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L'arrêt Sarran, entre apparence et réalité

Christine MAUGÜÉ - Maître des requêtes au Conseil d'État, Commissaire du gouvernement, Professeur associé à l'Université de Paris II

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 7 (Dossier : La hiérarchie des normes) - décembre 1999

L'arrêt Sarran constitue sans doute « l'un des arrêts les plus importants de l'histoire de la Ve République en matière de hiérarchie des normes », comme a pu le constater le professeur Alland (D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFD adm. 1998, p. 1094). Il constitue en tout cas l'un des arrêts les plus commentés de la décennie qui s'achève, si l'on en croit l'abondance et la richesse des commentaires qu'il a suscités. De ce point de vue, l'arrêt est à placer au même rang que l'arrêt Nicolo. Consécration ultime, l'arrêt Sarran figure dans la douzième édition des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative.

C'est l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie qui est à l'origine de cette décision. Passé entre le gouvernement et les principaux acteurs politiques néo-calédoniens, l'accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998 détermine le cadre institutionnel très spécifique dans lequel évoluera la Nouvelle-Calédonie dans les vingt prochaines années. Cet accord a confié au « pays » le soin d'exercer des compétences encore jamais confiées à un territoire de la République : compétence législative, lorsque certaines délibérations du Congrès du Territoire auront le caractère de « loi de pays » et ne pourront de ce fait être contrôlées que devant le Conseil constitutionnel, avant leur promulgation ; mais également compétence gouvernementale, lorsque l'exécutif de la Nouvelle-Calédonie deviendra un « Gouvernement collégial élu par le Congrès et responsable devant lui ». L'accord a en outre prévu la reconnaissance d'une citoyenneté propre de la Nouvelle-Calédonie justifiant l'exercice d'un corps électoral restreint, tant pour le scrutin d'autodétermination que pour les élections locales. En cela l'accord dérogeait tant au principe de l'indivisibilité de la République qu'à l'article 3 de la Constitution qui dispose que sont électeurs tous les nationaux français. Une loi constitutionnelle a donc été nécessaire pour autoriser le législateur à déroger à ces principes.

Tel a été objet de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 relative à la Nouvelle-Calédonie, qui a rétabli dans la Constitution un titre XIII intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». L'article 77 de la Constitution, issu de cette loi, a autorisé les adaptations nécessaires à la mise en œuvre du dispositif de l'accord. L'article 76 nouveau a quant à lui énoncé que : « Les populations de la Nouvelle-Calédonie sont appelées à se prononcer avant le 31 décembre 1998 sur les dispositions de l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 et publié le 27 mai 1998 au Journal officiel de la République française. Sont admises à participer au scrutin les personnes remplissant les conditions fixées à l'article 2 de la loi du 9 novembre 1988. Les mesures nécessaires à l'organisation du scrutin sont prises par décret en Conseil d'État délibéré en conseil des ministres ». En application de ces dispositions, le décret du 20 août 1998 a défini les modalités d'organisation de la consultation des populations de la Nouvelle-Calédonie. Ce décret a été contesté par deux personnes domiciliées en Nouvelle-Calédonie, M. Sarran et M. Levacher, ce dernier agissant conjointement avec 15 autres requérants. La perspective de la consultation qui devait avoir lieu le 8 novembre 1998 en Nouvelle-Calédonie a justifié la célérité particulière avec laquelle ces requêtes, présentées le 7 octobre 1998, ont été instruites : l'Assemblée du contentieux s'est en effet prononcée trois semaines plus tard, le 30 octobre 1998 (RDF adm. 1998, p. 1081, concl. Ch. Maugüé).

L'intérêt juridique de l'arrêt tient à la fois à l'importance et au nombre des questions qu'il aborde. Affirmation de la primauté de la Constitution dans la hiérarchie des normes, contrôle exercé par le juge administratif pour faire respecter cette hiérarchie, précisions données à plusieurs dispositions de la Constitution : tous ces aspects justifient largement l'intérêt suscité par cet arrêt.

