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La motivation des décisions du Conseil constitutionnel au prisme du modèle ibéro-américain

Alexis Le QUINIO - Maître de conférences en droit public Université de Toulon

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 55-56 (dossier : réforme et motivation des décisions) - juin 2017

L’exigence de motivation des décisions de justice s’inscrit, dans les sociétés contemporaines(1), dans le cadre d’une multiplicité de principes inhérents à l’État de droit. L’objectif de cette exigence répond à des enjeux tant juridiques que politiques, qu’il s’agisse d’un élément de contrôle de la rationalité de l’administration de la justice ou de la légitimité démocratique du juge. et temporelles qui sont les siennes.

Ainsi comprise, la motivation des décisions juridictionnelles constitue à la fois un instrument technique processuel et une garantie politico-institutionnelle(2). Cette exigence de motivation s’est accrue avec l’évolution du rôle du juge et sa montée en puissance. En principe, la motivation permet au juge de démontrer que la solution qu’il retient repose sur une application rationnelle de la norme en écartant le risque d’arbitraire.

Dans cette optique, la décision du juge constitutionnel revêt une fonction particulière, cette dernière étant parfois perçue comme un véritable acte politique. La décision de justice constitutionnelle ne diffère généralement pas, formellement, des autres décisions de justice au sein d’un ordre juridique déterminé ; c’est notamment le cas en France où elle contient l’identification des parties, la procédure antérieure (le cas échéant), les visas, la ratio decidendi et le dispositif. La spécificité de la décision de justice constitutionnelle découle davantage de la nature du litige, des matériaux utilisés dans le cadre de la prise de décision et des effets de la décision.

Ce dernier aspect est particulièrement important du fait que la décision du juge constitutionnel est susceptible d’affecter la société dans son ensemble. Ainsi, comme le note le professeur Igartua Salaverría, « dans notre système démocratique, l’obligation de motivation est devenue un moyen par lequel les sujets et les organes investis du pouvoir judiciaire sont responsables de leurs décisions d’où découle leur légitimité »(3).

L’exigence de motivation participe au processus de légitimation démocratique de la fonction étatique qui dépend du respect de la volonté générale censée refléter l’expression de la volonté populaire(4).

La motivation apparaît comme un moyen de se prémunir des accusations de gouvernement des juges. L’acceptation sociale de la décision par ses destinataires, et plus largement l’opinion publique, constitue une forme de contrôle démocratique sur la juridiction. Dans cette perspective, la motivation s’inscrit comme un élément de légitimité politique dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle. La doctrine latino-américaine s’appuie notamment sur les travaux de Manuel Atienza relatifs à l’État de droit constitutionnel qui explique que les progrès de ce dernier s’accompagnent d’une augmentation de la demande de justification de la part des organismes publics(5).

Comme a pu l’affirmer le professeur Palomino Manchego, « la décision constitutionnelle constitue à la fois une réalité politique et une réalité juridique fusionnées en un seul acte, dans lequel le juge constitutionnel effectue un important travail d’interprétation(6). Le fond des décisions dans le cadre des recours en inconstitutionnalité est purement politique, il en découle que la décision de constitutionnalité est un acte de “pure orientation politique” (netto indirizzo politico) »(7).

Le rôle dévolu aux juridictions constitutionnelles dans la préservation de l’ordre constitutionnel et dans la protection des droits fondamentaux les amène à une légitimation constante de leur action. Cette exigence continue de légitimité(8) passe notamment par leur stratégie de communication et donc, par la motivation de leurs décisions. Cette stratégie s’inscrit dans la recherche d’une légitimité argumentative qui se concrétisera par la motivation de la décision. Si les raisons qui justifient la décision ne sont pas explicitées, le contrôle public des décisions est rendu impossible.

Un autre élément important du rôle de la motivation réside dans le souci pour le juge de la bonne exécution de ses décisions. Cette dernière repose sur deux éléments distincts : d’une part le pouvoir de contraindre qui découle de l’autorité des décisions et d’éventuels pouvoirs d’injonction, d’autre part le pouvoir de convaincre,tout aussi important, particulièrement pour les juridictions constitutionnelles et qui s’incarne dans la motivation. La motivation, dans une acception générique, implique que le juge doit justifier et expliquer sa décision. Si les décisions sont toutes justifiées de manière similaire, à travers l’exposition des fondements juridiques appliqués, c’est le degré d’explication qui varie le plus d’une juridiction à l’autre.

