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L'amparo constitutionnel en Espagne: droit et politique

Carlos RUIZ MIGUEL - Professeur de droit constitutionnel - Universié de Saint-Jacques-de-Compostelle

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 10 (Dossier : L'accès des personnes à la justice constitutionnelle) - mai 2001

La traduction de cet article a été assurée par M. Daniel Jean-Charles.

I. L'amparo constitutionnel face au droit positif

Classification des recours individuels devant le juge constitutionnel

Le Tribunal constitutionnel est compétent pour connaître de deux types de recours individuels : le conflit négatif de compétence et le recours d'amparo (recours en protection). Tous deux sont très différents et d'usage très inégal. Alors que le « conflit négatif » n'a pratiquement jamais été employé, le « recours d'amparo » est introduit par des dizaines de milliers de citoyens tous les ans. C'est la raison pour laquelle, après une brève référence au « conflit négatif », nous concentrerons notre attention sur le « recours d'amparo ».

1) Le conflit négatif de compétence

La compétence du Tribunal constitutionnel en matière de « conflit négatif de compétence » ne lui est pas expressément conférée par la Constitution espagnole (CE). Son attribution au Tribunal s'est faite par recours à la clause générale de l'article 161.1.d) de la CE, selon laquelle le Tribunal connaît « des autres questions que lui attribuent la Constitution ou les lois organiques ». En effet, la loi organique 2/1979, du 3 octobre, du Tribunal constitutionnel (LOTC), a donné compétence à cet organe pour connaître des « conflits négatifs » entre l'État et les Communautés autonomes ou entre les Communautés elles-mêmes (art. 68 et suiv. de la LOTC). Les conflits négatifs se produisent quand une personne physique ou morale tente de faire valoir une demande auprès d'une administration (celle de l'État central ou celle d'une Communauté autonome) et que celle-ci se déclare incompétente au motif que ladite demande relève de la compétence d'une autre administration (soit de l'État ou d'une Communauté autonome). Après que la première administration saisie a décliné sa compétence et que le particulier concerné a épuisé auprès de celle-ci la voie administrative, il doit s'adresser à l'autre administration concernée. Si cette dernière se déclare également incompétente, nous nous trouvons face à une situation où les deux administrations « refusent » d'être « compétentes » (conflit négatif de compétence). En pareil cas, l'intéressé peut saisir le Tribunal constitutionnel afin que celui-ci déclare quelle est l'administration compétente. La pratique (jusqu'à l'année 2000) ne nous offre que deux décisions du Tribunal constitutionnel dans le cadre de cette procédure(1). Toutefois, toutes deux ont conclu que l'espèce en instance ne constituait pas un « conflit négatif » de compétence. En fait, nous sommes dans le cas d'une procédure qui permet en théorie à l'individu de saisir le Tribunal constitutionnel, mais qui dans la pratique manque de pertinence.

2) Le recours d'amparo

a) Antécédents

Le recours d'amparo prévu dans la CE et dans la LOTC est le résultat d'une combinaison historique non dénuée d'intérêt. Au Moyen Âge, il existait en Aragon une institution dénommée « Justicia Mayor » (sorte de défenseur du peuple) qui, entre autres compétences, devait protéger les individus dans l'exercice de leurs droits (qui à cette époque n'étaient pas encore « fondamentaux »), tant auprès des autorités publiques (le roi, les nobles) que face à d'autres particuliers, que la lésion des droits fut actuelle ou future(2). Cette institution a cessé d'exister de facto en 1592 à la suite de la crise politique très grave consécutive au fait que le « Justicia Mayor » d'Aragon ait protégé Antonio Pérez, le secrétaire d'État qui avait trahi Philippe II ; cependant, de jure sa fin est attestée en 1716. L'institution de la protection des droits a été transférée au nouveau monde ; dans la Nouvelle Espagne étaient instruits des affaires « d'amparo » sur lesquels statuait le vice-roi, soit directement soit indirectement en tant que président du Tribunal suprême du territoire, la Real Audiencia de México(3).

Au début du processus constitutionnel espagnol, l'institution du « Justicia Mayor » a été évoqué aux Cortes qui ont élaboré la Constitution de Cadix de 1812, mais elle n'avait pas été reprise dans le texte.

Au Mexique, quelque années après l'indépendance, allait débuter le processus de création d'un concept particulier de protection des droits de l'homme appelé « amparo ». Ce concept est le résultat de l'influence de trois facteurs : le droit colonial, les débats de la Constitution espagnole de Cadix (connus des députés mexicains qui sont intervenus dans son élaboration)(4) et le droit nord-américain (la judicial review)(5). L'évolution de l'amparo passe fondamentalement par trois phases : d'abord, la Constitution du Yucatàn de 1841, puis la loi sur les réformes (à la Constitution fédérale de 1824) promulguée en 1847 et, finalement, les articles 101 et 102 de la Constitution fédérale du 5 février 1857. L'actuelle Constitution de 1917 reprend le concept tel qu'il ressort de cette évolution. Si l'on veut faire une synthèse du contenu de l'institution de l'amparo dans le droit mexicain, il suffit d'indiquer qu'il permet à tout citoyen de saisir les tribunaux fédéraux de toute norme particulière (qu'elle émane de l'exécutif ou du judiciaire) ou générale directement applicable (qu'elle émane de l'exécutif ou du législatif) considérée préjudiciable à certains droits du plaignant. L'octroi de l'amparo emporte inapplication de la norme (particulière ou générale) mais ses effets sont simplement inter partes. Les décisions d'octroi de l'amparo non seulement annulent (pour le requérant) l'acte ou la norme préjudiciable, mais encore elles ont force de condamnation, en effet, si la lésion a pour origine une action positive, elles peuvent constituer une injonction à l'adresse de l'autorité défenderesse afin que les choses reviennent en leur état antérieur, et si la lésion a pour origine une omission, les autorités défenderesses doivent satisfaire aux dispositions législatives ou constitutionnelles(6).

L'amparo mexicain a été bien accueilli en Espagne. Dans ce processus, il est un facteur qui a joué un rôle important, à savoir la présence en Espagne d'un juriste mexicain, Rodolfo Reyes, qui a divulgué le contenu de l'institution d'amparo avant que ne se réunissent les Cortes constituantes de 1931(7). Cette influence passera, cependant, par le filtre d'une autre, non moins importante, qui lui donnera sa configuration définitive, à savoir, l'apport kelsénien portant sur un organe, séparé du pouvoir judiciaire, qui assume le monopole du contrôle de constitutionnalité. Ces deux éléments prennent corps dans l'article 121.b) de la Constitution de 1931 qui institue l'amparo comme l'une des compétences du « Tribunal des garanties constitutionnelles », créé pour la première fois en Espagne sur le modèle autrichien.