I. Cette décision affirme d'abord la primauté de la Constitution dans la hiérarchie des normes.

A. Le Conseil d'État a énoncé pour la première fois de façon aussi claire sa conception de la hiérarchie des normes juridiques.

Les requêtes, qui contestaient toutes les deux la légalité des articles 3 et 8 du décret relatifs à la durée de séjour nécessaire pour pouvoir participer au scrutin du 8 novembre 1998, posaient en des termes très purs la question de la place respective des normes internationales et de la Constitution dans la hiérarchie des normes.

Aux termes de l'article 3 du décret, « Conformément à l'article 76 de la Constitution et à l'article 2 de la loi du 9 novembre 1988 susvisée, sont admis à participer à la consultation du 8 novembre 1998 les électeurs inscrits à cette date sur les listes électorales du territoire et qui ont leur domicile en Nouvelle-Calédonie depuis le 6 novembre 1988 ». L'article 8 du décret précisait quant à lui que « la commission [compétente] inscrit sur cette liste, à leur demande, les électeurs remplissant à la date de la consultation la condition d'âge et la condition de domicile exigée par l'article 2 de la loi du 9 novembre 1988 ». Les requérants estimaient que l'institution de ce corps électoral avait méconnu plusieurs normes de droit interne et de droit international qui exprimaient des principes d'universalité et d'égalité du suffrage. Les normes de droit interne invoquées étaient les articles 3, 55 et 76 de la Constitution, les articles 1er et 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, un certain nombre d'articles du code électoral et des articles du code civil ; les normes de droit international étaient l'article 14 de la convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 3 de son protocole additionnel n° 1 ainsi que les articles 2, 25 et 26 du pacte international relatif aux droits civils et politiques.

« La suprématie conférée aux engagements internationaux (par l'art. 55 de la Constitution) ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Par cette énonciation particulièrement nette, l'Assemblée du contentieux du Conseil d'État a jugé que la hiérarchie des normes juridiques qui découle en France des articles 54 et 55 de la Constitution fait de la Constitution la norme suprême et des normes internationales des normes subordonnées. La reconnaissance de la supériorité de la norme constitutionnelle ressortait certes déjà de l'arrêt Koné du 3 juillet 1996 (Ass., p. 255), mais n'avait pas été formulée en des termes aussi explicites. Et, hasard du contentieux oblige, le Conseil d'État a eu l'occasion, depuis l'arrêt Sarran, de faire à au moins une reprise application de la suprématie de la Constitution sur les traités : dans l'arrêt SARL du Parc d'activités de Blotzheim et SCI Haselaecker du 18 décembre 1998, l'Assemblée du contentieux a contrôlé si la procédure de ratification ou d'approbation d'un engagement international suivie par le pouvoir exécutif était conforme aux dispositions de la Constitution (AJDA 1999, p. 127, chron. F. Raynaud et P. Fombeur).

B. La solution de l'arrêt peut se réclamer de justifications nombreuses et pertinentes.

La position prise par le Conseil d'État a généralement été approuvée, y compris par les internationalistes (D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFD adm. 1998, p. 1094) et par les communautaristes (D. Simon, « L'arrêt Sarran : dualisme incompressible ou monisme inversé », chronique, Europe, mars 1999, p. 4). De fait, les justifications sur lesquelles elle peut s'appuyer sont à la fois nombreuses et solides.

