote qui, comme on le voit, est non seulement un droit de l'électeur mais aussi - et peut être surtout - une obligation qui s'impose à lui et à laquelle il ne peut pas déroger, semble depuis quelque temps négligé, toutes les formalités qu'il impose (isoloir, enveloppes, bulletins...) semblant trop lourdes et inutiles.

Pourtant, plus que jamais, il faut donner vie à ce principe et en souligner la très grande importance comme l'ont clairement montré des événements politiques récents en France et surtout dans la perspective de nouvelles technologies électorales.

À l'occasion du deuxième tour de l'élection présidentielle française de 2002, qui a donné lieu à une confrontation politique extrêmement singulière, certaines personnalités ont appelé les électeurs à ne prendre ostensiblement qu'un seul bulletin de vote sur les deux proposés ou de voter affublés d'accoutrements ou d'ustensiles divers censés montrer le caractère négatif du choix qui s'imposait à eux.

Dans toutes ces hypothèses, il était manifestement porté atteinte au secret du vote. Le risque étant grand de voir ces pratiques connaître un certain succès, et par là-même, altérer la régularité du scrutin, le Conseil constitutionnel a, fort pertinemment, adressé une mise en garde sans équivoque contre ces pratiques et les conséquences qu'elles pourraient avoir au plan contentieux (21). Cette prise de position rendue publique ayant été largement diffusée par les médias, plusieurs électeurs ont ainsi pris conscience de l'incongruité de telles attitudes et du danger qu'elles faisaient peser sur le scrutin lui-même.

Il est alors d'autant plus regrettable que, de manière heureusement très marginale, certains maires, autorités pourtant chargées d'organiser localement les opérations électorales et donc de veiller à leur régularité, n'aient pas tenu compte de ces avertissements.

Le cas le plus spectaculaire est celui du Maire de Villemagne, petite commune de l'Aude qui avait encouragé et même organisé lui-même des manifestations extérieures du sens du vote avec, en supplément, un dispositif de « décontamination » et un simulacre de vote avec des bulletins portant le nom d'un candidat non présent au second tour.

Ce comportement inadmissible et puéril a eu la sanction électorale qui s'imposait : dans des termes très durs à l'égard de l'autorité concernée, le Conseil constitutionnel a annulé l'ensemble des résultats de ce bureau de vote (22).

La Haute juridiction fonde sa décision sur le fait que « que ces agissements annoncés et conduits par l'autorité même chargée des opérations électorales dans la commune, sont incompatibles avec la dignité du scrutin et ont été de nature à porter atteinte au secret du vote ainsi qu'à la liberté des électeurs » (23).

La référence à la dignité doit, ici, être soulignée. En effet, et le Conseil constitutionnel a eu raison de le faire avec force, il est indispensable de rappeler que, dans une démocratie, l'élection est un acte majeur qui doit s'accomplir dans des conditions sérieuses et dignes. Il ne peut s'agir ni d'une mascarade ni d'un happening. Même si le lien avec la sincérité paraît ténu, il est pourtant bien réel : au moment où il vote, le citoyen doit avoir pleinement conscience du rôle qui est le sien et de l'importance du geste qu'il accomplit : toute dérision, voire tout laisser-aller risqueraient alors de troubler cette impression et de fausser finalement le jugement de l'électeur. À ce titre, la dignité est garante de la sincérité du scrutin.

Pour terminer sur cette question centrale, il faut la mettre en perspective avec les nouvelles technologies électorales. Pour améliorer les conditions matérielles du vote, et permettre une plus grande participation des citoyens, le recours aux technologies informatiques est envisagé sous différentes formes : vote électronique, vote avec une carte à puces, vote à distance par liaison Internet...

Ces techniques - et surtout l'utilisation d'Internet - se heurtent naturellement au problème de leur confidentialité. Il ne faut donc pas, aujourd'hui, minimiser cette question. Plus que jamais le secret du vote est d'actualité.

Il appartient aux citoyens de s'y plier scrupuleusement, aux autorités publiques d'en assurer le respect et au juge d'en sanctionner avec rigueur la violation.

B. La clarté du choix de l'électeur

La sincérité du scrutin ne peut être attestée que si l'on peut connaître clairement le choix - et donc la volonté - de l'électeur.

En outre, cette volonté et ce choix ne doivent pas être faussés par la fraude.

1) La connaissance claire du choix de l'électeur se retrouve à travers la notion de suffrages exprimés, suffrages qui sont seuls pris en compte pour le calcul du résultat.

A contrario, sont exclus de ce décompte les bulletins nuls dont la définition nous est donnée par l'article L. 66 du code électoral : il s'agit de « ceux ne contenant pas une désignation suffisante ou dans lesquels les électeurs se sont fait connaître ». La diversité de ces bulletins est bien connue (bulletins raturés, pliés, signés, déchirés, contenant des indications manuscrites, enveloppes vides ou encore bulletins multiples de plusieurs candidats...) et ne pose guère de problème au juge électoral.