Selon l’importance que l’on reconnaît à la juridiction constitutionnelle, soit elle doit assurer sa légitimité vis-à-vis du caractère démocratique du système, soit elle constitue un élément de légitimation du régime démocratique.

Dans le cas particulier de l’Amérique latine, les juridictions constitutionnelles peuvent être perçues comme des agents du changement social(9). Les juges constitutionnels doivent à la fois évoquer les arguments juridiques qui ont présidé à leur prise de décision et considérer les conséquences de cette dernière dans une perspective sociale et sociétale. En prenant en compte l’effet reconnu à la jurisprudence constitutionnelle, elle ne peut s’inscrire dans la seule résolution du cas d’espèce mais doit s’inscrire dans une perspective plus large.

Au regard de ces différents éléments, qui tiennent au rôle de la juridiction et à la réception de sa jurisprudence, il apparaît que la motivation des décisions des juridictions constitutionnelles répond à une double exigence, celle de justification de la décision (I) et celle d’explication de la décision (II).

I – L’impératif juridique de justification de la décision

La justification de la décision, comprise comme la démonstration de l’argumentation juridique retenue par le juge, varie sensiblement selon la juridictionétudiée. Cette divergence, si elle s’explique par une multiplicité de variables, tient au cadre juridique dans lequel l’office du juge constitutionnel s’exerce (a) et à l’autorité reconnue à sa jurisprudence (b).

a. L’encadrement constitutionnel de la motivation

Si l’obligation de motiver les décisions de justice peut être perçue comme découlant du « devoir moral » qui incombe au juge(10), elle est généralement mentionnée comme une exigence, soit dans le texte même de la Constitution(11), soit, le plus souvent pour les juridictions constitutionnelles, dans la loi organique qui encadre leur action(12).

Néanmoins, le juge bénéficie d’une importante marge de manoeuvre, car si les juges sont tenus de fonder ou de motiver leur décision(13), les textes ne prévoient que rarement les modalités de cette motivation. En France, comme dans la majorité des pays de l’aire ibéro-américaine, les textes prévoient seulement l’obligation de motivation(14) et de publication de la décision.

Le cas de l’Équateur mérite, toutefois, d’être mentionné. Si la Constitution prévoit une obligation de motivation des revirements de jurisprudence, l’article 4 de la loi organique de garanties juridictionnelles et de contrôle constitutionnel du 22 octobre 2009(15) détaille des éléments précis tenant aux modalités de la motivation et au souci qui s’impose au juge d’assurer la compréhension effective de sa jurisprudence.

L’exigence de motivation des décisions de justice est conçue comme une garantie pour le justiciable qui est généralement fondée sur la garantie du droit à un procès équitable(16). En effet, dès lors que la Constitution exige cette motivation, le juge est tenu de fonder sa décision sur une argumentation juridique.

La Cour constitutionnelle espagnole rappelle que l’exigence de motivation découle du caractère contraignant de la loi et de l’interdiction de l’arbitraire(17). Ainsi, l’exigence de motivation, qui résulte du droit à la défense, doit permettre aux justiciables de connaître le fondement et le raisonnement juridiques adéquats à l’origine de la décision(18).

Si le Conseil constitutionnel est tenu de motiver ses décisions, il ne s’est jamais prononcé sur la motivation des décisions juridictionnelles proprement dite à l’exception des arrêts d’assises pour lesquels il avait jugé que la garantie des droits de la défense dans le cadre de la procédure permettait d’écarter tout risque d’arbitraire, même en l’absence de motivation(19). Cette position avait d’ailleurs de quoi surprendre, la motivation constituant, au contraire, un élément nodal des droits de la défense.

La différence entre le Conseil et ses homologues de l’aire ibéro-américaine tient essentiellement à la distinction opérée entre le fondement et la motivation de la décision, entre la justification et l’explication. Cette distinction se concrétise également dans le cadre du renvoi aux décisions antérieures.