Quand la Constitution espagnole de 1978 a décidé d'inclure l'amparo comme protection spécifique des droits fondamentaux, l'amparo mexicain, la constitution précédente de 1931, et le recours constitutionnel allemand (Verfassungsbeschwerde) étaient très présents dans les esprits, même si ce dernier n'avait pas été beaucoup signalé par la doctrine allemande et qu'on peut penser que son modèle d'inspiration était l'amparo espagnol de la Constitution de 1931, connue dans le reste de l'Europe. L'article 53.2 de la CE instaure deux mécanismes de protection des droits fondamentaux : d'une part, un recours d'amparo « ordinaire » ou « judiciaire »(8), à la charge des tribunaux ordinaires (proche de « l'amparo » mexicain) et un recours d'amparo « constitutionnel », confié au Tribunal constitutionnel (art. 161.b de la CE) dans la droite ligne de l'amparo prévu dans la Constitution de 1931 et de la Verfassungsbeschwerde allemande. La réglementation détaillée du recours d'amparo constitutionnel (ci-après, RAC) se trouve aux articles 41 et suivants de la LOTC.

b) Le champ de protection de l'amparo (règle de procédure)

L'article 53.2 de la Constitution stipule que « tout citoyen pourra demander la protection des libertés et des droits reconnus à l'article 14 et à la section première du chapitre deux..., le cas échéant, par le recours d'amparo devant le Tribunal constitutionnel », en ajoutant que ce dernier recours « sera applicable à l'objection de conscience, reconnue à l'article 30 ». Par sa teneur, cette disposition semble laisser une certaine marge discrétionnaire (« le cas échéant ») tant dans l'établissement que dans la délimitation du champ de protection du recours. La LOTC a opté pour la position maximaliste en garantissant le recours d'amparo pour tous les droits pour lesquels la Constitution a laissé ouverte cette possibilité. Cette position est reflétée à l'article 41 de la LOTC aux termes duquel « les droits et libertés reconnues aux articles 14 à 29 de la Constitution sont susceptibles d'amparo constitutionnel... Cette même protection est applicable à l'objection de conscience reconnue à l'article 30 de la Constitution ». Ceci signifie qu'on ne peut se prévaloir du RAC que pour les droits constitutionnels expressément mentionnés dans ces dispositions ; et qu'on ne peut l'introduire pour la protection d'autres droits visés soit dans d'autres dispositions de la Constitution, soit dans des traités internationaux, ou encore dans des lois internes.

c) Légitimation

Conformément aux dispositions de l'article 46 de la LOTC sont fondés légitimement à introduire un recours d'amparo deux catégories de requérants. L'établissement de cette double légitimation est due à la reconnaissance de la nature subjective et objective des droits fondamentaux. En vertu de la première, les droits fondamentaux sont des droits subjectifs et, en conséquence, peuvent interjeter un recours d'amparo les particuliers lésés ; en vertu de la seconde les droits fondamentaux constituent également une partie importante du droit objectif et, pour autant, l'intérêt de leur protection ne relève pas seulement d'un particulier mais de toute la Communauté, le corollaire étant que peuvent interjeter un recours d'amparo, le ministère public (qui, selon l'article 124.1 de la CE « a pour mission de promouvoir l´action de la justice en défense de la légalité, des droits des citoyens et de l'intérêt public protégé par la loi ») et le défenseur du peuple (qui, en vertu de l'article 54 de la CE, est un « haut mandataire des Cortes générales... pour défendre les droits... » fondamentaux).

Le recours d'amparo ne permet pas l'accès au Tribunal constitutionnel uniquement au seul requérant. En effet, et en premier lieu, l'article 47.2 de la LOTC prévoit que « le ministère public intervient dans tous les procès d'amparo, pour défendre la légalité, les droits des citoyens et l'intérêt public protégé par la loi », en d'autres termes, il est toujours partie au procès même s'il n'a pas exercé le recours. En second lieu, l'article 47.1 de la CE stipule que « peuvent comparaître dans le procès d'amparo constitutionnel, en qualité de défendeur ou d'intervenant » deux catégories de personnes : d'une part, les personnes favorisées par la décision, acte ou fait en raison duquel le recours est formulé (qui interviennent comme défenderesses), et d'autre part, celles « ayant un intérêt légitime » quant à celui-ci (qui agissent en tant qu'intervenants auprès du demandeur ou du défendeur).

d) L'objet de l'amparo

De façon générale, l'objet du recours d'amparo est constitué des « dispositions, d'actes juridiques ou de simples comportements matériels des pouvoirs publics de l'État, des Communautés autonomes et des autres organismes publics à caractère territorial, corporatif ou institutionnel, ainsi que de leurs fonctionnaires ou agents » (art. 41.2 de la LOTC) qui violent les droits tombant dans le champ de protection de l'amparo. Apparemment, il existe trois types de normes qui peuvent donner lieu à recours d'amparo, tel que le détaille la LOTC. En premier lieu, « les décisions ou les actes n'ayant pas valeur de loi, émanant des Cortes ou de l'un quelconque de leurs organes, ou de assemblées législatives des Communautés autonomes, ou de leurs organes » (art. 42 de la LOTC); en second lieu, « des dispositions, d'actes juridiques ou de simples comportements matériels du gouvernement, de ses autorités ou de ses fonctionnaires, ou des organes exécutifs collégiaux des Communautés autonomes ou de leurs autorités, fonctionnaires ou agents » (art. 43.1 de la LOTC); et en troisième lieu, dans certaines conditions les actes ou omissions « d'un organe juridictionnel » (art. 44.1 de la LOTC).

On peut déduire de ce qui précède que dans sa conception originale, l'objet du recours d'amparo ne peut être constitué que par des actes (normes particulières) provenant de l'un quelconque des pouvoirs publics (exécutifs, législatifs et judiciaires). Étaient initialement exclues du recours d'amparo plusieurs catégories normatives : en premier lieu, tous les actes ou normes élaborés par les particuliers ; en second lieu, les normes générales de nature réglementaire (qui ne pouvaient être attaquées que dans le cadre contentieux-administratif); et, en troisième lieu, les normes générales ayant rang de loi (qui ne pouvaient être contestées que par voie abstraite - recours et question d'inconstitutionnalité). Comme nous le verrons, cette conception initiale a connu certaines modifications.

e) La recevabilité du recours d'amparo

Les règles en matière de recevabilité du recours d'amparo, prévues à l'article 50 de la LOTC, ont été modifiées en 1988 (loi organique 6/1988, du 9 juin) pour tenter de freiner l'incessante augmentation des recours d'amparo déposés auprès du Tribunal. Même s'il est vrai que cette réforme a empêché nombre de recours de parvenir au Tribunal, elle s'est révélée insuffisante et c'est l'un des points sur lesquels la demande de réforme est la plus forte.