En premier lieu, la lettre de la Constitution imposait cette lecture des rapports entre traité et Constitution (GAJA, 12e éd., commentaire de l'arrêt Sarran, p. 831, et J.-F. Flauss, note de jurisprudence, RD publ., 1999, n° 3, p. 919). L'article 55 de la Constitution n'accorde aux « traités et accords régulièrement ratifiés ou approuvés une autorité supérieure » que par rapport « aux lois ». Par ailleurs l'article 54 de la Constitution établit une hiérarchie favorable à la Constitution puisqu'il prévoit qu'un traité contraire à la Constitution ne peut être ratifié : ce n'est pas la Constitution qui est contrainte de s'adapter au traité à travers une révision, mais le traité qui ne peut être ratifié. Le dernier mot appartient au pouvoir constituant. S'il refuse d'intervenir pour modifier la Constitution afin de permettre la ratification du traité, celui-ci restera, au moins pour la France, lettre morte. Certains commentateurs ont souligné que l'arrêt aurait dû se référer également aux dispositions de l'alinéa 14 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel renvoie le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Cet alinéa énonce que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit international public ». Au nombre de ces règles, figure la règle Pacta sunt servanda (Cons. const., déc. n° 92-308 DC du 9 avr. 1992, Rec. p. 55). Mais cette règle n'oblige pas les États à insérer avec un certain rang hiérarchique les normes conventionnelles dans le droit national (voir, défendant ce point de vue, le rapport français à la conférence des Cours constitutionnelles, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 4, D. 1998, p. 62 ; et J.-F. Flauss, note de jurisprudence, RD publ. 1999, n° 3, p. 919).

En deuxième lieu, « La Constitution est par nature supérieure à toutes les normes juridiques dont elle détermine elle-même la valeur » (B. Stirn, Les sources constitutionnelles du droit administratif, LGDJ, 1995, p. 26). Cette énonciation appelle deux remarques. D'une part, à partir du moment où la Constitution a imposé une certaine hiérarchie des normes, le Conseil d'État, qui ne tire son existence et sa légitimité que de la Constitution elle-même, ne pouvait que se conformer à cet ordre : la primauté interne ne peut être assurée que selon les solutions constitutionnelles nationales. Il ne pourrait en aller différemment que si la Constitution avait elle-même affirmé la supériorité du droit international, ce qui, on l'a vu, n'est pas le cas. D'autre part, certains commentateurs doutent même que la Constitution puisse valablement placer le droit international au-dessus d'elle-même. Le principe de la supériorité d'une norme ne saurait en effet dépendre de l'énoncé d'une norme de rang inférieur (v. D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFD adm. 1998, p. 1094, et D. Simon, « L'arrêt Sarran : dualisme incompressible ou monisme inversé ? », Europe, mars 1999, p. 4). Selon cette analyse, il est radicalement impossible à la Constitution de se placer au-dessous du droit international, sauf à admettre l'existence de préceptes de droit naturel qui lui seraient supérieurs et qu'elle serait censée transcrire.

En troisième et dernier lieu, l'arrêt Sarran n'exclut pas que la responsabilité de la France soit recherchée sur le plan international du fait de l'insertion dans la Constitution d'une disposition qui serait considérée comme non conforme aux conventions internationales portant sur des droits fondamentaux. De fait, l'arrêt fait soigneusement la distinction entre l'ordre interne et l'ordre international. Dans l'ordre juridique international comme dans l'ordre communautaire en particulier, un État ne saurait utilement se prévaloir de sa Constitution pour se soustraire à ses engagements internationaux. Mais « le principe fondamental en droit international de la prééminence de ce droit sur le droit interne » (cf. avis de la Cour internationale de justice du 26 avr. 1988, Accord de siège États-Unis - ONU) ne s'impose que dans l'ordre juridique international. La dualité des ordres juridiques, qui prévaut même pour les pays ayant opté pour un régime moniste, explique ce paradoxe apparent.

II. L'arrêt Sarran n'ouvre pas la voie à un contrôle de la constitutionnalité des traités par les juges ordinaires.

A. L'arrêt Sarran a parfois été interprété comme ouvrant la voie à un contrôle de constitutionnalité des traités déjà ratifiés par le juge ordinaire.

Cette thèse se trouve exprimée non seulement par une partie de la doctrine, mais également par des commentateurs proches de la jurisprudence du Conseil d'État (F. Raynaud et P. Fombeur, « Chronique de jurisprudence administrative », AJDA 1998, p. 962). Au contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel sur les traités dont la ratification est envisagée, l'arrêt Sarran aurait eu pour effet d'ajouter un contrôle de constitutionnalité sur les traités déjà en vigueur, effectué par le juge ordinaire. Et d'aucuns de soutenir que dans ces conditions, le juge ordinaire ne saurait plus longtemps continuer à se refuser d'exercer un contrôle de constitutionnalité des lois (v. en ce sens, L. Dubouis, « Les trois logiques de la jurisprudence Sarran », RFD adm. 1999, p. 57, et R. Ricci, « Le Conseil d'État et la loi : vers la recevabilité d'une exception d'inconstitutionnalité ? », Petites affiches, n° 200, 7 oct. 1999, p. 11).