(10) J. F. Malem Sena, « ¿ Pueden las malas personas ser buenos jueces ? », in Doxa. Cuadernos de filosofía del Derecho, vol. 24, 2001, p. 382.
(11) Art. 93-IX C. Brésil ; art. 185-2 C. Équateur ; art. 272 C. Guatémala ; art. 120-3 C. Espagne ; art. 16 C. Mexique ; art. 139-5 C. Pérou ; art. 239-1 C. Uruguay.
(12) Voir notamment : Art. 69, 78, 85, 92 et 99 LOTCP de Bolivie ; art. 31 LOTC du Chili ; art. 34 LOTC de Colombie ; art. 11 LJC du Costa-Rica ; art. 44, 53 et 88 LOTC de la République Dominicaine, art. 4-9 et s. LODJCC de l’Équateur ; art. 33 LPC du Salvador, art. 86 LOTC Guatemala ; art. 13 LOPJ du Nicaragua.
(13) T.-J. Aliste Santos, La motivación de las resoluciones judiciales, Marcial Pons, 2011, 477 p. ; I. Colomer Hernandez, La motivación de las sentencias : sus exigencias constitucionales y legales, Tirant Lo Blanch, 2002, 454 p.
(14) Les articles 20, 23-11, 26, 26-1, 28, 40 de l’ordonnance n° 58-1607 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel disposent que ses déclarations sont motivées, sans autre précision.
(15) Al. 9. Motivation : Le juge a l’obligation de fonder adéquatement ses décisions à partir de règles et de principes qui régissent l’argumentation juridique. En particulier, il a l’obligation de se prononcer sur les arguments et les motifs pertinents soulevés par les parties et les autres intervenants impliqués dans le processus. Al. 10. Compréhension effective : Afin de permettre la compréhension effective de leurs décisions par le public, le juge doit rédiger ses décisions selon une forme claire, précise, intelligible, abordable et synthétique, en incluant les questions de fait et de droit soulevées ainsi que le raisonnement suivi pour rendre la décision retenue. Al. 11. Économie processuelle : En vertu de ce principe, le juge doit prendre en considération les règles suivantes : A) Concentration. […] B) Célérité : […] C) Apurement : Les situations affectées par l’omission des formalités peuvent être validées au profit de la partie ayant obtenu gain de cause ».

b. L’utilisation par la juridiction constitutionnelle de sa propre jurisprudence

Dans la perspective de la motivation des décisions constitutionnelles, le précédent joue un rôle essentiel dans les pays de l’aire ibéro-américaine. Si l’on retient l’appréhension de la motivation comme une justification argumentative de la décisionretenue, elle entretient un rapport étroit avec les précédents jurisprudentiels. La motivation va générer un précédent qui lui-même servira ultérieurement d’élément à la motivation. Le précédent peut ainsi servir de modèle interprétatif.

Une majorité des juridictions constitutionnelles mentionnent leurs jurisprudences antérieures dans leurs décisions, soit dans les visas, soit dans la ratio decidendi ou, de manière différente lorsque, sans mentionner expressément la décision, elles en reprennent directement le raisonnement voire les termes(20). Cette mention des précédents est naturellement plus forte pour les juridictions constitutionnelles où les opinions séparées sont autorisées, les juges s’en servant de point d’appui pour leur argumentation.

Alors que pour ses homologues étrangers, le référencement des décisions est une pratique courante(21), pour le Conseil constitutionnel, il faudra attendre la décision n° 89-258 DC(22) du 8 juillet 1989 relative à la loi portant amnistie pour trouver dans les visas la référence à une décision antérieure. En l’espèce, leConseil mentionnait la précédente loi d’amnistie et y accolait la référence de la décision(23) qu’il avait rendue la concernant dans le cadre de son contrôle a priori. La mention de décisions antérieures dans les visas permet de situer le positionnement de la juridiction dans son rapport aux précédents(24), ces derniers renseignant sur les normes de contrôle auxquelles la juridiction se réfère pour statuer.

Le rôle d’un tribunal constitutionnel ne consiste pas seulement à résoudre des conflits conjoncturels ou concrets, mais également dans l’établissement de critères à vocation pacificatrice dans la perspective de l’apparition successive des différends potentiels dans le souci de protéger la Loi Fondamentale via son interprétation correcte(25). Il s’agit, de ce point de vue, de distinguer les précédents selon leur caractère persuasif ou contraignant.