Reste la question du bulletin blanc, dont la signification politique est claire (le refus du choix proposé) mais que le droit électoral français assimile aux bulletins nuls (art. L. 66, C. élec.).

Cette assimilation faite par la loi, peut, à juste titre, apparaître non fondée comme ne tenant pas compte de la volonté clairement exprimée de l'électeur.

C'est la raison pour laquelle, de nombreuses voix se font régulièrement entendre pour obtenir la prise en compte de ces bulletins blancs dans les suffrages exprimés. Des propositions de loi, dans ce sens, sont également déposées régulièrement à l'Assemblée nationale comme au Sénat (24). Mais jusqu'ici, rien n'a réussi à ébranler le système.

2) La fraude électorale est, évidemment, une atteinte majeure à la sincérité du scrutin et c'est d'ailleurs à ce titre que l'article L. 113 du code électoral prévoit, lorsqu'elle est révélée, de lourdes peines pour la sanctionner.

À titre préventif, le code électoral prévoit toute une série de dispositions très précises destinées à éviter la fraude aussi bien pendant le déroulement des opérations de vote que pendant le dépouillement, période particulièrement sensible (25).

À titre répressif, outre les éventuelles sanctions pénales déjà évoquées, la fraude est génératrice de l'annulation du scrutin.

Toutefois, l'effet « radical » de la fraude doit être relativisé par la notion d'influence déterminante et la délicate question de l'identification du fraudeur.

La théorie de l'influence déterminante est au contentieux électoral ce que celle des formalités substantielles est au contentieux de la légalité.

En cas de fraude, le scrutin n'est annulé que si celle-ci a eu une influence sur le résultat, le juge électoral n'étant pas juge de la moralité du scrutin mais de sa sincérité et donc de l'adéquation entre le résultat proclamé et la volonté majoritaire librement exprimée des électeurs.

C'est la raison pour laquelle l'écart de voix joue souvent un rôle décisif dans ce type de contentieux.

Cependant, en cas de manoeuvres frauduleuses massives, l'atteinte à la sincérité du scrutin est présumée.

L'autre problème qui se pose ici est celui de l'identification de l'auteur de la fraude. Si l'on peut déterminer à qui profite la fraude, il est extrêmement difficile d'en identifier avec certitude l'auteur ce qui n'est pas sans conséquence sur les pouvoirs du juge électoral. Ce dernier a le choix entre deux possibilités : l'annulation pure et simple du scrutin ou sa réformation c'est-à-dire la proclamation de l'élection du candidat initialement déclaré battu.

Ce pouvoir est exercé de manière très rare. Si le Conseil d'État y a recouru à seulement deux reprises (26), le Conseil constitutionnel n'y a encore jamais recouru, même si, à l'occasion d'un contentieux récent, il a été, semble-t-il, tenté de le faire (27).

En fait, le juge électoral se trouve confronté ici à une difficulté matérielle majeure : la réformation le transforme en bureau de recensement et il doit donc pouvoir donner un résultat précis en termes de voix avant de proclamer le nouvel élu. Très souvent, cela est impossible faute de pouvoir quantifier à l'unité près l'impact réel de la fraude. Du coup, et parfois à regret, il doit se contenter de la simple annulation ce qui ouvre la perspective d'une nouvelle élection à laquelle tous les candidats peuvent se présenter, y compris l'auteur ou le bénéficiaire de la fraude. Et la sociologie électorale nous montre clairement que dans la plupart des cas l'électeur ne tient guère compte de considérations morales au moment d'effectuer de nouveau son choix... L'injustice est d'autant plus grande que la sanction d'inéligibilité qui pourrait éventuellement frapper l'auteur ou l'instigateur de la fraude ne peut être prononcée que par le juge pénal qui n'intervient que très tard après l'élection et parfois même après l'expiration du mandat...

Pourtant, comme l'a fort pertinemment rappelé le Conseil constitutionnel dans la décision de 1999 précitée, la fraude « affecte le principe même de la démocratie ».

La fraude électorale est mortelle pour la démocratie et la lutte contre la fraude est une mesure de salubrité civique. C'est la raison, pour laquelle, il est indispensable que les sanctions pénales prononcées contre les auteurs ou les organisateurs de la fraude soient particulièrement sévères pour avoir un effet véritablement dissuasif.

Pour conclure, la notion de sincérité du scrutin apparaît bien comme centrale dans le droit et le contentieux électoral.

Si la démocratie est la seule forme de pouvoir compatible avec l'État de droit, elle ne peut réellement exister que si l'élection, qui en constitue le temps fort, est entourée de toutes les garanties nécessaires pour en assurer la régularité et donc la sincérité.