Il est vrai que les circonstances particulières de l'arrêt ont pu susciter certaines interrogations. Le décret du 20 août 1998, contesté au regard des normes internationales en ce qu'il avait pour effet d'exclure de la participation au référendum de 1998 sur le statut de la Nouvelle-Calédonie des personnes qui n'étaient pas domiciliées sur ce territoire au 6 novembre 1988, n'a pas vu sa légalité examinée par rapport au droit international au motif qu'il reprenait le contenu même de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998. Ce faisant, le Conseil d'État a été conduit, pour reprendre une formule ramassée, à faire prévaloir la constitutionnalité du décret sur son inconventionnalité (B. Mathieu et M. Verpeaux, « À propos de l'arrêt Sarran : le point de vue du constitutionnaliste », RFD adm. 1999, p. 67).

Il est vrai également que des ambiguïtés avaient pu naître de l'arrêt Koné, dans lequel le Conseil d'État a interprété un traité conformément à un principe constitutionnel (RFD adm. 1996, p. 982 et s., notes de L. Favoreu, P. Gaïa, H. Labayle et P. Delvolvé ; JCP 1996, II, p. 22720, note X. Prétot ; RD publ. 1996, p. 1751, note C. Braud ; RGDIP 1997, p. 238, note D. Alland ; D. 1996, jur., p. 509, note F. Julien-Laferrière). Le recours à cette technique de l'interprétation conforme du traité à la Constitution a conduit certains commentateurs à considérer que l'arrêt inaugurait un contrôle de constitutionnalité par ricochet des traités. Ainsi que l'a écrit L. Dubouis, « Si le Conseil d'État tourne ainsi le dos à l'interprétation fondée sur les principes du droit international, c'est en réalité pour trancher un conflit entre un traité et une norme constitutionnelle. En réalité sous couvert de l'interprétation, le Conseil d'État établit une réserve de constitutionnalité. Il exerce un contrôle de constitutionnalité au fond » (« Droit international et juridiction administrative », Répertoire D, Dr. intern., nos 63 et 77). Et le professeur Flauss de conclure : « En ouvrant au juge administratif la possibilité de faire prévaloir sans détour les dispositions de nature constitutionnelles sur les stipulations conventionnelles, l'arrêt Sarran parachève l'évolution amorcée (ou plus exactement pleinement révélée) par la décision Koné » (J.-F. Flauss, note de jurisprudence, préc.).

Sans doute l'arrêt Sarran reconnaît-il la suprématie de la Constitution sur les traités. Pour autant, rien n'indique que le Conseil d'État ait entendu se faire juge de la conformité d'un traité à la Constitution ou qu'il accepte à terme de se faire juge de la constitutionnalité des lois par voie d'exception. Non seulement l'arrêt Sarran ne dit mot de l'autorité à laquelle incombe ce contrôle, mais de plus le Conseil d'État n'y a pas procédé à la confrontation entre un traité et la Constitution. De fait, l'arrêt n'a pas fait prévaloir une disposition constitutionnelle sur une norme internationale au motif que celle-ci serait incompatible avec celle-là : il s'est borné à constater que dans le cas d'espèce, la Constitution formait un écran entre l'acte administratif et les traités internationaux invoqués. Comme ont pu le constater certains commentateurs, rares seront les cas où l'écran constitutionnel présentera une telle opacité, les actes administratifs n'entretenant normalement qu'un rapport beaucoup plus lointain avec la norme constitutionnelle (L. Dubouis, « Les trois logiques de la jurisprudence Sarran », RFD adm. 1999, p. 57, et B. Mathieu et M. Verpeaux, « À propos de l'arrêt Sarran : le point de vue du constitutionnaliste », RFD adm. 1999, p. 67). Et postérieurement à l'arrêt Sarran, le Conseil d'État a d'ailleurs continué à affirmer qu'il ne lui appartient pas au contentieux d'apprécier la conformité d'une loi à la Constitution ou à un principe constitutionnel (Ass., 5 mars 1999, Rouquette ; RFD adm. 1999, p. 357, concl. Ch. Maugüé ; AJDA 1999, p. 420, chron. Raynaud et Fombeur).