La décision sur la recevabilité du recours d'amparo relève des « Sections » du Tribunal constitutionnel, qui sont au nombre de quatre (chacune étant composée de trois magistrats (art. 8 de la LOTC). Quatre motifs de rejet d'un recours d'amparo peuvent être invoqués : deux de caractère formel et deux portant sur le fond. Les motifs formels d'irrecevabilité sont « que la demande ne remplit pas de façon manifeste et irréversible » l'une des conditions visées aux articles 41 à 46 de la LOTC et que « la demande a trait à des droits ou libertés qui ne sont pas susceptibles d'amparo constitutionnel » (art. 50.1. a] et b] de la LOTC). Néanmoins, tant la loi elle-même que la pratique du Tribunal font preuve de souplesse, il est ainsi prévu que « dans les cas susceptibles d'être corrigés » d'irrecevabilité, « le Tribunal doit notifier au pétitionnaire les motifs d'inadmission qu'il y aurait afin que, dans un délai de dix jours, il puisse corriger les défauts observés » (art. 85.2 de la LOTC). Les motifs de fond d'irrecevabilité sont : d'une part, que le Tribunal « a déjà débouté sur le fond un recours ou une question d'inconstitutionnalité ou un recours d'amparo dans un cas d'espèce substantiellement identique, auquel cas il doit mentionner expressément dans l'ordonnance le ou les jugements de rejet » (art. 50.1.d] de la LOTC); et, d'autre part, « que la demande manque manifestement de contenu justifiant une décision du Tribunal constitutionnel portant sur le fond de cette dernière » (art. 50.1.d] de la LOTC). Cette dernière disposition est la plus invoquée dans les décisions de rejet de recours d'amparo.

En principe, la décision de rejet revêt la forme d'une « ordonnance ». Conformément aux articles 370 de la loi de procédure civile et 248.1 de la loi organique du pouvoir judiciaire (subsidiaires, à ces effets, aux termes de l'art. 80 de la LOTC) la formule des ordonnances « se limite à mentionner le juge ou le tribunal, sans autres motivations juridiques ni ajouts que la date de son émission et le juge ou la chambre qui l'a prise », bien que « cependant, elles peuvent être succinctement motivées sans condition de forme particulière, en tant que de besoin ». Dans la pratique, le Tribunal constitutionnel a pour habitude d'inclure une motivation, même succincte. L'ordonnance peut être prise selon deux modalités : soit à l'unanimité des trois membres de la Section, dans ce cas seul le ministère public a la possibilité de faire appel, le recours étant résolu par « ordonnance motivée » (auto) (art. 50.2 LOTC); soit à la majorité ; dans ce cas, la Section, après audience du demandeur d'amparo et du ministère public, statue par voie « d'ordonnance motivée » (auto). Les « ordonnances motivées » (autos) sont « toujours fondés » et contiennent « les faits et les raisonnements juridiques » (art. 248.2 de la loi organique du pouvoir judiciaire). Les ordonnances motivées de rejet (autos) sont insusceptibles d'appel (art. 50.4 LOTC). Les ordonnances non motivées de rejet (providencias) ne sont pas publiées et les ordonnances motivées de rejet (autos) font l'objet d'une publicité restreinte : elles n'apparaissent pas au « Boletín Oficial del Estado » (Journal officiel) (où sont publiés tous les jugements du Tribunal constitutionnel), mais dans la collection officielle de la jurisprudence constitutionnelle publiée par le Tribunal. Les ordonnances motivées (autos) constituent une « jurisprudence mineure », mais connaître les arguments qui y sont développés par le tribunal peut présenter parfois un grand intérêt.

f) Jugement et effets du recours d'amparo

Une fois que le recours d'amparo a été jugé recevable, il est déféré à l'une des deux « Chambres » (de six membres, chacune) qui composent le Tribunal (art. 48 de la LOTC), même si « lorsqu'une Chambre considère nécessaire de s'écarter, sur un point quelconque, de la jurisprudence constitutionnelle établie précédemment par le Tribunal, la question est soumise à la décision de son assemblée plénière » (art. 13 de la LOTC). Au cours de l'examen de l'espèce, la Chambre (ou, le cas échéant, l'assemblée plénière), peut d'office ou sur la demande du pétitionnaire suspendre « l'exécution de l'acte des pouvoirs publics à propos duquel l'amparo constitutionnel est réclamé » (art. 56.1 de la LOTC). Il est statué sur l'affaire par « arrêt » (sentencia) d'octroi ou de refus de l'amparo (art. 53 de la LOTC). L'arrêt d'octroi de l'amparo contient « une ou plusieurs » des mentions suivantes : a) « déclaration de nullité de la décision, acte ou résolution ayant empêché le plein exercice des droits ou libertés protégés, en déterminant, le cas échéant, l'étendue de ses effets » ; b) « reconnaissance du droit ou liberté publique, conformément à son contenu constitutionnellement déclaré » ; c) « rétablissement du requérant dans l'intégrité de son droit ou liberté et adoption, le cas échéant, des mesures propres à son maintien » (art. 55.1 de la LOTC).

II. L'amparo constitutionnel face à la doctrine

Le succès du RAC a posé plusieurs problèmes qui ont trait au champ de protection du recours, à son objet, à son régime de recevabilité et à sa nature même.

A.

Le premier problème porte sur le champ de protection du recours. La discussion tourne autour de deux axes opposés. D'une part, des propositions ont été formulées qui visent à restreindre le champ des droits protégés par le RAC, en se fondant sur la teneur littérale de l'article 53.2 de la CE (« le cas échéant ») qui semble considérer que les droits ayant vocation à être protégés par la voie de l'amparo ordinaire ou « judiciaire » n'ont pas tous à l'être également, et nécessairement, par le biais de « l'amparo constitutionnel ». Cette restriction a pour but de mettre un terme à l'avalanche de recours d'amparo qui inonde le Tribunal. Concrètement, et en optant pour une solution plus radicale, il est ainsi proposé de priver du RAC les droits consacrés à l'article 24 de la CE(9) (relatif à la protection juridique effective) et qui représentent le plus grand nombre de recours. Cette thèse a été rejetée par certains pour des raisons de politique constitutionnelle(10) et par d'autres parce qu'ils la jugeaient inconstitutionnelle(11).

