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La justice dans la Constitution, Études réunies et présentées par Thierry S. Renoux

Thierry S. RENOUX - Professeur à l'Université de droit, d'économie et des sciences d'Aix-Marseille-III, Directeur du Laboratoire international d'études sur la justice (LERIJ) GERJC - CNRS UMR 6055

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 14 (Dossier : La justice dans la constitution) - mai 2003

Face à la montée des périls, de la corruption, d'une information instrumentalisée, le besoin de contrôles, de contre-pouvoirs, de justice et corrélativement le sentiment d'injustice, sont sans doute aujourd'hui les valeurs les mieux partagées dans une société consciente de son existence et de son devenir, chaque jour davantage internationalisée, sinon encore mondialisée.

Le droit constitutionnel, en ce qu'il organise de manière équilibrée les pouvoirs publics et assume la lourde charge de garantir les droits fondamentaux de chacun, devient ainsi le point de passage obligé de toute réflexion sur la découverte, certes, ainsi que le rappelle le traité d'Amsterdam, « de traditions constitutionnelles communes » à l'Europe occidentale, mais certainement, au delà, d'un patrimoine juridique constitutionnel transnational.

La justice présente cette grandeur et cette servitude de désigner tout à la fois une vertu mais également des institutions, gardiennes de ces valeurs supérieures. Il n'est pas surprenant dès lors qu'elle se trouve nécessairement au rendez-vous du droit constitutionnel de demain. C'est en ce sens que nous avons pu écrire que si le xixe siècle avait été celui du législatif, le xxe siècle celui de l'exécutif, le xxie siècle sera sans aucun doute celui de la justice [Th. S. Renoux, « Le pari de la justice », in Revue Pouvoirs, n° 99, « La Nouvelle Ve République », Seuil, 2001, pp. 87-100].

La justice s'affirme à ce point que la question de l'existence en France d'un pouvoir juridictionnel - même si l'on n'ose toujours pas prononcer officiellement son nom - ne se pose même plus à l'heure où nous révisons notre Constitution pour confier l'extradition aux seuls juges, grâce au mandat d'arrêt européen et souhaitons abandonner un lointain héritage historique en séparant nettement, ainsi que le montre le président François Luchaire, la justice et le politique (Le juge, l'élu et la Constitution) de manière à restituer à chacun l'intégralité de ses fonctions.

De telle sorte que le libellé « De l'autorité judiciaire » choisi par la Constitution française de 1958 semble fort en retrait.

Mais le constat est loin d'être propre à la France.

La justice est exigeante à l'égard d'elle-même. La justice « dans » la Constitution (et non la justice « de » la Constitution, puisque le présent dossier n'est pas dédié à l'étude des juridictions constitutionnelles), demeure la première garante des droits fondamentaux. Elle est elle-même soumise à leur respect, au premier rang desquels la pratique du contradictoire, des droits de la défense, l'accès au juge et au droit, de telle sorte que sur des fondements distincts, européens, communautaires, internationaux, sont forgés au quotidien des principes identiques, même si la densité de leur contenu est variable, qui structurent le droit constitutionnel du procès (Paul Martens, Les principes constitutionnels du procès dans la jurisprudence récente des juridictions constitutionnelles européennes), exigence évidemment d'autant plus stricte que la justice est plus fréquemment sollicitée pour contribuer au maintien de l'ordre public (Jean Pradel, Droit constitutionnel et procédure pénale) ainsi que de la cohésion sociale.

C'est en ce dernier domaine que le tout judiciaire, la « tentation du juge-Dieu », comme a pu la dépeindre Robert Badinter, reste sans aucun doute un leurre.

Juger n'est pas appliquer un tarif. C'est écouter ; comprendre sans excuser ; sanctionner sans blâmer ; libérer sans pardonner. L'égalité n'est pas et n'a jamais été l'identité. Chaque procès a son histoire, sa part de vérité, d'indépendance, de grandeur et d'indignité. Ainsi que l'a si bien observé Pierre Truche, chaque juge devrait d'abord être conscient de ses propres dépendances. Ceci explique notamment que contrairement à une idée reçue, le renvoi préjudiciel d'inconstitutionnalité des lois n'est nullement une solution parfaite pour assurer le respect de la chose jugée mais se heurte malgré tout parfois à la résistance des juridictions de droit commun, ce qui, mené à l'excès, peut nuire à la sécurité juridique (Jacques Van Compernolle et Marc Verdussen, La réception des décisions d'une Cour constitutionnelle sur renvoi préjudiciel : l'exemple de la Cour d'arbitrage de Belgique).

Au-delà du procès, se profile la figure emblématique du juge: indépendant, certes, mais jusqu'à quel degré ? Ne doit-il pas, comme l'enseigne à tout agent public, l'article 15 de la Déclaration des droits du 26 août 1789, rendre compte de son office ? Mais alors sous quelle forme ? (Pierre Bon, Indépendants et responsables ? Note sur la situation des juges espagnols).

Une justice qui se dit est, dans une société démocratique, modèle de l'État de Droit, une justice qui se comprend. En situant le justiciable et non plus l'État, à l'origine de l'organisation judiciaire, le droit constitutionnel du Portugal livre une approche résolument nouvelle du service public de la justice, désignant dans l'acte de juger davantage un devoir qu'un droit (Jorge Mendes-Constante, Les principes constitutionnels et l'organisation juridictionnelle. L'exemple du Portugal).

Enfin, il était hors de question de clore ce dossier sans évaluer, avec le regard du constitutionnaliste, la justice à l'œuvre, et ceci dans l'une de ses missions les plus délicates : concilier ce que nous considérons désormais comme un droit constitutionnel à la sécurité des personnes et des biens avec le respect des droits et libertés fondamentaux lorsqu'ils sont gravement menacés par ceux qui, précisément, en exigent les premiers l'entier bénéfice (Thierry Renoux, Juger le terrorisme ?).

Bonne lecture à tous.