L'interprétation du juge dans la hiérarchie des normes et des organes
Alexandre VIALA - Maître de Conférences de droit public à l'Université Pierre Mendès France de Grenoble II Membre du C.E.R.CO.P
Cahiers du Conseil constitutionnel n° 6 - janvier 1999
Les interprétations conformes rédigées par le Conseil constitutionnel dans ses considérants ont été une cible idéale pour dénoncer les abus du contrôle de constitutionnalité. On peut s'en étonner dans la simple mesure où l'interprétation juridictionnelle de la loi n'est pas née avec l'apparition en 1959 des décisions de conformité sous réserve. Ne devrait-on pas s'inquiéter davantage du pouvoir normatif de la jurisprudence du juge ordinaire qui reconstruit la loi au détour de son application à des espèces dont le recensement est bien plus impressionnant que la petite douzaine de décisions rendues en moyenne chaque année par le juge constitutionnel sur le fondement de l'article 61 de la Constitution ? Même si dans la doctrine, on se souvient de certaines attaques portées contre les excès de la jurisprudence des juridictions ordinaires, le procès dressé contre les réserves d'interprétation a toujours été plus facile à instruire. Le contexte dans lequel sont rédigées les réserves, ainsi que leur formulation qui se dérobe difficilement à la vigilance du lecteur, mettent ces décisions particulières davantage en point de mire que les interprétations normatives du juge de l'application de la loi : les réserves sont prononcées solennellement avant que la loi ne soit promulguée, ce qui donne à penser que leur auteur s'arroge indûment un pouvoir de colégislation. Pourtant, dépourvues de la garantie formelle d'être suivies par les autorités administratives et juridictionnelles, elles ne sont finalement que des suggestions faites à celles-ci d'interpréter la loi de telle ou telle façon. En dernière analyse, c'est l'interprétation normative du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui s'imposera effectivement dans l'ordre juridique. La charge « offensive » de l'interprétation normative du juge ordinaire, exercée sur la loi comme texte de référence, est plus efficace que l'impact de l'interprétation conforme du juge constitutionnel, exercé sur la loi comme texte contrôlé.
La décision des 17, 18 et 24 juin 1959 permet donc de faire le départ entre deux formes différentes d'interprétation juridictionnelle. Il y a celle, traditionnelle, par laquelle le juge détermine la signification du « texte d'en haut », celui qu'il est amené à appliquer. Il y a celle, iconoclaste, à travers laquelle le juge propose la signification que le texte contrôlé, le « texte d'en bas », devrait revêtir au moment ultérieur de son application. La première est normative puisqu'en accompagnant le texte dans son application, elle lui donne la signification qui s'impose réellement. C'est l'interprétation que le juge constitutionnel retient de la constitution, au moment du contrôle a priori de la loi ; c'est celle que le juge ordinaire retient de la loi au moment de son application. La seconde, l'interprétation conforme, n'est pas normative, car la signification qu'elle dégage s'attache à un texte qui n'est pas encore appliqué. Elle ne peut s'imposer réellement dans l'ordre juridique. C'est celle dont le juge constitutionnel a le monopole lorsqu'il assortit de réserves d'interprétation sa déclaration de conformité.
Si l'interprétation est le moyen détourné mais naturel par lequel le juge complète l'oeuvre du Constituant ou du législateur, si elle fait dépendre la hiérarchie des normes du travail du juge, on voudrait néanmoins rappeler qu'elle reste dans sa forme traditionnelle, une source secondaire. L'interprétation normative du juge de l'application reste toujours exposée au désaveu du Constituant ou du législateur qui peuvent souverainement mettre en échec une jurisprudence qui les gêne. Elle reste soumise à la hiérarchie des organes (I). Quant à l'interprétation conforme du juge constitutionnel, qui reste soumise à la suprématie de l'organe constituant, et qui vise moins le législateur que ses organes d'application, elle indique la signification que ces derniers devrait dégager de la loi dans le respect de la constitution. Elle veille au respect de la hiérarchie des normes (II).