Un cas intéressant est celui de la Colombie(26). En effet, la culture juridique est de droit continental et l’article 230 de la Constitution politique de 1991 dispose que le juge colombien est soumis à « l’empire de la loi » et que la jurisprudence ne constitue qu’un critère auxiliaire de l’activité judiciaire. Néanmoins, la Cour constitutionnelle a considéré que ses décisions comportaient des normes qui résultent de son interprétation des règles juridiques et qu’à ce titre, lesdites normes, et donc par extension, sa jurisprudence, appartiennent à « l’empire de la loi ». Par cette interprétation extensive de la formule « empire de la loi » qu’elle assimile en pratique à l’ordre juridique, elle a ainsi reconnu une autorité renforcée à ses décisions(27).

L’utilisation des précédents est parfois encadrée par les textes, à l’image de l’Espagne où l’article 13 de la Loi organique du Tribunal constitutionnel dispose que « lorsqu’une chambre considère nécessaire de s’écarter, sur un point quelconque, de la jurisprudence constitutionnelle établie précédemment par le Tribunal, la question sera soumise à la décision de son assemblée plénière », ainsi, seule l’Assemblée plénière du Tribunal constitutionnel semble en mesure de remettre en cause une jurisprudence de ce dernier, donnant une autorité renforcée au précédent.

Les références à la jurisprudence sont donc systématiques dans les pays étudiés et peuvent même aller, contrairement au Conseil constitutionnel(28), jusqu’à une mention expresse de solutions étrangères. Ce renvoi aux solutions étrangères s’explique également par le souci affiché de ces cours de participer à une communauté globale de juridictions, cette technique participant à la légitimation interne et externe de la décision.

Si le raisonnement du juge exerce évidemment un rôle central dans la motivation de ses décisions, cette motivation ne peut prendre sa complète dimension que par l’explication que donne le juge de son raisonnement. Il existe ainsi une distinction entre la décision « fundamentada » et la décision « motivada ». Et c’est sur ce deuxième point, particulièrement du point de vue explicatif, que le bât blesse dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel(29).

II – L’impératif pédagogique d’explication de la décision

La motivation de la décision juridictionnelle ne nécessite pas seulement la mention des fondements juridiques applicables mais également la visibilité du raisonnement, la juridiction doit le rendre « palpable » pour les destinataires et plus largement, les citoyens. Cette accessibilité de la décision, seule garante de son acceptation sociale, et partant, de sa légitimité, découle de son style rédactionnel (a) mais également de différents éléments qui vont irriguer son écriture (b).

a. Un style rédactionnel plus détaillé

En France, au même titre qu’en Belgique ou au Luxembourg, et même si les choses ont évolué dernièrement(30), les décisions sont rédigées via la technique des « considérants » qui s’inspire de l’écriture des conclusions par les avocats. La décision judiciaire est ainsi écrite en une seule phrase et présente un caractère largement ésotérique. Au contraire, en Amérique latine et en Espagne, les décisions sont davantage écrites sous forme de dissertation dans laquelle l’organisation et l’articulation des idées varient selon le pays.

Sur le plan formel, les décisions des juridictions constitutionnelles espagnole et latino-américaine se démarquent de celles du Conseil constitutionnel, notamment par leur longueur. En effet, le juge constitutionnel français s’inspire des décisions sibyllines du juge administratif et reprend à son compte le respect de l’imperia brevitas et le souci de l’économie de moyens qui donnent l’impression d’une « vision cybernétique de la justice »(31).

Néanmoins, une décision « riche » n’est pas forcément le signe d’une motivation de qualité. Si l’on retient un cas extrême, celui de la décision 31/2010 du Tribunal constitutionnel espagnol du 28 juin 2010 relative au statut d’autonomie de la Catalogne(32), il a pu mettre en exergue les contradictions de la juridiction, son détournement des précédents et a finalement nui à la légitimité même du Tribunal(33). Si la brièveté de la décision peut présenter une dimension ésotérique(34), une rédaction trop développée nuira à l’accessibilité de la décision, tant pour les parties que pour les citoyens. Le laconisme n’a pas l’apanage de l’ésotérisme et peut être concurrencé en ce domaine par la profusion. En outre, une rédaction plus succincte présente le mérite indéniable de permettre au juge de se prononcer dans des délais beaucoup plus brefs.