D'autre part, certains se sont interrogés sur le fait de savoir s'il ne conviendrait pas d'étendre le champ du recours d'amparo pour connaître des violations non seulement des droits constitutionnels visés à l'article 53.2 de la CE, mais également d'autres droits constitutionnels (tels que ceux visés au chapitre 2 du Titre I de la CE) afin de le rapprocher de celui de la Convention européenne pour la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales et ainsi éviter que la CEDH, ne condamne l'Espagne sans que le Tribunal constitutionnel ait pu se prononcer(12). Cette proposition, en outre, permettrait de résoudre en partie le problème grave de l'encombrement de la Cour européenne des droits de l'homme. Si la restriction du champ de protection peut se fonder sur le libellé de l'article 53.2 de la CE, il n'y a cependant pas d'empêchements à l'élargissement dans la mesure où l'article 161.1.d) de la CE laisse ouverte la possibilité d'attribuer de nouvelles compétences au Tribunal si une loi organique en dispose ainsi.

B.

L'objet du recours d'amparo a été au centre d'un débat de doctrine et de jurisprudence. Comme nous avons eu l'occasion de le dire, l'intention première du RAC était d'exercer un contrôle des seuls actes ou normes particuliers, émanant des pouvoirs publics. Son champ d'application s'est étendu dans plusieurs directions, sous l'impulsion de la doctrine et de la jurisprudence. Premièrement, le RAC a été élargi au point que son objet porte également sur les actes émanant des particuliers. Deuxièmement, le RAC a été étendu, avec certaines restrictions, aux normes générales réglementaires. Et, troisièmement, on a voulu l'étendre, dans certaines conditions, aux normes générales législatives.

1) La première étape de l'élargissement de l'objet de l'amparo a été franchie afin d'y inclure les violations de droits fondamentaux du fait de particuliers. Dans un premier temps, le Tribunal constitutionnel a rejeté la possibilité du RAC dans les cas cités. C'est ainsi qu'un une ordonnance motivée (auto) du Tribunal constitutionnel(13) rappelle que « pour réagir contre les violations présumées des droits fondamentaux ou libertés publiques qu'un particulier a commises dans la sphère juridique d'un autre particulier, ce dernier dispose, selon les cas, de la voie pénale ou de la voie civile, réglementées, concrètement, dans les articles 2 à 5 et 11 à 15 de la loi 62/1978 », pour conclure que le recours d'amparo devant le Tribunal constitutionnel, distinct de l'amparo ordinaire, « comme chacun sait, n'est recevable qu'à l'encontre d'actes des pouvoirs publics (art. 41.2 de la LOTC) ». En fait, cet ATC 162/1982 ne faisait que rejeter la virtualité du RAC inter privatos. Cette conception a été remise en cause peu de temps après par le Tribunal constitutionnel lui-même qui a établi une doctrine ouvrant le RAC aux violations des droits inter privatos en usant de l'expédient consistant à imputer au juge la méconnaissance du droit fondamental s'il ne reconnaît pas sa violation par un particulier(14). Le problème de cette construction de « l'assomption judiciaire » est que le juge n'a pas lésé le particulier dans son droit, en effet il y a eu lésion avant intervention du juge ; de plus, si le juge ne fait que confirmer un comportement privé qui a porté atteinte au droit fondamental, l'acte du juge n'est pas directement et immédiatement responsable du préjudice, comme l'exige la LOTC(15).

2) L'idée que les normes générales à caractère réglementaire puissent aussi donner lieu à recours d'amparo a progressivement gagné du terrain. Dans un premier temps, et de façon générale, le Tribunal a considéré que « l'objet et la fonction du recours d'amparo..., sont, entre autres, des raisons qui mettent en évidence le fait que ces requêtes directes en contestation sont non recevables à l'encontre de dispositions générales et, dès lors, de dispositions réglementaires »(16). Cependant, la jurisprudence a rapidement modifié ce critère en établissant une distinction entre deux types de règlements. D'une part, les règlements qui, même sans être formellement des normes générales, constituent matériellement des normes particulières, c'est-à-dire, ceux que l'on appelle « règlements d'auto-application » ou « règlements particuliers », qui peuvent être contestés et annulés par le Tribunal par voie de RAC(17). D'autre part, les règlements qui, non seulement, portent le nom de cette catégorie, mais constituent aussi, en substance, des normes générales. Le traitement accordé par(19) le Tribunal constitutionnel aux règlements de cette dernière catégorie a connu une évolution. Initialement, le Tribunal admettait la possibilité de juger ces règlements par la voie du RAC, et en cas de recevabilité du recours, seuls les actes d'application de ces règlements étaient annulés, et il laissait aux tribunaux du contentieux-administratif toute compétence pour annuler les règlements(18). Le Tribunal a, par la suite, modifié sa doctrine quand en 1990 il a annulé plusieurs règlements généraux qui constituaient matériellement des normes générales. La possibilité de jugement par voie d'amparo des règlements matériellement généraux semble ainsi consolidée(20). Cette évolution a été saluée par la doctrine scientifique qui a jugé pertinent le changement de critère au nom de l'effectivité de l'amparo (21) et il peut être considéré comme consolidé. Le problème, à mon sens, est qu'une telle solution, qui est guidée par le principe de l'effectivité (ce que la jurisprudence communautaire appellerait « l'effet utile ») bouleverse non seulement le principe de répartition des compétences entre la juridiction ordinaire et la juridiction constitutionnelle, mais aussi la nature même de la fonction judiciaire dans l'État constitutionnel européen continental.

3) Finalement, s'est posée la question de savoir si la contestation de normes générales à caractère législatif pouvait ou devait être possible par voie d'amparo. À l'instar des règlements, il convient de distinguer ici entre les lois « matériellement » particulières et les lois « matériellement » générales. Le problème s'est posé dans toute son acuité lorsqu'en 1983 a été adoptée une importante loi particulière(22) pour exproprier l'un des principaux groupes économiques espagnols sans appliquer les dispositions prévues par la loi (générale) d'expropriation forcée. Cette loi a fait l'objet de plusieurs questions d'inconstitutionnalité posées par les juges ordinaires, toutes rejetés par le Tribunal constitutionnel(23). Finalement, le principal propriétaire du groupe exproprié (M. Ruiz Mateos) s'est adressé à la Cour européenne des droits de l'homme qui a statué en déclarant que l'Espagne et, plus précisément, le Tribunal constitutionnel, avait porté atteinte à son droit d'avoir un « procès équitable » parce qu'une fois déclarées recevables les « questions d'inconstitutionnalité » de la loi posées par plusieurs tribunaux ordinaires, alors que « l'avocat de l'État » avait pu défendre la constitutionnalité de la loi, M. Ruiz Mateos n'avait pu être partie à ce procès(24). Dans l'éventualité d'une loi particulière, il existe deux possibilités : la première, consisterait à admettre comme prémisse première le fait que les lois particulières sont conformes à la Constitution et pallier le problème en permettant l_'amparo_ à l'encontre de lois individuelles(25); la deuxième possibilité, pour laquelle nous inclinons, consiste à rejeter la prémisse première, en considérant que les observations déjà présentées en son temps par Carl Schmitt sur ce point(26) gardent toute leur valeur et, en conséquence, nier la constitutionnalité des lois particulières. Pour ce qui est des lois « matériellement » générales, il n'y a pas de cas de contestation directe de celles-ci. En tout état de cause, et indépendamment du fait qu'aucune décision du Tribunal n'ait annulé une loi dans le cadre d'une procédure d'amparo, nous estimons que l'argumentation du Tribunal en vue de juger dans le cadre du RAC les règlements administratifs est applicable en substance à cette autre norme générale appelée loi.