I - L'interprétation normative reste soumise à la hiérarchie des organes
En relisant les grands auteurs et en s'appuyant sur les sources doctrinales bien connues de la théorie de la justice constitutionnelle, on parvient sans mal à éteindre le feu des passions qu'occasionne le débat sur la légitimité du juge constitutionnel et à lever les doutes sur la possibilité de marier l'existence d'un juge de cette nature avec le principe de la séparation des pouvoirs. Avec Kelsen, on conçoit aisément que la question du contrôle de constitutionnalité trouve naturellement sa place dans un discours de logicien. Si un ordre juridique est une hiérarchie de normes dont chaque étage a la double propriété de puiser sa validité dans celui qui lui est supérieur et de fonder la validité de celui qui lui est inférieur, il n'est pas de moyen plus naturel que d'installer un gardien à chacun de ces échelons, pour que l'image pyramidale ne cède la place à celle d'une tour brisée. Que serait une constitution sans son gardien ? Fondant la validité de l'acte législatif, elle permettrait au législateur d'adopter une loi ayant un certain contenu tout en lui laissant le loisir d'adopter une loi au contenu contraire, ce qui mettrait à mal la cohérence du système. Cette constitution serait « un voeu sans force obligatoire ». Aussi, avec Charles Eisenmann, on se rend finalement compte que le contrôle de constitutionnalité n'est rien d'autre qu'un contrôle de procédure. Lorsque la marche du parlement est entravée, il s'agit simplement d'entendre le coup de sifflet du juge constitutionnel non comme un veto, mais comme un incident de procédure qui indique au législateur ordinaire la voie à emprunter pour donner naissance à ce qui a été momentanément arrêté : le législateur ordinaire doit alors « se changer » et revêtir le costume du législateur constitutionnel. Le contenu de « sa » loi n'aura pas été jugé ; il aura été conduit à naître dans les formes requises par la répartition des compétences que la hiérarchie des normes a établie. C'est ce scénario tranquille qui semble se dérouler aujourd'hui sous nos yeux s'agissant de l'entrée dans l'ordre juridique du principe de parité. Voilà une règle dont le gardien de la hiérarchie des normes a fait implicitement comprendre au souverain, à deux reprises, qu'elle ne peut voir le jour qu'en la forme constitutionnelle et non législative. Si par la suite, des obstacles viennent troubler la tranquillité du scénario, ils seront alors imputables aux hésitations du Constituant, non à l'aiguillage du juge. La logique conduit à ce que ce rôle de répartition des compétences confié au juge constitutionnel par la doctrine normativiste, trouve à être assumé à l'échelon inférieur, par le juge ordinaire chargé d'apprécier la légalité des actes administratifs. En annulant de tels actes ou en soulevant leur illégalité par voie d'exception, le juge administratif comme le juge pénal font comprendre à l'administration, qu'elle a pris des dispositions qui n'auraient dû figurer que dans une loi. De même, lorsque le juge judiciaire annule des contrats, il fait comprendre au législateur qu'il faudrait changer la loi pour mettre à l'abri d'annulations contentieuses, d'autres contrats de même nature.
Néanmoins, la perfection mécanique de cette fonction d'aiguillage se dérègle dans les eaux troubles de l'interprétation, activité naturelle à laquelle le juge ne peut pas résister. Dans son travail apparemment simple de répartition verticale des compétences, le juge en effet, ne peut pas statuer sans déterminer lui-même le contenu de ce que la norme de référence impose de faire et de ne pas faire à l'organe d'application. Ce faisant, c'est alors le juge qui sous couvert d'une simple fonction d'aiguillage, se substitue à l'organe dont il applique les textes, pour déterminer la compétence normative de l'organe inférieur. Néanmoins, ce renversement de la hiérarchie des organes, opéré par le pouvoir d'interprétation juridictionnelle, n'est pas irréversible : le juge n'a pas le dernier mot car son interprétation du texte de référence peut à tout moment être renversée par l'écriture d'un nouveau texte. Ce sera celui que le Constituant adopte pour désavouer l'interprétation du juge constitutionnel (A). Ce sera celui qui sera voté par le législateur pour contourner l'interprétation du juge ordinaire (B).
