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Francophonie : libres réflexions sur les interprétations « constituantes » du juge constitutionnel français1

PIERRE PACTET - Professeur émérité de l'Université Paris XI

Contribution du doyen Pierre Pactet aux Mélanges en l'honneur du doyen Sadok Belaïd (Université de Tunis)(1)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 19 - janvier 2006

  1. Le contrôle de la constitutionnalité des lois et des engagements internationaux soulève de nombreux problèmes qui ont depuis longtemps suscité l'intérêt de la doctrine. Entre autres, la confrontation de la norme constitutionnelle avec une norme législative peut donner lieu à trois séries de difficultés. Les unes se rapportent à la conformité de la norme déférée à la norme constitutionnelle (ou à sa compatibilité avec elle). Cette appréciation constitue en la matière l'essentiel de la tâche courante du Conseil constitutionnel. Les autres concernent la détermination du contenu de la norme législative déférée (ce qui a donné lieu de la part du juge à la pratique bien connue des réserves d'interprétation). Les dernières sont relatives à la détermination du contenu de la norme constitutionnelle dont le sens peut n'être pas évident ni s'imposer de lui-même, auquel cas il appartient au Conseil constitutionnel d'en dégager la signification pour pouvoir rendre sa décision. Il s'agit donc là encore d'un problème d'interprétation mais portant cette fois sur la norme fondamentale. Ce sont ces difficultés qui feront l'objet des développements qui suivent(2).

  2. Encore convient-il d'essayer de cerner de plus près le problème des interprétations de la Constitution par le Conseil constitutionnel. C'est une question difficile, parce qu'elle est interne à la démarche du Conseil et que cependant, elle doit être menée de l'extérieur. C'est aussi une question d'un intérêt capital, parce qu'elle détermine et oriente le contenu de sa jurisprudence et permet de la mieux comprendre.

  3. Si on considère la jurisprudence du Conseil constitutionnel, on constate qu'elle comporte des décisions se situant à différents niveaux d'appréciation.

Au plus simple, il est fréquent que le juge constitutionnel puisse s'appuyer, pour rendre sa décision, sur un texte constitutionnel clair et précis. Il peut sembler dès lors qu'il n'a qu'à appliquer le texte sans avoir à l'interpréter. C'est évidemment possible, mais ce n'est nullement certain. Nombre de décisions témoignent d'un apport au moins terminologique ou méthodique du juge constitutionnel, consistant en un effort de clarification et d'explication de textes qui paraissent pourtant sans ambiguïté. Tel est le cas, par exemple, lorsque le Conseil dispose, sur la base des articles 1er, 3 et 24 de la Constitution, parfaitement accessibles à tout lecteur, que l'« Assemblée nationale doit être élue sur des bases essentiellement démographiques »(3). En réalité, et comme il est naturel, le Conseil constitutionnel est presque toujours présent par un apport propre, mais cette présence peut être discrète.

  1. Il existe aussi des cas beaucoup plus topiques, pour lesquels le niveau d'appréciation - et d'interprétation - est bien plus élaboré, et le rôle du juge nettement plus actif. Plusieurs hypothèses sont à envisager.

C'est ainsi que l'intervention du juge constitutionnel s'avère nécessaire, lorsque le recours dont il est saisi l'oblige à prendre appui sur des textes - articles, alinéas, phrases, termes - trop concis, ou imprécis, ou ambigus, voire obscurs. Il faut bien alors qu'il apporte la lumière qui fait défaut, et il le fait en dégageant la signification qui lui paraît impliquée par le texte. C'est le cas, entre beaucoup d'autres, des décisions se référant au principe d'égalité ou au droit de propriété, et d'une manière générale, aux libertés et aux droits énoncés - de manière très concise, presque allusive - par la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946. Ces énonciations à la fois si solennelles et si brèves, ont fait l'objet de longs développements, subtils et savants, du juge constitutionnel, auxquels s'attache ensuite, pour les motifs « qui en sont le soutien nécessaire »(4) , la même valeur juridique qu'aux principes eux-mêmes (cf. n° 23).