La différence de longueur des décisions s’explique également par la possibilité, pour les juges constitutionnels, dans certains pays de l’aire ibéro-américaine (Chili, Colombie, Espagne, Guatemala, Mexique, Venezuela, etc.) d’exprimer des opinions séparées (votos particulares).

Les opinions séparées, qu’elles soient particulières, dissidentes ou concurrentes, permettent de mettre en exergue une interprétation différente de l’affaire, laissant potentiellement penser que la décision retenue est peut-être perfectible. Cette pratique, pour les tenants du secret du délibéré, affaiblit la solution retenue et donc sa légitimité. Néanmoins, il convient de ne pas oublier qu’en démocratie, les décisions sont prises en vertu de la règle majoritaire. Les décisions de justice n’échappent pas à cette règle.

Ainsi, pour ses partisans, l’opinion séparée participe, au contraire, à la légitimation de la décision, notamment en mettant en relief l’indépendance des juges, la diversité des opinions et des courants de pensée au sein d’un même organe. Les juridictions sont ainsi considérées comme un meilleur reflet de la population à travers la collégialité(35), la composition de ces dernières constituant un élément important de leur légitimité. Cette idée est particulièrement importante pour les juridictions constitutionnelles et leur image.

La brièveté de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel, indépendamment des raisons historiques liées à la culture juridique française ou à la composition plutôt « politique » du Conseil, tient principalement aux faibles moyens mis à la disposition des membres et des délais très brefs dans lesquels ils doivent juger. Lorsque la décision doit être rendue sous un ou trois mois et que les rédacteurs sont au nombre de trois pour l’ensemble de l’organe, il paraît en effet difficile d’assurer systématiquement une motivation exemplaire. Néanmoins, si ces contraintes sont importantes, elles ne doivent pas empêcher d’envisager l’opportunité d’une amélioration de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel.

b. L’opportunité de modifier la motivation des décisions du Conseil constitutionnel

Il est, en pratique, extrêmement difficile de déterminer a priori, quelles sont les conditions d’une « bonne motivation ». Ce n’est que par la lecture des décisions, au cas par cas, que l’on va pouvoir observer ce qui pourra être perçu, par certains, comme des carences. Il n’existe pas de motivation idéale-typique, tant sur la forme que sur le fond.

Néanmoins, il est possible d’envisager un certain nombre de conditions nécessaires à une motivation efficace. Dans cette optique, il convient d’aborder la proposition du professeur Fransisco Ezquiaga qui identifie dix éléments(36) qui doivent conditionner la motivation des décisions de justice constitutionnelle.

D’après lui, toute décision de justice constitutionnelle doit être publique et intelligible, afin de garantir un contrôle social de la décision. Ces éléments résultent de l’obligation d’assurer la publicité des décisions de justice.

La décision de justice constitutionnelle doit également être justifiée de manière interne et externe, c’est-à-dire qu’elle doit se présenter comme le résultat logique d’une prémisse et que chaque prémisse doit être justifiée de manière adéquate. Elle doit présenter un caractère complet, impliquant que l’ensemble des décision partielles prises durant le processus de décision doivent être correctement motivées.

Les autres éléments qu’il identifie se rattachent à une exigence de cohérence. Il affirme ainsi que la décision doit être suffisante, impliquant que le juge précise les motifs qui lui ont fait privilégier un argument. Ces arguments doivent être compatibles entre eux et en rapport avec les questions de droit ou de fait que le juge souhaite motiver.

Ces différents éléments tiennent essentiellement au souci de rendre une décision dans laquelle la logique argumentative est assurée. La décision doit être présentée comme un ensemble dont les différentes parties s’articulent de manière logique, tant sur le plan juridique que rédactionnel. Les différents éléments de cet ensemble doivent pouvoir être facilement et précisément identifiables par les lecteurs. Au-delà des exigences formelles, c’est le contenu même de la décision qui doit assurer sa légitimité.