A - L'interprétation normative du juge constitutionnel est soumise au dernier mot du Constituant
La fonction apaisante de la lecture normativiste du contrôle de constitutionnalité, ne peut pas dissiper les doutes qu'ont permis de mettre en lumière les découvertes de l'école réaliste. Si la neutralité du juge constitutionnel est garantie par sa fonction d'aiguilleur, elle est mise à rude épreuve dès lors qu'on sait que cette fonction, comme tout travail auquel se livre celui qui dit le droit, ne préserve pas son titulaire de l'irrésistible devoir naturel d'interprétation, qui loin d'être une opération cognitive est un acte de volonté. Assimiler le fait de censurer la loi à un simple avertissement lancé à la représentation nationale qui se verrait reprocher d'avoir emprunté la voie législative ordinaire au lieu d'emprunter la procédure constitutionnelle, reviendrait à dépeindre les normes et leur hiérarchie sous les aspects d'un dessin géométrique où tout ce qui concerne la répartition des compétences normatives entre deux rangs superposés serait clairement et définitivement gravé. En réalité, force est d'admettre que le juge est amené, pour savoir si le contenu de telle disposition adoptée par le Parlement relève de la compétence du Constituant ou de celle du législateur ordinaire, à déterminer ce que la constitution réserve exclusivement au premier et ce qu'elle concède au second. Cet effort de volonté auquel le juge n'échappe pas est d'autant plus indispensable qu'une constitution, rédigée par des hommes ayant toujours le désir et le souci de statuer sur le long terme, contient des termes suffisamment généraux, souples et imprécis pour accueillir les interprétations ultérieures qui seront à même de garantir l'adaptation du texte suprême au temps et à l'évolution de la société. L'indétermination du texte constitutionnel, secret de sa viabilité, ouvre toujours une brèche immense à son gardien : le pouvoir - considérable - d'interprétation. Faut-il alors faire son deuil d'une lecture normativiste du contrôle de constitutionnalité qui avait pourtant le grand mérite de présenter le gardien de la constitution comme le gardien de la séparation des pouvoirs ? Faut-il déplorer que ses explications rassurantes ne résistent pas aux conclusions perspicaces des théories sur l'interprétation qui, en mettant à nu le pouvoir normatif de la jurisprudence, nous conduiraient à admettre que loin de garantir la séparation des pouvoirs entre le Constituant et le législateur ordinaire, le juge constitutionnel la perturbe ou tout au moins en change les données ? Autrement dit, la réalité du pouvoir d'interprétation serait-elle devenue l'argument idéal pour servir à instruire le procès en légitimité du Conseil constitutionnel pour lequel la théorie de l'aiguilleur ne serait plus d'aucun secours ?
On sait que de tels doutes ne sont pas permis car la théorie de l'aiguilleur a trouvé son relais efficace dans la thèse souvent soutenue par le doyen Vedel du « lit de justice ». Utilisée pour désigner le siège qu'occupait le roi dans les séances solennelles du Parlement sous l'Ancien Régime, représentant la présence et l'intervention du Souverain qui se saisit d'un problème d'interprétation pour surmonter une difficulté décelée par le Magistrat, l'expression évoque l'idée qu'en tout état de cause, le juge et son interprétation sont subordonnés au souverain. Adaptée aux enjeux actuels du contrôle de constitutionnalité, elle sert à décrire la manifestation du pouvoir constituant comme celui d'une chambre d'appel désavouant l'interprétation que le juge constitutionnel a retenue de la constitution. La jurisprudence du juge constitutionnel n'étant pas souveraine, son contrôle par le Constituant s'analyse presque en une sorte de « référé » constitutionnel. Ce mécanisme, illustré par la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993 destinée à mettre en échec l'interprétation que le Conseil avait retenue du 4ème alinéa du préambule de 1946 relatif au droit d'asile dans sa décision du 13 août 1993, permet de vérifier que l'activité du Conseil, nonobstant son redoutable pouvoir d'interprétation, ne bouleverse toujours pas la séparation des pouvoirs ni ne porte atteinte à la souveraineté du peuple et s'insère dans la hiérarchie des organes. Un « lit de justice » peut d'ailleurs autant désavouer l'interprétation conforme de la loi que l'interprétation normative de la constitution. Ainsi, par la révision du 25 novembre 1993, le nouvel article 53-1 de la constitution qui fait de l'asile non seulement un droit de l'homme mais aussi une prérogative de l'Etat, était aussi bien destiné à revenir sur l'interprétation par le Conseil du 4ème alinéa du préambule de 1946 qu'à contourner une réserve d'interprétation faisant d'une disposition de la loi du 24 août 1993 une prescription obligeant l'Etat à procéder à l'examen de la situation des demandeurs d'asile nonobstant ses engagements internationaux. Sous « surveillance » du Constituant, l'interprétation conforme de la loi peut être autant contrôlée que l'interprétation normative de la constitution. Certes, comme on le verra plus loin, le législateur ordinaire, premier organe concerné par l'interprétation conforme de la loi, n'a pas sur ces réserves d'interprétation le « dernier mot » dont dispose le législateur constitutionnel sur les interprétations normatives de la constitution. En revanche, la hiérarchie des organes est telle que le législateur ordinaire peut vaincre les interprétations normatives de la loi dégagées par le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation.