  1. Il en est de même lorsque, à défaut d'articles ou de dispositions adaptés au recours, le juge constitutionnel, pour rendre sa décision, se réfère globalement à la Constitution ou à l'esprit qui l'anime. C'est arrivé à plusieurs reprises, notamment lorsqu'il a érigé en principes constitutionnels le principe de continuité des services publics(5) ou la liberté d'entreprendre(6). Effectivement, il n'est pas douteux que ces principes inspirent, sous-tendent ou encore imprègnent la Constitution tout entière, même si celle-ci ne les vise pas de manière littérale. Le juge constitutionnel a donc raison de les exprimer publiquement dans ses « considérant » mais il faut aussi reconnaître que, ce faisant, il use au plus haut degré concevable de son pouvoir d'interprétation en révélant ce que les organes investis du pouvoir constituant originaire n'avaient pas jugé utile d'exprimer, et ce que les organes titulaires du pouvoir constituant dérivé n'ont pas cru devoir introduire explicitement.

  2. Il ne faut d'ailleurs pas s'attacher seulement au contenu des décisions rendues, non plus qu'au seul Conseil constitutionnel. Les méthodes d'élaboration de la jurisprudence permettent, elles aussi, de faire prévaloir des positions propres au juge, indépendamment du texte (mais sans le contredire). Par exemple, lorsqu'il censure une erreur manifeste, une disproportion ou des dispositions jugées excessives, il applique non pas une règle inscrite dans la Constitution (qui n'impose pas expressément une démarche législative équilibrée ou moyenne), mais un standard relevant du bon sens encore plus que du droit et qu'il a emprunté au juge administratif. On sait, d'autre part, que si le Conseil constitutionnel a en principe le monopole du contrôle de la constitutionnalité des lois, il est arrivé aux hautes juridictions administratives et judiciaires d'avoir à prendre position sur une question mettant directement en cause la Constitution(7) .

  3. Ces observations montrent suffisamment l'importance et la diversité des interprétations de la Constitution « décidées » par le juge constitutionnel. Certes, ce n'est pas à lui qu'il appartient de la réviser, mais par le biais de ses pouvoirs d'interprétation, il est en mesure d'en orienter l'application et le fonctionnement, ce qui peut s'avérer de plus grande portée qu'une révision limitée.

Au bénéfice de cette constatation, on examinera successivement, l'intervention du juge constitutionnel dans l'oeuvre constituante, et la nécessaire retenue à laquelle il doit s'astreindre pour ne pas excéder le rôle qui lui est imparti.

I. Une intervention subsidiaire dans l'oeuvre constituante

  1. Lorsqu'il est saisi en application de l'article 61.2 de la Constitution, le juge constitutionnel n'est, en principe, réputé intervenir, que pour vérifier la conformité de la loi déférée à la Constitution : ce qui lui est demandé, c'est de faire respecter dans toute son authenticité et toute sa pureté, le texte constitutionnel tel qu'il a été voulu par les organes constituants originaires, et éventuellement modifié par les organes constituants dérivés. Bien loin de le faire participer à l'oeuvre constituante, l'opinion communément admise - encore qu'il existe naturellement des opinions dissidentes - le considère comme un gardien très strict de l'orthodoxie constitutionnelle, telle qu'elle est exprimée par le texte(8) .

  2. Cette opinion est d'ailleurs raisonnable et exacte, mais à condition de rappeler immédiatement que c'est ce même juge qui est chargé de définir l'orthodoxie constitutionnelle. En d'autres termes, c'est lui qui décide à la fois de la conformité ou de la contrariété de la loi déférée avec les dispositions constitutionnelles et de la signification à donner à celles-ci, ce qui fait qu'à la limite, elles peuvent être considérées comme une variable à sa disposition, mais dont - il faut le souligner - il n'use que très modérément (cf. n° 11). Par conséquent, il est en mesure, s'il estime devoir le faire et sans contrôle possible, d'intervenir activement - encore que subsidiairement - dans l'oeuvre constituante. Ce second aspect est souvent passé sous silence - ou alors, abordé sous un angle polémique - parce qu'il peut faire craindre un abus du pouvoir du juge.