Cet objectif n'est pas toujours facile à atteindre tant les modalités de l'élection sont complexes et les procédures minutieuses voire tatillonnes. La sincérité ne peut être préservée que si l'État reste bien dans sa position d'acteur neutre et objectif. Mais elle dépend aussi en grande partie du sens civique des citoyens. Ceux-ci ne doivent jamais oublier que la démocratie est un bien précieux qui n'est pas le mieux partagé du monde et surtout qui n'est jamais acquis pour l'éternité. Et le bon usage de la démocratie implique un effort de tous les instants.

Ce n'est qu'à ce prix que la volonté des citoyens, librement exprimée, sera véritablement la source de tout pouvoir.

(1) L'atteinte à la sincérité du scrutin est toutefois souvent liée à deux paramètres : l'écart de voix et l'influence déterminante de l'irrégularité génératrice du défaut de sincérité.
(2) P. Garrone, « Le patrimoine électoral européen. Une décennie d'expérience de la Commission de Venise dans le domaine électoral », RD publ. 2001, n° 5, p. 1417.
(3) Cf. par exe.: déc. 2000-428 DC, 4 mai 2000, _Loi organisant une consultation de la population de Mayotte, R_ec. p. 70 ; déc. du 6 sept. 2000 ; déc. du 6 sept. 2000 sur une requête présentée par M. Charles Pasqua Rec. p. 144.
(4) Nous reprenons, ici, l'expression de P. Garrone, op. cit., p. 1443.
(5) Déc. 78-101 DC du 17 janv. 1979, Conseils de prud'hommes, Rec. p. 23, RJC I-67.
(6) A. Roux, « Le découpage des circonscriptions administratives et électorales devant le Conseil d'État », AJDA 1983 p. 219.
(7) Déc. 86-208 DC des 1er et 2 juill. 1986 et 86-218 DC du 18 nov. 1986 (Découpage électoral, GD, nº 40).
(8) Déc. 86-208 DC.
(9) Déc. 2000-438 DC du 10 janv. 2001, Loi organique destinée à améliorer l'équité des élections à l'assemblée de la Polynésie française.
(10) Déc. du 20 sept. 2001, Hauchemaille et Marini, Rec. p. 121.
(11) Cf. Déc. Cons. const. du 11 juin 1981, François Delmas, Rec. p. 97 ; RJC, p. V-2.
(12) Sur cette question voir la thèse de Sophie Lamouroux : Le contentieux des actes périphériques en matière électorale (Aix-en-Provence, 2000) et notre article à la RFD adm.: « Un labyrinthe juridique : le contentieux des actes préparatoires en matière d'élections politiques », RFD adm. 1994, pp. 793-816.
(13) Voir la batterie contentieuse de septembre 2000 à propos des actes relatifs à l'organisation du référendum sur la réduction de la durée du mandat présidentiel et notamment : Jean-Éric Schoettl, « Le contentieux des actes préparatoires à un référendum : suite et fin ? », Les Petites Affiches, 2000 (183), 13 sept. 2000, p. 15 ; R. Ghevontian, « Conseil constitutionnel - Conseil d'État : le dialogue des juges », RFD adm. 2000 (5), pp. 1004-1013.
(14) C'est la raison pour laquelle, en quelque sorte à titre préventif, des inéligibilités ont été prévues à l'encontre de candidats occupant des emplois ou des fonctions susceptibles d'exercer (ou de subir) des pressions.
(15) Art. L. 62, al. 1, c. élec.
(16) L'absence de rideau affecte la régularité du scrutin : par ex. CE, 6 avr. 1973, El. mun. de Willerwald, Rec. p. 286.
(17) Par ex.: CE, 13 juill. 1963, El. mun. de Caderousse, Rec., Tables, p. 898.
(18) CE, 4 janv. 1978, El. mun. de Bonifacio, Rec., Tables, p. 822. Dans cette affaire l'encombrement était dû à une présence massive de représentants de listes fictives..
(19) Art. L. 60, c. élec.
(20) Proclamation de M. Jacques Chirac, président de la République. Propos prononcés par le président du Conseil constitutionnel devant la presse le 9 mai 2002 ; à consulter sur le site internet officiel du Conseil.
(21) Instructions adressées aux délégués du Conseil constitutionnel - « Manifestations extérieures du sens du vote lors du second tour de l'élection présidentielle » ; consultable sur le site internet du Conseil : http://www.conseil-constitutionnel.fr, in Dossier de l'élection présidentielle.
(22) Décision de proclamation des résultats de l'élection du président de la République, 8 mai 2002.
(23) Le maire a fait également l'objet de poursuites pénales.
(24) Pour la plus récente : J.-P. Abelin et un groupe de députés, A.N., proposition de loi n° 280, 15 oct. 2002.
(25) Cf. art. L. 62, L. 62-1, L. 63, L. 64.
(26) CE, 13 janv. 1967, Ass. élect. mun. Aix-en-Provence, Rec. p. 16 ; 14 sept. 1983, Élect. mun. La Queue-en-Brie, Rec. p. 367.
(27) Richard Ghevontian, RFD const. 1999, p. 148.