C.

Le régime de recevabilité du RAC a également fait l'objet d'un débat doctrinal. Le débat tournait autour de la question de savoir s'il était possible d'introduire en Espagne un système comme le système nord-américain (writ of certiorari) qui permette au Tribunal constitutionnel d'avoir un pouvoir discrétionnaire de décision en matière de recevabilité des recours, avec pour corollaire la possibilité de pouvoir contrôler le volume des affaires qu'il peut traiter (docket control). À l'encontre de cette possibilité, on a fait valoir qu'il n'est pas possible d'introduire en Espagne le système du certiorari parce qu'il n'est pas adapté à la nature du recours d'amparo dans la mesure où il est configuré, d'une part, comme un droit de réaction et, d'autre part, comme un droit d'accès à une juridiction qui requiert, tant pour admettre ou rejeter un recours, que pour y faire droit ou le débouter, une décision fondée en droit(27). Les réponses à ces objections font valoir que, d'une part, le recours d'amparo n'est pas un droit de réaction car il n'y a pas de droit non susceptible de recours devant le Tribunal constitutionnel dès lors que, puisque la loi le permet, il suffit d'invoquer un intérêt légitime pour pouvoir exercer l'amparo, néanmoins, la loi ne précise pas quand il y a lieu d'accorder l'amparo. Il a également été objecté que le principe de la décision motivée est une exigence du droit à la motivation des arrêts que le Tribunal constitutionnel lui-même reprend du droit à la protection judiciaire visé à l'article 24 de la CE. Il conviendrait toutefois de répondre, en premier lieu, que ce droit a pour destinataires les juges et les tribunaux qui sont parties intégrantes du pouvoir judiciaire (juges ordinaires), ce qui n'est pas le cas du Tribunal constitutionnel; en deuxième lieu, que le système connaît des décisions judiciaires qui ne requièrent pas de motivation (les « em>providencias ») et qu'à l'heure actuelle il est possible de rejeter une affaire par ordonnance non motivée (providencia); et, en troisième lieu, que le droit à la protection juridique est déjà satisfait par la décision motivée prise par les tribunaux ordinaires, le RAC étant un garantie extraordinaire. Il a été signalé, en position moyenne, que l'on pourrait commencer par appliquer correctement la cause d'irrecevabilité de l'article 50.1.c) de la LOTC qui, dans la pratique a été confondue avec celle de l'article 50.1.d) de la LOTC(28).

D.

La discussion doctrinale a porté non seulement sur les « règles » du recours d_'amparo_, mais aussi sur le niveau des « principes » et, plus précisément, sur les deux « principes » selon lesquels le recours d'amparo est de nature « subsidiaire » et « réparatrice ». Pour ce qui est du premier aspect, face à l'interprétation dominante qui requiert l'épuisement de toutes les voies de recours judiciaires ordinaires avant de saisir le Tribunal constitutionnel, conformément à une interprétation littérale de l'article 44.1 a) de la LOTC, une autre thèse lui a été opposée qui se fonde sur une interprétation systématique des articles 41.3, 49.1 et 54 de la LOTC. Selon cette thèse, il faut prendre en compte les circonstances propres à chaque espèce en instance. Pour ses tenants, la subsidiarité n'est pas un dogme sacro-saint, en tant que tel, ni une règle qui doive être appliquée sans exceptions. De cette façon, face à une éventuelle violation « grave » de droits fondamentaux dont la préservation n'a pas été obtenue par la voie judiciaire, le RAC devrait être admis, sans attendre l'épuisement de tous les voies de recours auprès des juges et des tribunaux. Il faudrait, dans ce cas, faire une distinction entre deux catégories de recours vues sous l'angle de leur éventuelle extemporanéité : a) ceux qui, sans avoir fait l'objet d'un jugement de révision par la voie judiciaire, sont introduits « per saltum » au Tribunal constitutionnel (et qui devraient être rejetés car prématurés) ; et b) ceux qui visent des actes violant des droits fondamentaux de nature procédurale non susceptibles d'être réparés par le jugement définitif et qui ont mis fin à un incident ou à une demande incidente dans le cadre d'un procès principal, c'est-à-dire, ceux au cours desquels les juges et les tribunaux n'ont pas saisi l'opportunité de préserver et de rétablir les droits fondamentaux, dans les cas où ils avaient été violés par eux-mêmes ou par un organe inférieur ; il s'agit là de décisions, qui plus est, contre lesquelles il n'est pas légalement possible, pour le moment, d'interjeter un recours aux fins de préserver et rétablir, par la voie judiciaire, le droit ou la liberté violés (et qui devraient être admis)(29). Il en va de même que pour la question de l'élargissement de l'objet du recours d'amparo, en définitive, l'argument avancé est celui du principe d'effectivité ou « d'effet utile » pour briser les règles. Il conviendrait à cet égard de réitérer ici ce que j'ai avancé précédemment (supra 2).

Pour ce qui est du second aspect, toujours face à l'opinion majoritaire qui veut qu'il y ait une atteinte « effective » au droit, il a été argumenté (également sur la base des articles 41.3, 49.1 et 54 de la LOTC), que le recours d'amparo a le double objectif de préserver, dans certains cas, et de rétablir, dans d'autres, le droit. La thèse majoritaire construit l'amparo autour du « rétablissement » du droit (caractère réparateur), mais n'a prêté que peu d'attention à la préservation des droits. Le rétablissement tardif n'est pas une protection. La préservation met préalablement à l'abri du dommage ou du danger(30). Ce faisant, on défend la possibilité du recours d'amparo face à des « menaces » ou des lésions « futures » aux droits(31), possibilité qui a existé dans les précédents médiévaux de l'amparo espagnol et que l'on peut observer aujourd'hui dans l'amparo mexicain.