  3. Le juge constitutionnel le sait si bien qu'il a préféré prendre les devants et se prémunir contre les accusations possibles. C'est ainsi qu'il rappelle volontiers, par un considérant de principe, que « l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen »(9) ou encore, qu'« il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation à celle du législateur »(10) . Il a également affirmé que « la loi votée... n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » et fait valoir que l'objet du contrôle de constitutionnalité « est non de gêner ou de retarder l'exercice du pouvoir législatif mais d'assurer sa conformité à la Constitution »(11) . Dans le même esprit, sa jurisprudence limite son intervention à « un contrôle restreint »(12) dans les secteurs sensibles, où il estime que le législateur devrait disposer d'une certaine liberté. On retrouve cette même prudence lorsqu'il rappelle qu'il ne dispose que de compétences d'attribution « strictement déterminées par la Constitution »(13) . Toutes ces précautions tendent à souligner que le contrôle qu'il est chargé d'exercer, est un contrôle juridique de légalité (appréciation de la conformité à la norme constitutionnelle), et non pas un contrôle discrétionnaire d'opportunité (appréciation de ce qui est souhaitable)(14) .

  4. Qu'en est-il en réalité ? On ne peut qu'approuver la position adoptée par le Conseil constitutionnel, et à laquelle il conforme sa jurisprudence. Celle-ci est évidemment légaliste, et non pas discrétionnaire. C'est un point que l'on doit considérer comme acquis et qui, à notre avis, n'est pas susceptible de discussion. Mais dans le cadre ainsi déterminé, il faut tenir compte d'un élément de grande importance qui modifie l'angle de vision. En effet, le Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi, doit certes décider de la conformité (ou de la contrariété) de la loi déférée à la norme constitutionnelle, mais comme il a été indiqué, il doit aussi décider, préalablement, du contenu et du sens de cette dernière. Dans les deux cas, il décide sans contrôle possible. C'est dire - et ce point est capital - que même dans le cadre strictement juridique et légaliste précédemment défini, le Conseil constitutionnel dispose d'une variable qu'il tire de son interprétation du texte constitutionnel. En d'autres termes, le contrôle se fait bien par rapport au texte constitutionnel, mais sous cette réserve que celui-ci est sous la maîtrise du juge qui en assure l'interprétation. Le juge dispose, par le biais de son interprétation, d'une certaine latitude, étant cependant observé qu'il doit demeurer dans le cadre général déterminé par le texte.

  5. Dans ces conditions, le problème crucial est de savoir jusqu'où le juge peut aller, lorsqu'il interprète le texte ou encore, quelle est sa marge de liberté(15) . Il existe une variable, mais en use-t-il, et lorsqu'il le fait, en quelle mesure ? En théorie, le juge peut faire ce qu'il veut, il dit le droit, et de manière exclusive. Dans la pratique, et comme on s'en doute, la réponse ne peut être aussi simple, elle est fonction des éléments contingents propres à chaque recours. Nombre d'entre eux n'appellent qu'une application sans difficulté véritable des textes. D'autres peuvent se prêter à une interprétation raisonnée et constructive, qui certes part du texte, mais s'en éloigne forcément plus ou moins - sans jamais s'en dissocier complètement - en fonction du raisonnement retenu. Ces interprétations constructives sont particulièrement fréquentes dans le domaine des libertés et des droits, ces derniers n'étant que brièvement énoncés par la déclaration de 1789 et le Préambule de 1946. D'autres encore peuvent conduire le Conseil constitutionnel à aller plus loin et à adopter des interprétations limites (du point de vue de la doctrine car juridiquement elles s'imposent). Les exemples ne manquent pas, et on peut retenir, entre autres, ceux relatifs à la Communauté économique européenne ou à l'outre-mer. Jusqu'en 1992, le Conseil constitutionnel n'a pas hésité à faire référence, lorsqu'il était saisi de traités modifiant le traité de Rome, à l'alinéa 15 du Préambule de 1946, autorisant les limitations de souveraineté mais interdisant à son sens les transferts (alors que ceux-ci étaient réalisés depuis 1957, comme en témoignait l'intangibilité du droit dérivé)(16) . De même, il a interprété les dispositions de l'article 53, visant les traités comportant cession de territoires, comme applicables « dans l'hypothèse où un territoire cesserait d'appartenir à la République pour constituer un État indépendant ou y être attaché »(17) . Plus récemment, il s'est appuyé sur le Préambule de 1958 (al. 2) - dont les auteurs avaient surtout en tête la Communauté qui a disparu deux ans plus tard - pour distinguer entre « le peuple français et les peuples d'outre-mer auxquels est reconnu le droit à la libre détermination »(18) . Il faut d'ailleurs reconnaître que ces interprétations, sans doute audacieuses par rapport au texte et à son exégèse, répondaient à des objectifs parfaitement légitimes de paix sociale et, osons le mot, d'équité(19) . On n'oubliera pas pour autant que l'équité comporte une part d'opportunité.