B - L'interprétation normative du juge ordinaire est susceptible de désaveu législatif
La valeur, certes supra-décrétale, mais infra-législative des principes généraux du droit s'explique par la place subordonnée qu'occupe, au regard du législateur, l'organe juridictionnel dont ils émanent. Voilà une source prétorienne du droit à laquelle le législateur peut déroger. C'est parce que le juge administratif est un organe infra-législatif que les principes généraux du droit qu'il dégage ont une valeur infra-législative.
L'interprétation normative de la loi retenue dans une décision juridictionnelle obéit à la même logique de subordination. On prendra deux exemples dans lesquels la jurisprudence de la Cour de cassation s'est trouvée désavouée par le Parlement. A chaque fois, celui-ci adopte une loi dont les dispositions vont à rebours de l'interprétation que la cour suprême de l'ordre judiciaire avait retenue de la loi ancienne.
C'est d'abord le mécanisme qui peut animer l'esprit d'une loi de validation rétroactive qui, sans annuler les décisions du juge ordinaire passées en force de chose jugée, met en échec la jurisprudence sur le fondement de laquelle ces décisions ont été prises. En validant les actes susceptibles de tomber sous le coup de cette jurisprudence, le Parlement prive celle-ci de son effectivité. Alors que l'autorité de la chose jugée dans le dispositif des décisions juridictionnelles reste intacte au nom de la séparation des pouvoirs, la chose interprétée dans les motifs perd toute sa force. La jurisprudence n'est pas protégée par l'autorité de la chose jugée car étant le fruit de l'interprétation, elle exerce une fonction normative qui n'est pas le monopole de la fonction juridictionnelle. Or, l'autorité de la chose jugée est l'élément spécifique qui permet de définir l'acte juridictionnel. Le mécanisme des lois de validation, qui met en échec la jurisprudence des cours suprêmes des ordres judiciaire et administratif sans annuler les décisions de justice passées en force de chose jugée sous peine d'enfreindre la constitution, montre bien que les motifs juridictionnels ne sont pas, contrairement au dispositif, protégés par l'autorité de la chose jugée.
Ainsi, en rédigeant l'article 87 d'une loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier qui avait fait l'objet d'un examen de conformité à la constitution par le Conseil constitutionnel, le législateur avait validé au regard de l'article L 312-8 du code de la consommation issu de la loi Scrivener du 13 juillet 1979, les offres de prêts immobiliers qui étaient susceptibles d'être sanctionnées, compte tenu d'une jurisprudence de la Cour de cassation des 16 mars et 20 juillet 1994. Cette jurisprudence avait conduit à l'annulation de certains prêts, au motif que leur échéancier ne contenait pas tous les éléments d'information que la loi Scrivener, telle qu'interprétée par la Cour de cassation, obligeait aux établissements bancaires d'indiquer. Pour éviter un raz-de-marée contentieux risquant de perturber l'équilibre financier du système bancaire, le législateur a donc validé les contrats de prêts qui n'avaient pas encore été sanctionnés par le juge judiciaire mais qui étaient nécessairement passibles de sa jurisprudence. Si, d'après la jurisprudence du Conseil constitutionnel, « il n'appartient pas au législateur de censurer les décisions des juridictions », rien ne s'oppose à ce qu'il « modifie les règles que le juge a mission d'appliquer ». Rien ne s'oppose non plus à ce qu'il modifie les règles telles que le juge les avait interprétées. On concèdera qu'en l'espèce, après avoir sauvé les prêts en sursis des conséquences inextricables de la jurisprudence de la Cour de cassation, le législateur a néanmoins explicité à la suite de sa disposition de validation, les règles rigoureuses tracées par celle-ci pour les contrats à venir. Mais rien ne l'empêchait de rédiger une disposition infirmant explicitement une telle jurisprudence.