Enfin, la décision de justice constitutionnelle doit être proportionnée et autosuffisante, la motivation ne doit être ni trop riche, ni trop laconique et la décision doit être compréhensible par sa seule lecture(37). À ce titre, il convient d’éviter que la décision ne puisse être comprise qu’à la lecture de matériaux connexes.

Si les conditions précitées sont intéressantes et si leur prise en compte permet d’envisager une amélioration de la motivation des décisions, il ne faut pas se leurrer, le Conseil constitutionnel n’a pas les moyens des ambitions affichées par son nouveau Président d’incarner une juridiction constitutionnelle de référenceau niveau international.

Un progrès notable de la rédaction des décisions et de la communication de l’institution mis en oeuvre ses dernières années est à signaler, et si la motivation n’est objectivement pas très enthousiasmante, elle a un grand mérite, celui de l’efficacité(38). Le Conseil rédige aujourd’hui ses décisions de manière conforme aux impératifs juridiques et aux contraintes matérielles qui sont les siens.

Une amélioration est toujours ponctuellement possible, mais il paraît difficile de concevoir une véritable évolution de la motivation sans révolution de l’institution. Et le regard porté d’un point de vue étranger, s’il peut offrir des pistes de réflexion, ne peut pas modifier aisément les cadres mentaux et la culture juridique. L’ampoule n’a pas été inventée en améliorant la bougie... Le déménagement de l’institution, le recrutement de personnel, l’acquisition d’une documentation plus riche, la possibilité de rédiger des opinions séparées et la désignation de membres « juristes » ne garantiraient pas nécessairement une panacée rédactionnelle, qui n’existe probablement pas au demeurant.

