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La citoyenneté

Anne-Marie LE POURHIET - Professeur à l'Université Rennes I

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 23 (Dossier : La citoyenneté) - février 2008

Études réunies et présentées par Anne-Marie Le Pourhiet(1)

Pierre Mazeaud avait souhaité consacrer ses derniers vœux de président du Conseil constitutionnel au président de la République à la « grande notion de citoyenneté ». C'est également sur celle-ci que se concentre le numéro 23 des Cahiers du Conseil constitutionnel car, pour être « grande », ladite notion n'en est pas moins fort bousculée et obscurcie dans un contexte postmoderne où les définitions s'effilochent aussi sûrement que les principes s'affaiblissent.

Le président Mazeaud affirmait avec force le 3 janvier 2007 : « Il n'y a pas de citoyen sans nation, ni de citoyen sans démocratie ». C'est autour de ces deux hypothèses que s'articulent les huit contributions qui suivent, dont le lecteur constatera cependant qu'elles ne les confirment pas véritablement et qu'elles expriment des points de vue fort hétérogènes.

La citoyenneté européenne se passe de nation européenne mais c'est cependant la nationalité d'un État-membre qui procure cette chose « inommée » dont Florence Chaltiel observe qu'elle constitue une « identité juridique par transitivité ». Reste à savoir si cette nouvelle forme d'appartenance habermassienne fondée sur la protection des droits ne fabriquera pas davantage des ayants droit que des citoyens, suivant la crainte justement exprimée par le président Mazeaud.

La citoyenneté calédonienne se passe aussi provisoirement de nation calédonienne et se contente du « peuple kanak » et d'« autres communautés ». À la différence de la citoyenneté européenne, cependant, la réciprocité des droits ne semble pas en constituer un élément essentiel. Mathias Chauchat décrit, en effet, une citoyenneté tout entière faite de droits supplémentaires et de préférences unilatérales dont il démontre que le caractère transitoire est une illusion. De l'ayant-droitisme encore. Même la pérennité des transferts financiers est envisagée au-delà du processus d'émancipation, contrairement au principe autrefois affirmé par le général de Gaulle : « L'indépendance, oui, mais sans pension alimentaire ».

Si le droit positif en vient ainsi à dissocier la citoyenneté et la nationalité il ne nous renseigne pas pour autant sur le contenu de celle-ci que tentent d'appréhender Yves Lequette puis François Julien-Laferrière. Le premier identifie un fort courant doctrinal tendant à substituer à la conception affective de la nation synthétisée par Ernest Renan une vision « proximiste » étriquée, fondée sur un critère résidentiel désincarné, purement instrumental et opportuniste. Ce renoncement à l'héritage et aux valeurs français serait conforté par la construction européenne qui engloutit identité et souveraineté nationales. Le second enregistre au contraire sans états d'âme les évolutions du droit positif et doute du bien-fondé de l'argument de la souveraineté et de la puissance publique comme critère de réservation des emplois publics aux nationaux, voyant également se profiler sans crainte une extension des droits de vote et d'éligibilité à tous les étrangers. À la question dérangeante de Pierre Mazeaud : « S'ils (les étrangers) devaient également disposer de tous les droits politiques des nationaux, où se trouverait la marque distinctive de la nationalité ? », la réponse de l'air du temps est peut-être qu'il ne doit plus, précisément, y avoir aucune marque distinctive dans ce monde au nom du désormais incontournable principe de non-discrimination qui condamne à terme le discernement et devrait conduire à rayer le mot « étranger » des dictionnaires.

Si la nation vacille la démocratie semble, en revanche, bien se porter mais s'orne d'une multiplicité d'accessoires qui peuvent cependant faire redouter sa gadgétisation et sa déformation.

Stéphane Pierré-Caps fait la transition entre nation et démocratie en s'interrogeant sur la représentation des minorités ethniques. C'est peu dire que la célèbre phrase de Sieyès : « Le droit de se faire représenter n'appartient aux citoyens qu'à cause des qualités qui leur sont communes et non de celles qui les différencient », est battue en brèche, non seulement dans l'Europe centrale et orientale décrite par Stéphane Pierré-Caps mais, plus près de nous, dans le Gouvernement français dont les membres sont désormais ouvertement nommés sur le critère de leur sexe, de leur origine, de leur race ou de leur religion au nom de la « diversité » érigée en horizon indépassable. Cette mutation, qui révèle effectivement le passage d'une démocratie formelle, fondée sur le peuple politique, à une démocratie démotique, fondée sur le peuple ethnique, traduit assurément une régression contre-révolutionnaire stupéfiante et la revanche de Joseph de Maistre sur Ernest Renan.

Pourquoi les USA, patrie de l'affirmative action et des quotas, ne les pratiquent-ils pas à l'égard des femmes en matière électorale alors que la France, réputée allergique à l'égalité concrète, s'est pourtant précipitée dans la parité ? Marthe Fatin-Rouge Stefanini explique que la politique d'affirmative action dans son ensemble est toujours restée suspecte et critiquée aux USA et que le libéralisme américain, faisant confiance à la société, n'est finalement pas favorable aux mesures contraignantes. Il y aurait effectivement à s'interroger sur la pente résolument anti-libérale empruntée par le droit européen et français au nom de la nouvelle trilogie « dignité, diversité, parité » qui sert de fondement à un arsenal coercitif et répressif inquiétant.

On a toujours bien compris que la démocratie suppose la participation des citoyens, soit par la voie du référendum, soit par la désignation des représentants, de telle sorte que le terme de démocratie participative semble une curieuse tautologie. Au terme d'une démonstration décapante Jean-Marie Denquin démontre l'inanité des présupposés qui fondent la démocratie dite participative et la remise du pouvoir aux « motivés ». Seule l'introduction du référendum d'initiative populaire pourrait, en effet, contrebalancer les effets nocifs de la confusion contemporaine entre le suffrage et le sondage et le peuple et l'opinion.

Après la promotion du référendum d'initiative populaire on assiste enfin à la réhabilitation de l'abstention. Anne Muxel démontre en effet que si une partie des abstentionnistes est composée d'individus « hors du jeu politique » et d'exclus du civisme, tel n'est nullement le cas d'une autre partie, composée de personnes cultivées et diplômées, pleinement impliquées dans la vie publique, critiques et exigeantes à l'égard de l'offre politique dont la médiocrité les conduit simplement à une abstention intermittente. C'est faire preuve de lucidité que d'apercevoir enfin dans l'abstention ou le vote blanc, non pas la seule expression d'une indifférence mais celle, au contraire, d'une exigence.

Crise de la nation, crise de la démocratie, crise de la citoyenneté ? Que les contributeurs de ces cahiers soient vivement remerciés pour les réflexions passionnantes qu'ils nous livrent ici et qui nous aideront peut-être à répondre à l'interrogation centrale de Pierre Mazeaud : « D'actes citoyens on parlera beaucoup, mais que sera le citoyen devenu ? ».

(1) Anne-Marie Le Pourhiet est l'auteur de nombreux travaux notamment Droit constitutionnel, Paris, Economica, coll. « Corpus », 2007, 478 p.