Ces propositions sont risquées. Le Tribunal constitutionnel a été conçu par le constituant sur la base du principe d'intervention extraordinaire(32). Si nous allions au-delà du caractère « subsidiaire » et « réparateur » de l'amparo, nous nous trouverions face à une véritable mutation qui ferait passer le Tribunal constitutionnel d'acteur « extraordinaire » à intervenant « ordinaire ».

III. L'amparo constitutionnel dans la pratique

A.

L'amparo a connu un succès retentissant dans le système espagnol. Depuis les 280 recours introduits la première année de fonctionnement du Tribunal (1980) jusqu'aux 5582 introduits en 1999. Si nous divisons en périodes de six ans le temps d'existence du Tribunal, nous constatons qu'au cours de la période 1980-1986 le nombre d'amparos a été de 4866 ; au cours de celle de 1987-1992, leur nombre a atteint 15204 ; et de 1993-1998 on a atteint les 28266. Le nombre de décisions du Tribunal (y compris celles qui statuent sur d'autres procédures) a également augmenté de façon significative : en 1981-1986 ont été rendus 732 arrêts (sentencias), 1397 en 1987-1992 et 1613 en 1993-1998(33).

B.

1) Selon les données du Rapport du Tribunal constitutionnel correspondant à 1999, 5582 recours d'amparo ont été introduits auprès du Tribunal. Au cours de cette même année, le Tribunal a rejeté 4485 _amparo_s (4369 par ordonnance non motivée (providencia) et 116 par ordonnance motivée (auto); simultanément, il a admis 224 affaires. Par conséquent, sur le total des décisions d'admission prises au cours de l'année 1999, 4,75 % ont donné lieu à l'instruction du recours d'amparo aux fins de statuer par arrêt, et 95,24 % ont été des décisions de rejet du recours. Le droit fondamental le plus invoqué (dans 80 % des recours présentés, 4601 fois) est celui de l'article 24 de la CE (« protection juridique effective ») dont le champ a été élargi extraordinairement par la jurisprudence constitutionnelle et qui est devenu un « macrodroit ». Le droit suivant le plus invoqué (dans 19 % des cas, en 1068 occasions) est le droit à l'égalité devant la loi (art. 14 de la CE). Dans 20 % des cas (1104 fois) ont été invoqués des droits distincts des deux précédents. L'origine des recours d'amparo est majoritairement judiciaire (seuls trois recours ont eu pour origine des actes particuliers du Parlement) et parmi ceux d'origine judiciaire prédominent ceux émanant de la juridiction pénale (42 %), ceux émanant de l'ordre civil et du contentieux administratif étant les suivants par importance (20 % chacun) et pour le reste, il s'agit de cas de l'ordre social ou militaire.

2) La possibilité de suspendre les décisions attaquées en amparo est à l'origine d'un des problèmes les plus graves qui se pose dans la pratique. L'article 56.1 de la LOTC dispose que la Chambre qui connaît d'un recours d'amparo peut suspendre, d'office ou sur la demande du requérant, l'exécution de l'acte attaqué. Cela signifie que la suspension n'est accordée que par le seul Tribunal constitutionnel. Cependant, il devient de plus en plus habituel (et ceci explique le pourcentage élevé d'affaires pénales qui font l'objet d'un recours d'amparo) que les parties plaidantes qui ont perdu un procès face à la justice ordinaire recourent au Tribunal constitutionnel pour tenter d'éviter l'exécution de la décision de condamnation. Une fois qu'ils ont introduit le recours et, dans l'attente que le Tribunal constitutionnel statue sur sa recevabilité, ils s'adressent au juge ordinaire à qui incombe l'exécution du jugement pour lui demander de suspendre celle-ci en arguant qu'un recours d'amparo a été formé et qu'il est pendant d'une décision. Bien que formellement le cas ne présente pas de difficulté (seul le Tribunal constitutionnel peut ordonner cette suspension), cette pratique conduit, d'une part, à surcharger de recours le Tribunal constitutionnel et, d'autre part, certains tribunaux ordinaires à prononcer la suspension dans de tels cas.

IV. En attendant Godot : une réforme souhaitée et jamais réalisée de l'amparo

Comme nous l'avons vu, le RAC pose beaucoup de problèmes et, il serait souhaitable qu'une réforme tente de les résoudre. À cet égard, il est frappant de constater que celui qui réclame avec le plus d'insistance une réforme est le Tribunal constitutionnel lui-même (cf. Le Rapport de 1999), qui rejoint sur ce point les différentes propositions doctrinales tendant à modifier certains aspects de l'amparo. Cependant, rien de tout cela ne se concrétise. Exception faite de la réforme de la LOTC réalisée en 1988 pour « durcir » l'admission du recours, ce qui est certain c'est qu'il n'y a pas au Parlement espagnol de projets de réforme du RAC et, pis encore, aucun projet de ce type ne se « profile » à l'horizon. De plus, la dernière réforme apportée à la LOTC l'a été pour doter le Tribunal constitutionnel d'une nouvelle compétence(34), ce qui implique indirectement une aggravation de la surcharge de travail du Tribunal. Pourquoi une réforme tellement souhaitée n'arrive-t-elle jamais ? Deux types de causes l'expliquent. En premier lieu, des causes techniques, à savoir, d'un côté, la crainte qu'une réforme partielle ne complique davantage le problème de la « construction théorique inachevée... de notre amparo constitutionnel »(35) et, d'un autre côté, le fait qu'il ne semble pas y avoir d'idées claires ou une volonté politique de réaliser un réforme en profondeur. En deuxième lieu, il y a des causes politiques car il est à craindre que la réforme n'ait un coût en termes d'image pour son promoteur. En effet, la réforme du RAC ne peut déboucher que sur une réduction de son champ et ceci peut être interprété comme une tentative de « restreindre les droits et les libertés » et représenter un coût politique élevé.

V. Le recours d'amparo dans la politique constitutionnelle

A.