C'est ce qu'il fit en matière de contrôles d'identité, dans un contexte bien différent de celui des validations législatives. L'article 78-2 du code de procédure pénale relatif aux contrôles d'identité destinés à prévenir les atteintes à l'ordre public avait fait l'objet d'une jurisprudence restrictive et protectrice des libertés individuelles de la Cour de cassation dans un arrêt du 10 novembre 1992. Dans cet arrêt, la Cour de cassation avait considéré que les contrôles d'identité effectués au titre de la police administrative pour prévenir des risques d'atteinte à l'ordre public, n'étaient justifiés que lorsqu'une telle atteinte était « directement rattachable au comportement de la personne » contrôlée. Cette interprétation avait gêné le ministre de l'intérieur qui lui reprochait « d'entraver l'action de la police en rendant quasiment impossible de véritables contrôles d'identité préventifs ». Cette jurisprudence fut alors la cible du célèbre amendement Marsaud, examiné par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 5 août 1993 rendue sur la loi relative aux contrôles et vérifications d'identité. L'amendement litigieux complétait l'article 78-2 du code de procédure pénale en ajoutant que pouvait être contrôlée l'identité de toute personne « quel que soit son comportement ». La condamnation parlementaire de la jurisprudence judiciaire est claire. Elle ressemble au « lit de justice » du Constituant qui modifie la constitution pour contourner une interprétation du juge constitutionnel. Elle est une sorte de référé législatif qui fonctionnerait à l'envers : à l'époque révolutionnaire, le référé législatif obligeait les juges à renvoyer toute difficulté d'interprétation de la loi au corps législatif. Ce mécanisme préventif disparu, rien n'empêche le Parlement de désavouer a posteriori une jurisprudence qui l'embarrasse. Elle est conforme à la hiérarchie des organes et à la séparation des pouvoirs. Conformément à la première, l'organe législatif pose des normes générales que l'organe judiciaire applique au moyen de normes individuelles, édictées dans le dispositif revêtu de l'autorité de la chose jugée. Pour produire cette norme individuelle, l'interprétation est une opération intellectuelle nécessaire qui génère une norme générale censée représenter ce que le législateur a voulu édicter. Il est alors normal que celui-ci puisse disposer de cette chose interprétée, en l'approuvant par son silence, en l'infirmant par son intervention. La séparation des pouvoirs lui interdit seulement de mettre en cause ce qui constitue le propre de la fonction juridictionnelle, le verdict du jugement revêtu de l'autorité de la chose jugée. La séparation des pouvoirs, qui s'inscrit dans une logique d'indépendance du juge, implique la défense faite au pouvoir législatif de censurer les décisions de l'autorité judiciaire. La hiérarchie des organes, qui s'inscrit dans une logique de souveraineté, implique la liberté du pouvoir législatif de revenir sur l'interprétation de l'autorité judiciaire. Mais la hiérarchie des normes, qui soumet le législateur au droit, ne lui concède un tel pouvoir que dans le respect de la constitution. L'interprétation conforme est alors appelée à jouer son rôle.
II - L'interprétation conforme veille au respect de la hiérarchie des normes
Par une interprétation conforme, le Conseil constitutionnel est venu porter secours à la jurisprudence précitée de la Cour de cassation sur les contrôles d'identité en contrariant le désaveu législatif de l'amendement Marsaud. Ce faisant, le Conseil a pris en considération l'interprétation normative du juge judiciaire parce qu'il la reconnaissait conforme à la constitution. En contentieux italien, on dirait qu'il y a réception du droit vivant. Le Conseil constitutionnalise le droit vivant lorsqu'il reprend, dans une réserve d'interprétation, un principe posé par le juge ordinaire dans l'application de la loi (A). Si la démarche peut se conclure en contrariant la volonté du législateur, si elle tend à montrer que l'interprétation judiciaire est aussi valide que la volonté du Parlement, il devient à nouveau facile, conformément à la hiérarchie des organes, d'instruire le procès en légitimité de l'interprétation conforme. En réalité, celle-ci ne choisit pas son camp dans le conflit qui oppose la puissance du juge ordinaire à la représentation nationale, mais elle intervient pour constater que l'interprétation judiciaire est conforme à la constitution. Bien souvent d'ailleurs, les réserves du Conseil sont destinées à encadrer la marge de manoeuvre du juge ordinaire qui est invité à interpréter la loi dans le respect de la constitution (B).
