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L'environnement dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne

Guy BRAIBANT - Représentant du président de la République et du Premier ministre à la Convention, chargé de l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Président de section honoraire au Conseil d'État

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 15 (Dossier : Constitution et environnement) - janvier 2004

En dépit de son importance dans le monde actuel et pour l'avenir de l'humanité, la protection de l'environnement est l'un « des parents pauvres » de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Elle n'a fait l'objet que d'une allusion dans le préambule (« la jouissance de ces droits entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l'égard d'autrui qu'à l'égard de la communauté humaine et des générations futures ») et de l'article 37 qui est ainsi rédigé : « un niveau élevé de protection de l'environnement et d'amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l'Union et assurés conformément au principe du développement durable ». Ce texte est accompagné d'une « explication » elle-même très sommaire : « le principe contenu dans cet article se fonde sur les articles 2, 6 et 174 du traité CE. Il s'inspire également de certaines constitutions nationales ». On ne saurait être moins explicite.

Cette faiblesse s'explique par plusieurs motifs qui méritent réflexion.

En premier lieu, la composition même de la Convention qui avait la mission de rédiger la Charte. Juridiquement elle groupait des représentants du Parlement européen, des parlements et des exécutifs nationaux et de la Commission européenne. Cette composition originale s'est avérée efficace. La Convention a réussi à rédiger un texte qui a été généralement approuvé et qui a été achevé dans le délai prévu de neuf mois. Mais pratiquement, la Convention était composée essentiellement de généralistes du droit, parfois spécialisés dans la connaissance des institutions européennes, très au courant des principes généraux de leurs systèmes nationaux, mais peu au fait de certaines matières spécifiques telles que l'environnement, la propriété intellectuelle ou le droit de la consommation. En outre, si ces membres étaient en principe indépendants à l'égard de leur pays ou de leur institution d'origine, ils pouvaient et ils devaient recueillir l'opinion des autorités compétentes, notamment des ministères. Personnellement, je n'ai pas réussi à recevoir la moindre suggestion, malgré une démarche auprès de la ministre de l'environnement et de son directeur de cabinet.

De même la société civile, pourtant bien structurée dans ce domaine, ne s'est manifestée que fort tard. Certaines de ses organisations les plus importantes ont envoyé des propositions entre le 15 août et le 22 septembre, alors que la Charte devait être soumise au Conseil européen de Biarritz des 13 et 14 octobre et que, en prévision de cette échéance impérative, la dernière séance de la Convention avait été fixée au 26 septembre. Il faut ajouter qu'une dizaine d'organisations européennes et internationales ont adressé aux membres de la Convention et aux gouvernements des États membres une pétition datée du 8 novembre, soit un mois après l'approbation de la Charte par le Conseil européen de Biarritz.

Pourquoi cette occasion a-t-elle été manquée ?

Sans doute parce que le « droit de l'environnement » était trop récent pour avoir sécrété un « droit à l'environnement » susceptible d'être gravé dans le marbre d'une Charte européenne. Également parce que les spécialistes ont sous-estimé les chances du projet d'aboutir dans les délais prévus. Enfin parce que cette matière était à la limite de ce qu'avait prévu les initiateurs de la Charte dans les conclusions du Conseil européen tenu à Cologne en juin 1999.

Il s'agissait de réunir les « droits fondamentaux en vigueur au niveau de l'Union dans une Charte de manière à leur donner une plus grande visibilité ». L'objectif affiché n'était pas de formuler de nouveaux droits, mais de réunir les droits déjà reconnus, de procéder à ce que nous appelons en France « une codification à droit constant », en mettant l'accent sur les droits de liberté, d'égalité et de procédure, c'est-à-dire sur les droits classiques. Pour le reste, « il faudra par ailleurs prendre en considération des droits économiques et sociaux tels qu'énoncés dans la Charte sociale européenne et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (art. 136 TCE) dans la mesure où ils ne justifient pas uniquement des objectifs pour l'action de l'Union ». Ces formules peu claires avaient en tout cas pour objet de réduire à la portion congrue ces droits nouveaux et il semble bien que l'environnement n'ait pas été évoqué à ce stade de la procédure.