Le grand débat qui sous-tend presque toutes les questions relatives au RAC n'est autre que celui de la relation entre le Tribunal constitutionnel et la justice ordinaire, relation qui s'est progressivement tendue. Et sur ce point, en effet, il y a accord quant aux causes de cette tension : à savoir, l'inclusion dans le champ de l'amparo des droits de la procédure (art. 24 de la CE) et du principe d'égalité (art. 14 de la CE) et l'interprétation extensive qu'en a donnée le Tribunal constitutionnel. La conséquence étant que, si déjà la nature subsidiaire même de l'amparo conduisait le Tribunal constitutionnel à agir d'une certaine manière comme une Cour de cassation, les recours fondés sur l'article 24 et l'article 14 faisait de lui une authentique Cour de cassation en occupant le champ matériel que la Constitution réserve au pouvoir judiciaire(36). La tension a atteint des niveaux critiques en 1994 et en 2000. En 1994 la Chambre civile du Tribunal suprême a décidé à l'unanimité de soumettre au roi, en sa qualité de « pouvoir modérateur », sa préoccupation et son malaise face à ce qu'elle considérait être « une invasion de la fonction juridictionnelle qui, conformément à la Constitution, revient aux juges et aux tribunaux ». En décembre 2000, la Chambre pénale du Tribunal suprême a adopté à l'unanimité une décision(37) qui assurément va à l'encontre des pouvoirs que l'article 55.1.c de LOTC confère au Tribunal constitutionnel. Tout ceci a provoqué un débat où s'affrontent, sur le fond, ceux qui pensent que le RAC doit continuer à être un instrument permettant de contrôler les juges (L.M. Díez-Picazo) et ceux qui soutiennent qu'il devrait s'orienter davantage vers le contrôle du législateur (Rubio Llorente, Cruz Villalón). On pourrait dire que tous les problèmes relatifs à l'amparo (champ de protection, objet, recevabilité, principes directeurs) sont d'une façon ou d'une autre liés à cette question.

B.

Ces problèmes ne peuvent nous empêcher de reconnaître que le RAC est une institution qui a connu un succès extraordinaire : il a permis de donner un contenu aux droits fondamentaux ; la doctrine ainsi créée a été suivie par les tribunaux (de bon gré, et pas uniquement à cause de l'obligation faite à l'article 5.1 de la loi organique 6/1985, du pouvoir judiciaire) et, ce qui est encore plus important, il a contribué de manière décisive à créer une « culture des droits fondamentaux », non seulement dans une magistrature en bonne partie étrangère à ceux-ci, mais également dans la population.

1) À l'heure du bilan, s'il ressort quelque chose de clair c'est que la surcharge actuelle en matière d'affaires est insoutenable, quelque soit l'idée que l'on a du RAC (« contrôle du législateur » ou « contrôle des juges »). À cet égard, la réforme la plus urgente et, selon moi, inévitable, est l'introduction du modèle de certiorari pour la recevabilité des affaires. Cette réforme peut être acceptée tant par les partisans du modèle « d'amparo contre les lois », que par ceux de « l'amparo contre les juges ».

2) La question qui altérerait certainement ce dernier débat serait celle du champ de protection du RAC. Si les droits des articles 14 et 24 CE étaient exclus, on empêcherait quantitativement la plupart des « _amparo_s contre les juges » (même s'ils resterait possibles substantiellement); si ledit champ était étendu à de nouveaux droits on augmenterait davantage le nombre « d'amparos contre les lois ». Cet objectif, il est vrai, serait mieux atteint si l'objet du RAC était étendu de telle sorte que la possibilité de recours contre les lois soit clairement établie.

3) Ce qui précède ne préjuge, cependant, en rien, du choix final du modèle (« contre les lois » ou « contre les juges ») qui répond fondamentalement à un modèle politique. La configuration du RAC « contre les juges » répond, selon nous, à une logique politique implacable. La Constitution proclame que « la souveraineté nationale réside dans le peuple espagnol duquel émanent tous les pouvoirs de l'État » (art. 1.3 de la CE) et que « la justice émane du peuple et est administrée... par des juges et des magistrats... responsables » (art. 117.1 de la CE). Dans un État démocratique, il ne peut y avoir de pouvoirs politiquement irresponsables. En Espagne, néanmoins, les juges, se trouvent soumis à une responsabilité civile, pénale et disciplinaire, qu'en fin de compte ils exigent eux-mêmes, et l'auto-contrôle n'est pas un véritable contrôle. Ils ne sont pas soumis à une responsabilité politique (comme dans les systèmes anglo-saxons). « L'amparo contre les juges » est l'unique forme de contrôle politique d'un pouvoir qui échappe à la logique démocratique : le Tribunal constitutionnel est, en fin de compte, un organe politique même s'il a un pouvoir juridictionnel.