B. Une telle mission ne peut incomber au juge administratif.

Le juge administratif n'a pas vocation à faire respecter la hiérarchie des normes entre les traités et la Constitution, pas davantage qu'entre les lois et la Constitution. Trois considérations nous conduisent à cette conclusion.

En premier lieu, le constituant a lui-même organisé un tel contrôle. Il appartient au Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle sur la constitutionnalité des traités avant leur insertion dans l'ordre juridique interne et des lois avant leur promulgation, en application des articles 54 et 61 de la Constitution. Il est vrai que le juge constitutionnel entend strictement sa mission. Il se refuse ainsi par principe à tout contrôle de constitutionnalité à l'égard des traités déjà introduits dans l'ordre juridique interne (déc. n° 92-308 DC du 9 avr. 1992, Maastricht I, Rec. p. 55). Il en va de même pour les lois promulguées, si l'on excepte le contrôle susceptible d'être exercé sur les termes d'une loi promulguée à l'occasion de l'examen de dispositions législatives ayant pour effet de modifier, compléter ou affecter le domaine de cette loi (déc. n° 85-187 DC du 25 janv. 1985, Rec. p. 43 ; déc. n° 89-256 DC du 25 juill. 1989, Rec. p. 53 ; ou encore déc. n° 96-377 DC du 16 juill. 1996, Rec. p. 87, et déc. n° 97-388 DC du 20 mars 1997, Rec. p. 31). De ce fait, le dispositif de contrôle de constitutionnalité des traités et des lois comporte un angle-mort, pour reprendre l'expression du professeur Flauss. Cependant nous voyons mal comment les lacunes de ce contrôle pourraient être comblées de façon purement prétorienne par les juges ordinaires, qu'il s'agisse du contrôle de constitutionnalité des lois ou de celui des traités. Le revirement de l'arrêt Nicolo n'a pu s'expliquer que parce que le juge ordinaire a pu trouver dans l'article 55 de la Constitution une habilitation lui permettant de faire respecter la primauté des traités sur les lois, qui serait restée sinon inappliquée. Mais le contrôle de conventionnalité de la loi ne doit pas être confondu avec le contrôle de constitutionnalité, dont le Conseil constitutionnel est seul investi en vertu des articles 54 et 61 de la Constitution du 4 octobre 1958.

En deuxième lieu, les lacunes du dispositif de contrôle de constitutionnalité des traités ne seraient pas comblées de manière satisfaisante si les juridictions ordinaires effectuaient un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des traités. Dans le scénario envisagé ci-dessus, les hautes juridictions se partageraient les rôles et interviendraient de manière complémentaire : le Conseil constitutionnel effectuerait le contrôle a priori de la validité constitutionnelle du traité, les juridictions ordinaires l'appréciation a posteriori de leur applicabilité. Mais d'une part, il en résulterait nécessairement une confusion préjudiciable entre les rôles respectifs du juge administratif et du juge constitutionnel. Ainsi que l'ont relevé les chroniqueurs de l'arrêt à l'AJDA, « si le Conseil d'État acceptait d'écarter un traité qui n'aurait pas été déféré au Conseil constitutionnel, au profit d'une norme constitutionnelle qui existait lorsque le Parlement a autorisé la ratification, il se trouverait donc ipso facto conduit à contrôler la constitutionnalité de la loi par laquelle le Parlement a autorisé le président de la République à ratifier le traité en cause ». D'autre part, le sort du droit communautaire dérivé serait réglé dans des conditions contestables : alors qu'il est difficilement envisageable d'introduire un recours direct contre un acte de droit communautaire dérivé sur le fondement de l'article 54 de la Constitution (v. en ce sens le rapport français à la conférence des Cours constitutionnelles, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 4, D. 1998, p. 62), ces actes pourraient donner lieu à un contrôle de constitutionnalité a posteriori par les juges ordinaires.