C'est pourquoi de nombreux membres de la Convention étaient hostiles à l'idée même d'évoquer l'environnement, sous quelque forme que ce soit, dans le projet de Charte. D'autres se sont prononcés en sens inverse, en faisant valoir qu'il n'était pas concevable de rédiger une Charte des droits fondamentaux à l'aube du xxie siècle sans y faire la moindre allusion à l'environnement. Cette opinion l'a finalement emporté, in extremis, en septembre 2000. Mais il restait peu de temps pour réfléchir à une bonne formulation, d'autant plus que la bataille sur la place des droits économiques et sociaux dans la Charte faisait rage et qu'elle risquait de mettre en cause l'adoption même du texte.

Sur ce point comme sur certains autres, la question a été résolue par un compromis : la Charte contiendrait un article sur la protection de l'environnement, mais celui-ci serait aussi vague et peu contraignant que possible. Il a pris ainsi la forme, condamnée pourtant par le « mandat de Cologne », d'un énoncé non de droits à proprement parler mais d'objectifs. Les optimistes pensèrent que c'était mieux que rien et les pessimistes que le silence total eut été préférable.

Battus à mi-parcours, les tenants de la première solution ont été majoritaires à la fin des travaux. Mais dans la précipitation des derniers jours, ils n'ont pas eu le temps de rédiger une formule satisfaisante, ni même de choisir entre celles qui leur étaient proposées par des organisations non gouvernementales - reproduites dans mon livre sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (éd. du Seuil). J'avais moi-même élaboré un texte avec M. Meyer, député socialiste allemand, qui a été approuvé par un certain nombre de membres de la Convention : « droit à un environnement propre à préserver la santé et droit à la protection des consommateurs : a) l'Union protégera le droit de chacun à vivre dans un environnement propre à préserver la santé et prendra des mesures en vue de protéger les ressources naturelles ; b) les politiques de l'Union garantiront un niveau élevé de protection concernant la santé, la sécurité et les intérêts des consommateurs ».

Ce texte avait sans doute l'inconvénient de ne pas isoler suffisamment l'environnement et de le mêler au droit à la santé et à la protection des consommateurs.

À la réflexion, il aurait peut-être mieux valu revenir à la proposition initiale du secrétariat de la Convention qui était ainsi rédigée : « Les politiques de l'Union doivent assurer la protection de l'environnement, qui inclut la préservation, la protection et l'amélioration de la qualité de l'environnement, la protection de la santé humaine et l'utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles. » Mais elle était également trop éloignée de la formulation d'un droit.

Le texte actuel permettra au moins à la Cour de justice des communautés européennes d'y trouver une « accroche » pour orienter sa jurisprudence dans le sens d'une protection accrue de l'environnement, sur la base de ce que j'ai appelé à propos de l'ensemble des droits économiques et sociaux inscrits dans la Charte la « justiciabilité normative ».

Il est apparu, à propos de ces droits, que la Convention était partagée entre deux écoles. L'une était représentée principalement par les Allemands et les Espagnols, qui se fondait sur une conception étroite de la notion de droits, limitée aux droits individuellement justiciables. Le président Herzog nous a indiqué notamment que, dans son pays, on réserve le terme de droits à ce qui peut être invoqué devant un tribunal ; par exemple le « droit au travail » ne signifie pas qu'un chômeur peut demander au juge un emploi, de même que le « droit au logement » ne permet pas à un sans logis de demander en justice un logement. M. Mendez de Vigo, président du groupe des représentants du Parlement européen, a évoqué de façon spectaculaire les millions de requérants allant demander des logements en justice. En France, l'expression « droit à » n'a évidemment pas un sens aussi fort. Elle ne désigne pas un droit individuel mais un droit collectif. Si elle est « justiciable », c'est au niveau de la norme, d'où l'expression de « justiciabilité normative ». Cela signifie que si un État ou la Communauté européenne a reconnu un « droit au logement », c'est-à-dire en pratique un droit à l'aide au logement, l'autorité qui l'a accordée ne peut plus le retirer ni même le réduire. C'est en somme une « clause de non régression ». En cas de régression, ceux qui en sont victimes peuvent s'en plaindre devant le juge des normes, qu'il s'agisse d'une juridiction constitutionnelle ou internationale. J'avais choisi l'exemple suivant : si la Commission décidait de réduire ou de supprimer certaines formes d'aide au logement social, au nom de la concurrence, cette mesure pourrait être censurée par la Cour de justice des Communautés européennes comme contraire au droit à une aide au logement reconnue par l'article 34.3 de la Charte. Cette disposition est strictement encadrée : « Afin de lutter contre l'exclusion sociale et la pauvreté, l'Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à ceux qui ne disposent pas de revenus suffisants, selon les modalités établies par le droit communautaire et les législations et pratiques nationales. »