A - L'interprétation conforme, réceptrice du droit vivant né de l'interprétation normative du juge ordinaire
Dans sa décision précitée du 5 août 1993, le Conseil constitutionnel n'a pas censuré l'amendement parlementaire qui corrigeait l'interprétation normative de la Cour de cassation. Il l'a neutralisé en faisant revivre la jurisprudence Bassilika à l'aide d'une réserve selon laquelle « s'il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle d'identité d'une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que l'autorité concernée doit justifier, dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre public qui a motivé le contrôle ». Le Conseil a surtout ajouté « qu'il revient à l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de vérification d'identité ; qu'à cette fin il lui appartient d'apprécier, s'il y a lieu, le comportement des personnes concernées ». En reconnaissant, par ce dernier membre de phrase, la constitutionnalité de l'interprétation de la Cour de cassation sans pour autant censurer l'amendement qui lui était déféré, le Conseil constitutionnel a rendu une décision apparemment contradictoire et embarrassante : tout en reconnaissant qu'il est « loisible au législateur de prévoir que le contrôle d'identité d'une personne peut ne pas être lié à son comportement », il adresse en même temps à l'autorité judiciaire une directive dont le contenu résonne comme un hommage à la solution dégagée dans l'arrêt Bassilika. En fait, s'érigeant en spectateur d'un désaccord entre le juge ordinaire et une majorité parlementaire, il ne fait que rendre compte de la tension qu'il y a entre le droit écrit et le droit vivant.
La doctrine du droit vivant, qu'on doit à l'observation du comportement de la Cour constitutionnelle italienne, s'est développée dans un pays où s'exerce un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception. Elle fait apparaître qu'à l'occasion du contrôle incident de constitutionnalité, la Cour constitutionnelle se prononce sur la conformité à la Constitution de la loi telle qu'elle a été interprétée par la Cour de cassation ou le Conseil d'Etat, c'est-à-dire sur la constitutionnalité de la loi vivante. Puisque la Cour statue dans un contexte a posteriori, elle est parfois en mesure d'examiner une loi qui a déjà été appliquée et interprétée par le juge ordinaire. Cette doctrine italienne est apparemment inadaptable à l'étude du contentieux constitutionnel français qui s'exerce a priori. Pourtant, la décision du Conseil du 5 août 1993 montre qu'à l'occasion d'une tentative législative consistant à réécrire une loi pour surmonter une jurisprudence de la Cour de cassation, le juge constitutionnel est forcément amené à juger la loi à la lumière d'une interprétation déjà éprouvée. La décision du 5 août 1993 a au moins le mérite de rendre pertinente la dualité de l'objet de la science du droit. Cet objet est-il un ensemble de normes écrites, posées par une autorité « législatrice » comme le postule l'approche normativiste ou bien faut-il aller le chercher dans un ensemble de comportements adoptés par des organes d'application comme l'affirme l'école réaliste ? La juridicité se situe-t-elle dans la norme ou dans les faits, peut-on la découvrir dans les textes ou dans le fruit de leur interprétation ? Difficile de trancher un débat théorique de cette nature qui oppose la pensée de Kelsen antérieure à son exil américain et celle d'Alf Ross qui considère le droit comme le résultat d'une pratique. Quand on lit une décision du Conseil constitutionnel assortie d'une réserve de cette nature qui consolide le droit vivant né de la jurisprudence d'une cour suprême, on reste sensible à l'idée qu'il subsistera toujours cette hésitation sur la question de la juridicité. On se trouve en face d'une décision qui sans s'opposer à la promulgation d'un texte, approuve une interprétation de la loi que la rédaction de ce texte était destinée à combattre ! Le texte reste valide, tandis que la Cour de cassation a de fortes chances de maintenir son interprétation après l'aval qu'elle a reçu du juge constitutionnel. Sans s'opposer à la hiérarchie des organes qui implique le droit pour le législateur de corriger une interprétation judiciaire, le Conseil a constaté, conformément à la hiérarchie des normes, que le droit vivant était conforme à la constitution.