En troisième et dernier lieu, il y a d'autant moins lieu de bouleverser l'équilibre existant entre la mission du juge constitutionnel et celle des juridictions administrative et judiciaire que la question de l'incompatibilité d'une norme internationale avec la Constitution ne se posera sans doute que très rarement. Les juges administratif et judiciaire ont d'ores et déjà les moyens d'essayer de résoudre les contrariétés apparentes entre la norme internationale et la norme constitutionnelle sans admettre pour autant d'exception d'inconstitutionnalité à l'égard de la norme internationale. Ainsi le recours à la technique de l' « interprétation neutralisante » peut-elle leur permettre de faire du traité une lecture conforme à la Constitution (v. à nouveau sur ce point le rapport français à la conférence des Cours constitutionnelles, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 4, D. 1998, p. 62). Le Conseil d'État en a fait une application précisément dans l'arrêt Koné précité, en interprétant l'article 44 de la convention franco-malienne comme prohibant, conformément à un principe de valeur constitutionnelle, l'extradition demandée dans un but politique.

III. L'arrêt Sarran apporte enfin des précisions sur la portée de plusieurs dispositions de la Constitution.

A. L'étendue du rôle consultatif du Conseil constitutionnel.

Aux termes de l'article 60 de la Constitution, « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats ». Les modalités d'exercice de cette compétence ont été définies par les articles 46 à 51 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. L'article 46 de ce texte précise ainsi que « Le Conseil constitutionnel est consulté par le gouvernement sur l'organisation des opérations de référendum. Il est avisé sans délai de toute mesure prise à ce sujet ». Le Conseil constitutionnel exerce en matière de référendum des attributions de trois ordres : il joue un rôle consultatif lors de la préparation des opérations, exerce une surveillance par l'intermédiaire de ses délégués sur le déroulement des opérations et effectue un contrôle de régularité limité à l'issue de la votation (sur ces points, voir B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et le référendum », in Le référendum, quel avenir ?, sous la direction de G. Conac et D. Maus, éd. STH, 1990, p. 95). Mais quelle portée fallait-il donner à la notion d'opérations de référendum employée par ces dispositions ?

La pratique constitutionnelle s'est construite sur la distinction entre plusieurs sortes de consultations, conformément à la doctrine exposée devant l'Assemblée nationale par le Professeur René Capitant (JO AN, séance du 30 nov. 1966, p. 1005). L'article 60 de la Constitution a été interprété comme visant les seuls référendums prévus par la Constitution, c'est-à-dire les référendums visés respectivement aux articles 11 et 89 du texte constitutionnel. Ces référendums ont en commun, comme l'indiquait le Professeur Capitant, de constituer une modalité d'exercice du pouvoir législatif : il s'agit de son exercice direct par le peuple, qui approuve ou rejette le projet de loi qui lui est présenté. En revanche n'ont pas été considérées comme des référendums au sens de l'article 60 les consultations d'autodétermination organisées sur le fondement de l'article 53, alinéa 3, de la Constitution ou les référendums locaux. Comme l'indiquait le professeur Capitant, ces consultations permettent de réaliser l'une des deux conditions auxquelles est subordonnée la validité de la cession ou de la sécession du territoire, l'autre condition étant l'autorisation du législateur français, mais n'ont pas de caractère législatif. Cette position a été suivie de manière constante et le Conseil constitutionnel n'a pas été consulté sur les décrets organisant les modalités de la consultation des populations de territoires (décr. du 4 déc. 1959 tendant à organiser une consultation des populations des îles de Wallis et Futuna, décr. du 19 mars 1962 portant règlement du référendum d'autodétermination en Algérie, décr. du 26 janv. 1967 fixant les modalités de la consultation de la population de la Côte française des Somalis ou encore décr. du 12 janv. 1976 fixant les modalités de la 1re consultation de la population de Mayotte et décr. du 18 mars 1976 fixant les modalités de la seconde consultation).