Cette doctrine a été adoptée d'autant plus facilement par la Convention qu'elle s'appuyait sur une décision du Conseil constitutionnel français en date du 29 janvier 1995 ; saisie d'un recours contre une loi relative à la diversité de l'habitat, le Conseil, après avoir rappelé les dispositions du Préambule de la Constitution de 1946 relatives au développement de l'individu et de la famille et de protection sociale, a affirmé que la « sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle », dont il a déduit que la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent est un « objectif de valeur constitutionnelle », qu'il appartient au législateur et au gouvernement de mettre en oeuvre.

Ce raisonnement pourrait être appliqué à la matière de l'environnement.

Encore faut-il que les conclusions de la première Convention, celle qui a préparé la Charte ne soient pas elles-mêmes altérées. Elles reposaient sur un équilibre subtil et fragile entre « les droits » et « les principes ». Les premiers comprenaient notamment les droits individuels classiques, tels que la présomption d'innocence ou le droit à la dignité, les seconds, qui malgré leur appellation sont également des droits fondamentaux, couvrent les droits sociaux, ceux qui appellent des mesures concrètes et financières, nationales ou européennes, de mise en oeuvre. Cette théorie avait été difficilement acceptée par certains juristes, notamment britanniques, qui sont intervenus à nouveau lors de la deuxième Convention, celle qui a préparé la Constitution, pour transformer les principes en droits de deuxième classe.

Cette Convention avait notamment pour mission d'insérer la Charte dans la nouvelle Constitution de l'Europe. Certains des plus hauts responsables de cette assemblée ont affirmé publiquement que la Charte serait intégrée telle quelle sans aucune modification. Malheureusement cet engagement n'a pas été respecté.

La Charte a été en effet modifiée pour faciliter son entrée dans la Constitution, afin d'atténuer les résistances britanniques. Ces modifications paraissent mineures. Elles sont en réalité très importantes, parce qu'elles remettent largement en cause la reconnaissance des droits sociaux. Elles consistent en effet à accentuer les différences entre les droits et les principes. À l'origine, ces derniers devaient être mis en oeuvre par les autorités européennes et nationales ; le nouvel article 52.5 prévoit seulement qu'ils « peuvent » être mis en oeuvre par les institutions et organes de l'Union et par les États membres et il ajoute que « leur invocation devant le juge n'est admise que pour l'interprétation et le contrôle » des actes procédant à cette mise en oeuvre. Cette accumulation de précautions n'est pas neutre. Elle a pour objet de diminuer la portée des principes, c'est-à-dire en gros des droits sociaux, au nombre desquels il faut compter ceux qui se rapportent à l'environnement. Ce qui était clair est devenu confus. Les résultats du compromis précédemment obtenu ont été remis en cause.

Les partisans de ces modifications ont invoqué pour les défendre une argumentation contradictoire : elles ne sont pas graves mais elles étaient la condition de l'adhésion des Britanniques à l'insertion de la Charte dans la Constitution.

Il faut espérer que la conférence intergouvernementale qui devra adopter définitivement le projet de Constitution parviendra à rétablir l'équilibre initial de la Charte et que les états membres et les organisations non gouvernementales pourront y contribuer.