Si la réception du droit vivant reconnu conforme à la constitution peut être réalisée à l'occasion de l'arbitrage d'un conflit entre le Parlement et une interprétation du juge ordinaire, elle peut provenir également d'une réserve émise sur un texte déjà promulgué, lors de l'examen d'une loi qui le complète. Ce texte ayant déjà été promulgué, le Conseil est donc en situation de connaître l'interprétation qu'en ont dégagée les juridictions ordinaires ; il peut alors se prononcer sur la constitutionnalité d'un droit vivant. Dans la décision du 5 mai 1998 rendue sur la loi Chevènement relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, le Conseil a repris par une réserve, l'interprétation stricte que le juge pénal a toujours retenue de l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 qui détermine la responsabilité pénale des personnes - physiques ou morales - reconnues coupables d'aide directe ou indirecte à l'entrée et au séjour irréguliers d'étrangers en France. La loi Chevènement venait compléter ce texte en ajoutant un amendement parlementaire qui prévoyait une immunité pénale en faveur des « associations à but non lucratif à vocation humanitaire, dont la liste est fixée par arrêté du ministre de l'intérieur ». Censurant le dispositif qui faisait dépendre le champ d'application de la loi pénale du contenu d'un acte gouvernemental au mépris du principe de la légalité des délits et des peines et de l'article 34 de la constitution, le Conseil laissait dans sa version originelle l'article 21 de l'ordonnance de 1945. C'est alors qu'est intervenue son interprétation conforme indiquant « qu'il appartient au juge, conformément au principe de légalité des délits et des peines, d'interpréter strictement les éléments constitutifs de l'infraction définie par l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 ». C'est la deuxième fois que le Conseil rappelle l'interprétation conforme à la constitution qu'il convient de retenir de cette disposition ancienne. Elle correspond à l'interprétation normative qu'un jugement du tribunal de grande instance de Toulouse du 30 octobre 1995 avait privilégiée en refusant de prononcer une sanction parce que les termes de l'article 21 de l'ordonnance n'étaient pas énoncés avec suffisamment de précisions. Les juges toulousains avaient ainsi estimé qu'il fallait faire la part des choses entre les trafiquants de main d'oeuvre et les organisations humanitaires pour n'inclure que les premiers dans le champ d'application de l'ordonnance.
La réception du droit vivant qui revient à décerner à l'interprétation normative du juge ordinaire un label de constitutionnalité, montre que le Conseil, chargé d'examiner la loi, étend son domaine de contrôle sur l'interprétation normative du juge ordinaire. Les théories réalistes de l'interprétation nous ayant enseigné que la loi se saisit davantage dans le résultat de l'interprétation dégagée par les organes d'application que dans les termes du texte écrit, il devient normal conformément à la hiérarchie des normes, que le gardien de la constitution émette à l'endroit du juge ordinaire des directives d'interprétation. Ce faisant, il devance les autorités judiciaires et administratives qui auront le redoutable pouvoir d'imposer leur interprétation normative, en leur indiquant le chemin à suivre pour lire et appliquer la loi dans les limites de la constitutionnalité.
B - L'interprétation conforme, gardienne de la constitutionnalité de l'interprétation normative du juge ordinaire
Si l'on suit l'école réaliste qui situe le droit dans le comportement effectif des organes d'application et dans le résultat du processus d'interprétation, le contrôle de constitutionnalité a priori s'exerce alors sur une matière incomplète : la loi déférée, qui n'a pas encore été interprétée par ses organes d'application, n'est qu'un texte dont le Conseil ignore la signification que les tribunaux lui attribueront. Pour faire simple, le Conseil n'a pas accès à l'interprétation normative du juge ordinaire, sauf lorsqu'il est en situation exceptionnelle d'examiner le droit vivant comme on vient de l'étudier précédemment. Un auteur italien, Riccardo Guastini, avait bien montré que si le Parlement est soumis au contrôle de constitutionnalité, si le gouvernement est soumis au contrôle de légalité, seules les cours suprêmes administratives et judiciaires, en déterminant en dernier ressort la signification de la loi, exercent un pouvoir normatif échappant au contrôle juridictionnel. Soumise à la hiérarchie des organes par l'éventuel désaveu législatif, tout comme l'interprétation du Conseil est soumise au dernier mot du Constituant, l'interprétation normative des cours suprêmes n'est pas soumise à la hiérarchie des normes. La théorie réaliste de l'interprétation soulève ainsi, de manière intéressante, la question du contrôle de constitutionnalité de l'interprétation normative du juge ordinaire. L'interprétation conforme est susceptible d'y apporter une réponse : le seul instrument dont dispose un juge constitutionnel organiquement détaché des tribunaux reste celui des décisions de réserve. Il permet de saisir la loi de façon préventive, telle qu'elle est susceptible d'être interprétée par ses organes d'application, ce qui s'avère utile lorsque le texte déféré ne présente en soi aucun vice l'entachant d'inconstitutionnalité.