La question du bien fondé de cette distinction n'avait à ce jour été tranchée que de façon implicite par le juge constitutionnel. Dans sa décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975 relative à l'autodétermination des Comores (Rec. p. 24), le Conseil constitutionnel, qui n'était pas saisi de ce point précis, s'est néanmoins prononcé implicitement sur la question : il a en effet validé l'attribution de la compétence de contrôle des opérations électorales organisées pour consulter la population de Mayotte à une commission ad hoc, marquant ainsi que ce contrôle ne relevait pas de lui parce qu'il ne s'agit pas d'un référendum. En déclarant que « les dispositions autres que les deux premiers articles ne sont contraires à aucune disposition de la Constitution », le juge constitutionnel a délimité négativement sa compétence consultative.

L'arrêt Sarran confirme la distinction ainsi opérée, qui est à la fois claire et pertinente. Il est normal que le Conseil constitutionnel soit consulté sur les référendums organisés à l'intention de l'ensemble de la population française dans la mesure où ceux-ci constituent l'une des modalités d'exercice de la fonction législative et où le juge constitutionnel décline ensuite sa compétence pour connaître d'une loi référendaire dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois (déc. n° 62-20 DC du 6 nov. 1962, Rec. p. 27 ; déc. n° 92-313 DC du 23 sept. 1992, Rec. p. 94); en revanche les consultations organisées à destination d'une fraction de la population seulement sont par elles-mêmes sans effet juridique, même si elles peuvent avoir une portée nationale. Qui plus est, le Conseil constitutionnel sera éventuellement conduit à exercer un contrôle sur la loi votée par le Parlement et qui seule est à même de donner une portée juridique à l'indication fournie par la consultation de la population : il appartient en effet au législateur français de juger en dernier ressort si les conditions de l'accès à l'indépendance sont réalisées ou de déterminer le degré d'autonomie à accorder à un territoire, sous le contrôle du juge constitutionnel dans le cadre de ses attributions normales de contrôle de constitutionnalité des lois.

B. La procédure de l'article 11 ne peut être utilisée pour réviser la Constitution.

Le Conseil d'État a tranché explicitement le débat sur le point de savoir si la procédure de l'article 11 pouvait être utilisée pour réviser la Constitution. La décision délimite en effet le champ d'application matériel respectif des procédures référendaires de l'article 11 et de l'article 89 de la Constitution : le premier n'intéresse que la matière législative alors que le second concerne la matière constitutionnelle. Les lois adoptées par la procédure de l'article 11 de la Constitution ne peuvent donc être que de nature législative. Par cette incise, le Conseil d'État a confirmé la position adoptée par l'Assemblée générale du Conseil d'État en 1962 et en 1969 suivant laquelle l'article 11 ne peut être utilisé pour modifier la Constitution (GAJA, commentaire de l'arrêt Sarran, p. 831). En 1962, le Conseil constitutionnel, consulté officieusement, s'était prononcé dans le même sens [Voir L. Noël, De Gaulle et les débuts de la Ve République, 1958-1965, Paris, Plon, 1976, pp. 191-192.].

Cette incise est d'autant plus remarquable qu'elle n'était nullement nécessaire pour écarter le moyen soulevé par les requérants. On remarquera cependant que la portée pratique de cette incise est faible : statuant au contentieux, le Conseil d'État, qui n'est pas juge de la constitutionnalité des lois, ne pourrait refuser d'écarter une loi adoptée par la procédure de l'article 11 au motif que, révisant la Constitution, elle violerait l'article 89.