(1) SSTC 37/1992, du 23 mars ; 300/1993, du 20 octobre.
(2) Le meilleur expert de cette institution est Víctor Fairén Guillén qui a publié de nombreuses études sur cet organisme. Parmi ses nombreux travaux, cf. « La defensa del derecho de libertad personal en la Historia y en la actualidad españolas » (La défense du droit de liberté personnelle dans l'histoire et dans l'actualité espagnoles), Revista de Administracion Pública (Revue d'administration publique_)_, nº 69 (1972), p. 9 et suiv.; et « La defensa procesal de la libertad y dignidad personales en una futura Constitución española » (La défense judiciaire de la liberté et de la dignité personnelles dans une future Constitution espagnole), dans Revista de Administración Pública, nº 83 (1977), p. 9 et suiv.
(3) Andrés Lira González : El amparo colonial y el juicio de amparo _mexicano (L'_amparo _colonial et le procès d'_amparo mexicain), Fondo de Cultura Económica, México, 1972, p. 16 et suiv.
(4) Fairén Guillén, « La defensa del derecho de libertad... » (La défense du droit à la liberté ?), cit., p. 44-45.
(5) Héctor Fix Zamudio, Ensayos sobre el derecho de amparo (Essais sur le droit d'amparo), UNAM, México, 1993, p. 23.
(6) Héctor Fix Zamudio, Ensayos..., UNAM, México, 1993, p. 64.
(7) Ceci est mis en évidence dans une monographie consacrée à l'étude de l'amparo dans la Constitution de 1931 (cf. José Luis García Ruiz, El recurso de amparo en el Derecho español (Le recours d'amparo dans le droit espagnol), Editora Nacional, Madrid, 1980, p. 40).
(8) L'amparo judiciaire ordinaire est réglementé par les dispositions suivantes : art. 11 à 15 de la loi 62/1978, du 26 déc., sur la protection juridictionnelle des droits fondamentaux de la personne (amparo dans l'ordre juridictionnel civil); art. 2 à 5 de la loi 62/1978 (amparo dans l'ordre juridictionnel pénal); arts. 175 et suiv. du décret royal législatif 2/1995, du 7 avr., approuvant le texte refondu de la loi de procédure du travail (amparo dans l'ordre juridictionnel social); art. 114 et suiv. de la loi 29/1998, du 13 juill., réglementant la juridiction contentieux administrative (amparo dans l'ordre juridictionnel contentieux administratif); art. 453 et 518 de la loi 12/1989, du 16 avr., Procédure militaire. Sur l'amparo ordinaire : cf. Joaquín García Morillo, El amparo judicial de los derechos fundamentales (L'amparo judiciaire des droits fondamentaux), ministère de la Justice, Madrid, 1985 et Juan José González Rivas, « Reflexión sobre la protección de los derechos fundamentales » (Réflexion sur la protection des droits fondamentaux), dans VV.AA., Incidencia de la Constitución en los procesos contencioso-administrativos (Incidence de la Constitution dans les procès contentieux administratifs), Conseil général du pouvoir judiciaire, Madrid, 1992, p. 301 et suiv.
(9) Pascual Sala Sánchez, La delimitación de funciones entre las Jurisdicciones constitucional y ordinaria en la protección de los derechos fundamentales (La délimitation des fonctions entre les juridictions constitutionnelle et ordinaire en matière de protection des droits fondamentaux), Conseil général du pouvoir judiciaire, Madrid, 1994, p. 35.
(10) Francisco Rubio Llorente et Javier Jiménez Campo, Estudios sobre Jurisdicción constitucional (Études sur la juridiction constitutionnelle), McGraw-Hill, Madrid, 1998, p. 59.
(11) Germán Fernández Farreres, El recurso de amparo según la jurisprudencia del Tribunal constitucional (Le recours d'amparo d'après la jurisprudence du Tribunal constitutionnel), Marcial Pons, Madrid, 1994, p. 13.
(12) Cf. la « Presentación » par le Président D. Pedro Cruz Villalón de la « Memoria 1999 del Tribunal constitucional » (Présentation du rapport 1999 du Tribunal constitutionnel) (http://www.tribunalconstitucional.es/Memoria1999.htm).
(13) ATC 162/1982, du 5 mai (1re Section).
(14) STC 78/1982, du 20 déc. (FJ 1º).
(15) Juan María Bilbao Ubilles, La eficacia de los derechos fundamentales frente a particulares (L'efficacité des droits fondamentaux face aux particuliers), CEC, Madrid, 1997, p. 168.
(16) STC 40/1982, du 30 juin (FJ 3º).
(17) STC 9/1986, du 21 janv.
(18) STC 162/1985, du 29 nov.
(19) SSTC 7/1990, du 18 janv.; 32/1990, du 26 févr.; 61/1990, du 29 mars.
(20) Cela apparaît, de façon nuancée (sans entrer dans la discussion de savoir si la décision annulée est une norme générale ou particulière), dans la STC 48/1998 et, plus clairement, dans la STC 40/1999 qui a admis un RAC contre un règlement matériellement général, bien qu'il ait été débouté pour des motifs de fond.

(21) Eduardo García de Enterría, « La eliminación general de las normas nulas con ocasión de recursos contra sus actos de aplicación » (L'élimination générale des normes nulles à l'occasion des recours contre leurs actes d'application), Revista Española de Derecho Administrativo (Revue espagnole de droit administratif), nº 66 (1990), p. 279 et suiv.
(22) Loi 7/1983, du 29 juin, d'expropiation du groupe Rumasa.
(23) SSTC 166/1986, du 19 déc.; 6/1991, du 15 janv.
(24) Stedh Ruiz Mateos, du 23 juin 1993, série A 262.
(25) José Antonio Montilla Martos, « Defensa judicial versus Ley singular de intervención » (Défense judiciaire versus loi particulière d'intervention), Revue espagnole de droit constitutionnel, nº 40 (1994), p. 291 et s. (314). Un auteur important a, quant à lui, insisté sur le fait que la « règle » est que là où il y a protection (amparo) il y a protection face aux lois, indépendammentent de leur caractère particulier (cf. Pedro Cruz Villalón, « Sobre el amparo » (Sur l'amparo), dans La curiosidad del jurista persa et otros estudios sobre la Constitución (La curiosité du juriste perse et autres études sur la Constitution), CEPC, Madrid, 1999, p. 495 et s. (503).
(26) Carl Schmitt, Teoría de la Constitución (Théorie de la Constitution), trad. de Francisco Ayala, Alianza, Madrid, 1982, p. 162.
(27) Miguel Sánchez Morón, El recurso de amparo constitucional : naturaleza jurídica, características actuales y crisis (Le recours d'amparo constitutionnel : nature juridique, caractéristiques actuelles et crise), Centre d'études constitutionnelles, Madrid, 1987, p. 30.
(28) Cruz Villalón, op. cit., p. 506-507.
(29) Opinion dissidente du magistrat D. Manuel Jiménez de Parga y Cabrera (à laquelle se rallie le magistrat Vicente Gimeno Sendra) à la STC 63/1996, du 16 avr.
(30) Opinion dissidente du magistrat D. Manuel Jiménez de Parga et Cabrera, à la STC 27/1997, du 11 févr.
(31) C'est ainsi que l'envisage obiter dicta Gimeno Sendra, cf. José Luis Cascajo Castro et Vicente Gimeo Sendra, El recurso de amparo (Le recours d'amparo), Tecnos, Madrid, 1988 (2e éd.), p. 136 et 151.
(32) Roberto L. Blanco Valdés, « La Política y el Derecho : veinte años de justicia constitucional y democracia en España (apuntes para un balance) » [La politique et le droit : vingt années de justice constitutionnelle et de démocratie en Espagne (notes pour un bilan)], dans Teoría y Realidad Constitucional, nº 4 (Théorie et réalité constitutionnelle) (1999), p. 241 et s. (249-251).
(33) Blanco Valdés reprend ces données statistiques interéssantes ainsi que d'autres, op. cit., p. 263-265.
(34) Loi Organique 7/1999, du 21 avril.
(35) Cruz Villalón, op. cit., p. 497.
(36) Francisco Rubio Llorente, « Réponse » à « Temas para el debate : Problemas actuales del recurso de amparo » (Thèmes de débat : problèmes actuels du recours d'amparo), dans Anuario de Derecho Constitucional y Parlamentario, nº 2 (1990), p. 158-159 (Annuaire de droit constitutionnel et parlementaire); Banco Valdés, op. cit., p. 262-263.
(37) Le texte intégral de la décision est le suivant : « Dans les procès au pénal pour lesquels a été rendu un arrêt de cassation annulé par le Tribunal constitutionnel dans le cadre d'un recours d'amparo pour atteinte aux droits fondamentaux, la deuxième Chambre du Tribunal suprême, organe juridictionnel supérieur de l'ordre pénal, devra nécessairement conclure le procès en rendant l'arrêt correspondant dans les termes qui auraient été pertinents s'il avait été fait droit en cassation à l'atteinte appréciée par le Tribunal constitutionnel, en conséquence avec la nullité et les effets décidé par le Tribunal constitutionnel ».