On prendra pour seul exemple le contrôle récent de la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions. L'article 51 du texte déféré institue à compter du 1er janvier 1999 une taxe annuelle sur les logements vacants dans les communes de plus de deux cent mille habitants où existe un déséquilibre marqué entre l'offre et la demande de logements au détriment des catégories de personnes mal logées et en situation précaire. Après avoir examiné et rejeté tous les griefs d'inconstitutionnalité soulevés par la saisine, le Conseil s'est arrêté sur un membre de phrase qui ne rendait pas la loi intrinsèquement contraire à la constitution mais dont l'application pouvait conduire à méconnaître le principe d'égalité devant les charges publiques. En effet, l'article 51 excluait du champ d'application de la taxe dite « d'inhabitation », les propriétaires dont le logement était vacant pour une raison indépendante de leur volonté. Cette notion de « vacance indépendante de la volonté du contribuable » était trop imprécise pour ne pas laisser la place à des interprétations contradictoires de l'administration et du juge fiscal. Au lieu de censurer le texte pour incompétence négative du législateur, le Conseil a préféré préciser sous la forme d'une série d'interprétations conformes ce qu'il fallait entendre par cette notion de « vacance indépendante de la volonté du contribuable » afin qu'il n'y ait pas de discriminations dans le traitement fiscal des contribuables. Le Conseil d'indiquer ainsi aux organes d'application les catégories de logement que la taxe ne saurait frapper en raison de cette vacance indépendante de la volonté du contribuable : les « logements qui ne pourraient être rendus habitables qu'au prix de travaux importants et dont la charge incomberait nécessairement à leur détenteur » ; « les logements ayant vocation, dans un délai proche, à disparaître ou à faire l'objet de travaux dans le cadre d'opérations d'urbanisme » ; « les logements mis en location ou en vente au prix du marché et ne trouvant pas preneur ». Le Conseil propose ainsi une série de critères d'assujettissement à la taxe qui protègent le principe constitutionnel d'égalité des contribuables devant les charges publiques et qui sont en rapport direct avec l'objet de la loi : frapper les logements rendus délibérément vacants pour des raisons de spéculation immobilière.
Il est surtout intéressant de noter que ces critères, adressés sous forme de réserves d'interprétation au juge fiscal, faisaient écho aux engagements livrés à l'Assemblée nationale et au Sénat par les représentants de la majorité parlementaire et gouvernementale. C'est là un détail significatif qui montre bien que l'interprétation conforme ne sort jamais du néant ni de l'imagination débridée du juge qui s'y livre. Bien des fois, les réserves d'interprétation enregistrent même les arguments que le gouvernement a été amené à développer devant les requérants sur le prétoire du juge constitutionnel. Ces arguments, articulés par les défenseurs du texte de loi pour le prémunir contre tout danger d'interprétation contraire à la constitution, constituent la source matérielle des réserves du Conseil. Garante du respect de la hiérarchie des normes qu'implique l'opposabilité des principes constitutionnels, réceptrice à la fois du droit vivant et des débats juridiques entre le gouvernement et sa majorité, privée de mécanismes de nature à forcer la main de ceux à qui elle s'adresse, héritière des méthodes utilisées par les cours constitutionnelles allemandes et italiennes, l'interprétation conforme ne devrait plus être regardée comme un accessoire anormal et encombrant. Elle est inhérente au modèle kelsénien de contrôle de constitutionnalité, contrôle concentré qui s'exerce dans l'ordre du jugement et non dans l'ordre de l'application de la loi. C'est dans l'application de la loi que l'interprétation normative du juge ordinaire, à l'abri du gardien de la constitution, fixe définitivement le sens du texte. L'interprétation conforme est alors ce lien par lequel le juge spécial de la constitutionnalité, au nom de la hiérarchie des normes, propose au juge ordinaire de l'application un modèle d'interprétation de la loi qui s'avère conforme à la constitution.