(1) Rappelons, pour mémoire, que les arrêts n’étaient pas motivés sous l’Ancien Régime, voir notamment S. Dauchy, V. Demars-Sion, « La non-motivation des décisions judiciaires dans l’ancien droit : principe ou usage ? », RHD, 2-2004, pp. 171-188.
(2) J. L. Castillo Alva, « Las funciones constitucionales del deber de motivar las deciones judiciales », in L. García Jaramillo (éd.), Nuevas perspectivas sobre la relación/tensión entre la democracia y el constitucionalismo, éd. Grisley, coll. Derecho & Tribunales, vol. 8, 2014, pp. 481 et s.
(3) J. Igartua Salaverría, La motivación de las Sentencias, Imperativo Constitucional, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2003, p. 25.
(4) Rappelons d’ailleurs que les décisions de justice sont généralement rendues au nom du peuple.
(5) M. Atienza, Ideas para una filosofía del derecho. Una propuesta para el mundo latino, Universidad Inca Garcilosa de la Vega, 2008, p. 163.
(6) Cette conception du rôle de la juridiction constitutionnelle renvoie à la célèbre formule du Chief Justice Hughes : « nous sommes régis par une Constitution, mais cette Constitution est ce que les juges disent qu’elle est ».
(7) J. Palomino Manchego, « La Sentencia Constitucional en las Acciones de Inconstitucionalidad ante el Tribunal Constitucional de Perú », in Revista Juridica de la UNAM, 2008, http://archivos. juridicas.unam.mx/www/bjv/libros/4/1510/28.pdf.
(8) I. Fassassi, « L’exigence continue de légitimité sociale de la Cour suprême », CCC, n° 26, 2009, pp. 142-149.
(9) N. P. Sagués, « Los Tribunales Constitucionales como Agentes de Cambio Social », Anuario de Derecho Constitucional Latinoamericano, vol. XVII, 2011, pp. 527-541.
(16) Art. 24-1 C. Espagne.
(17) STC 55/1987, FJ 1.
(18) STC 61/1983, FJ 3 ; STC 118/2006, FJ 6.
(19) Décision n° 2011-113/115 QPC du 1er avril 2011, cons. 12 à 17.
(20) C’est le cas pour le Conseil lorsqu’il mentionne dans ses décisions qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ; qu’il ne lui appartient dès lors pas de substituer sa propre appréciation à celle du législateur ».
(21) P. Zapata Larrain, « E l precedente en la jurisprudencia constitucional chilena y comparada », RCDC, vol. 20, nos 2 et 3, 1993, p. 503.
(22) Décision n° 89-258 DC du 8 juillet 1989, Loi portant amnistie.
(23) La formulation du visa était la suivante : « Vu la loi n° 88-828 du 20 juillet 1988 portant amnistie, ensemble la décision du Conseil constitutionnel n° 88-244 DC du même jour ».
(24) Pour une classification des différents types de précédents, voir V. Iturralde, « Precedente Judicial », Eunomía, Revista en Cultura de la Legalidad, n° 4, 2013, pp. 194-201.
(25) H. Nogueira Alcalá, « La Sentencia Constitucional en Chile : Aspectos Fundamentales sobre su Fuerza Vinculante », Revista Estudios Constitucionales, vol. 4, n° 1, 2006, pp. 97-124.
(26) Pour d’autres exemples, voir notamment A. M. Garro, « E ficia y autoridad del precedente constitucional en America latina : las lecciones del derecho comparado », Revista Espaňola de Derecho Constitucional, vol. 24, 1988, pp. 95-134.
(27) C. Bernal Pulido, « E l precedente en Colombia », Revista Derecho del Estado, vol. 21, déc. 2008, p. 88.
(28) A. Le Quinio, « Le recours aux précédents étrangers par le juge constitutionnel français », RIDC, 2-2014, pp. 579-602.
(29) Si l’on prend comme exemple, parmi tant d’autres, la décision n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013 sur la loi organique relative à la transparence de la vie publique. Le Conseil, après avoir visé « les exigences découlant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 », se prononce sur l’interdiction de certaines activités de conseil pour les parlementaires et affirme que ces interdictions, par leur portée, « excèdent manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l’électeur, l’indépendance de l’élu ou prévenir les risques de confusion ou de conflits d’intérêts ». Nous sommes bien en présence d’une censure appuyée, a priori, sur un fondement juridique, mais le Conseil n’explicite ni les exigences de l’article 6 de la DDHC, ni ce qu’il entend par indépendance de l’élu et encore moins en quoi l’interdiction présente un caractère manifestement excessif. Peut-être faut-il considérer que cet excès est tellement manifeste que sa seule mention suffit, mais ce n’est guère convaincant.
(30) Le Conseil a, depuis le 10 mai 2016, abandonné la rédaction basée sur « les considérants » au profit d’un style direct censée rendre les décisions plus accessibles.
(31) F. Rolin, « La qualité des décisions du Conseil d’État », in P. Mbongo (dir.), La qualité des décisions de justice, Actes du colloque tenu à Poitiers les 8 et 9 mars 2007, Éditions du Conseil de l’Europe, 2007, pp. 159-160.
(32) Rendue quatre ans après l’introduction du recours, la décision faisait de près de cinq-cents pages au BOE  !
(33) H. Alcaraz, O. Lecucq, « La motivation des arrêts du Tribunal constitutionnel espagnol à l’épreuve de l’état des autonomies – Illustrations tirées de l’arrêt 31/2010 du 28 juin 2010 relatif au statut de la Catalogne », in F. Hourquebie, M.-C. Ponthoreau (dir.), La motivation des décisions des cours suprêmes et constitutionnelles, Bruylant, 2012, pp. 209-234.
(34) Une décision courte n’est pas obligatoirement le signal d’un déficit de motivation même si elle peut parfois être le symptôme d’une carence explicative.
(35) C’est dans cette perspective qu’ont été saluées les élections du juge Kirby en Australie, ouvertement homosexuel, ou du juge Sotomayor aux États-Unis, qui est une femme issue de la minorité hispanique.
(36) F. Ezquiaga Ganuzas, « La Motivación de las Decisiones Judiciales en el Derecho Peruano », Argumentación e Interpretación, éd. Grijey, 2011, pp. 5-7.
(37) L’existence en France d’un commentaire « officiel » de la décision, rédigé par les mêmes personnes que la décision, pose une difficulté. Une décision bien motivée doit, en principe, se suffire à elle-même.
(38) Si la doctrine déplore souvent, et à raison, la motivation des décisions du Conseil constitutionnel, ce n’est pas à cette dernière qu’il s’adresse. Or, le citoyen s’intéresse essentiellement au dispositif et à un rendu de décision rapide, le reste n’est pour lui que littérature…