C. La conciliation de l'article 76 et des autres articles de la Constitution.

Le pouvoir constituant dérivé a clairement entendu déroger, dans le cas particulier du référendum de la Nouvelle-Calédonie, aux dispositions générales de la Constitution. On remarquera que ce faisant, l'arrêt ne s'est pas contenté d'admettre qu'une disposition constitutionnelle spéciale puisse régulièrement déroger aux règles constitutionnelles générales : il dénie également, implicitement mais nécessairement, toute valeur supraconstitutionnelle aux dispositions de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou à l'article 3 de la Constitution. Les principes énoncés par ces textes, quelle que soit leur force d'attraction, ont une valeur simplement constitutionnelle (voir B. Genevois, « Les limites d'ordre juridique à l'intervention du pouvoir constituant », RFD adm. 1998, p. 909).

Il est vrai que le Conseil d'État aurait difficilement pu adopter sur ce point une solution différente car il ne lui appartient pas de se prononcer sur la conformité d'une loi constitutionnelle avec d'autres dispositions constitutionnelles, ni a fortiori avec d'éventuels principes à valeur supraconstitutionnelle (J.-F. Flauss, note de jurisprudence, préc.). Mais sur ce point, la position du Conseil d'État rejoint celle du Conseil constitutionnel, qui a affirmé que « le pouvoir constituant est souverain » (Cons. const., déc. n° 92-312 DC du 2 sept. 1992, Rec. p. 76).

D. L'assujettissement des lois référendaires de l'article 11 au respect des normes internationales.

Les lois référendaires ne sont pas soumises au contrôle de constitutionnalité (déc. n° 62-20 DC du 6 nov. 1962, Rec. p. 27, ou encore déc. n° 92-313 DC du 23 sept. 1992, Rec. p. 94). Mais la question de la soumission des lois référendaires au contrôle de conventionnalité restait à ce jour inédite. Une partie de la doctrine défendait la thèse selon laquelle les lois référendaires échapperaient par nature à tout contrôle de conventionnalité (v. dans ce sens l'opinion émise par F. Hamon, « Vox imperatoris, vox populi ?, Réflexions sur la place du référendum dans un État de droit », in Mélanges Braibant, D. 1996, p. 389).

L'arrêt Sarran tranche implicitement mais nécessairement cette question. En effet le Conseil d'État ne s'est pas fondé sur l'immunité juridictionnelle des lois référendaires pour écarter le moyen tiré de la contrariété de la loi référendaire du 9 novembre 1988 à différentes conventions internationales, mais sur la circonstance que par l'effet du renvoi opéré par l'article 76 de la Constitution à cette loi, celle-ci avait acquis elle-même une valeur constitutionnelle. Une telle motivation implique que les lois référendaires intervenant dans une matière législative peuvent faire l'objet d'un contrôle de conventionnalité. Une telle solution doit être approuvée. De fait, la réserve de compétence du Conseil constitutionnel à l'égard des lois référendaires trouve sa justification dans les dispositions de la Constitution elle-même : le Conseil constitutionnel a déduit de l'ensemble des dispositions constitutionnelles que l'article 61 de la Constitution qui définit l'étendue de sa mission en matière de contrôle de constitutionnalité des lois vise uniquement les lois votées par le Parlement et non celles qui, adoptées directement par le peuple français par référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale. L'habilitation donnée aux juges ordinaires pour effectuer un contrôle de conventionnalité des lois trouve quant à elle son fondement dans l'article 55 de la Constitution, qui définit les principes de la hiérarchie des normes sans qu'il soit possible de faire de distinction, quant à la place respective des différentes normes, selon que la loi a été adoptée par le législateur ou par référendum. Et aucun argument de texte ne permettait d'écarter la compétence des juges ordinaires à l'égard des lois référendaires.

Par la décision Sarran, le Conseil d'État a été conduit à dépasser largement le cadre du droit administratif pour aborder un certain nombre des questions les plus importantes du droit constitutionnel contemporain. D'aucuns ont vu dans cet arrêt une illustration de l'esprit de compétition qui animerait le Conseil d'État dans ses rapports avec le Conseil constitutionnel (v., en ce sens, J.-F. Flauss, note de jurisprudence, préc.). Pour notre part, nous y voyons plutôt l'expression d'un dialogue fructueux entre les juridictions suprêmes dans l'interprétation de la Constitution de la Ve République.