  6. Il est donc avéré que dans ces hypothèses - et bien d'autres -, le Conseil constitutionnel intervient de manière très active dans la mesure où il donne aux articles de la Constitution leur véritable signification - qui n'est pas toujours celle qui paraissait la plus probable -, et très souvent aussi en élargit l'application. En effet, les interprétations constructives sont presque toujours extensives. Tel a été le cas, pour le plus grand bénéfice de l'État de droit, de ce qui est devenu l'immense secteur des droits de l'homme et des libertés, à partir du point de départ fourni par la décision du 16 juillet 1971.

Pour autant, les interprétations constituantes sont à considérer décision par décision. Elles ne constituent pas une catégorie autonome et fermée, mais résultent dans chaque cas d'espèce, du volontarisme du juge constitutionnel qui, en dégageant le sens et la portée du texte, lui imprime sa marque et lui confère une orientation spécifique s'imposant à tous.

  1. Il convient enfin, de préciser que la participation ainsi décrite du juge constitutionnel à l'oeuvre constituante conserve un caractère subsidiaire. On observe d'abord qu'elle n'intervient, comme il a été dit, qu'au hasard des recours successifs, bien qu'on puisse en tirer, en prenant du recul et laissant le temps s'écouler, un corps de principes parfaitement ordonné (notamment en matière de droits et libertés). Ensuite, on doit souligner le caractère particulier des interprétations constituantes. En effet, si les « considérants de principe », en vertu de l'article 62, « s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles », ils n'en sont pas moins rendus à l'occasion de recours spécifiques, et ne sont évidemment pas intégrés dans le texte constitutionnel. Enfin, on retiendra que le Conseil constitutionnel peut toujours modifier sa jurisprudence, bien qu'en pratique, il use rarement de cette possibilité.

Ces interprétations, qui comportent un apport propre du Conseil constitutionnel, à déterminer cas par cas, généralement parce qu'elles complètent, précisent ou ajoutent du sens au texte, méritent l'appellation qui leur est donnée dans cette étude, car elles donnent sa véritable signification au texte constitutionnel - signification qu'il n'aurait pas eu autrement -, et elles ont de ce fait une énorme influence sur le fonctionnement du système institutionnel et normatif français.

II. La nécessaire retenue du juge constitutionnel

  1. L'existence même des interprétations constituantes conduit à se poser deux questions concernant, l'une, la mesure des pouvoirs dévolus au juge constitutionnel, l'autre, le rôle de ce dernier dans le système institutionnel français.

  2. Il n'est guère besoin d'insister sur les pouvoirs d'interprétation très étendus dont dispose le juge constitutionnel. Ces pouvoirs tiennent d'abord, à la matière traitée : la Constitution de 1958 est un acte relativement bref, la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 se présentent sous une forme énumérative. Il arrive même que ces textes, et notamment celui de 1946, n'hésitent pas à introduire dans l'énumération un intitulé générique, tels « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Ce blanc-seing a été assumé et rempli par le juge constitutionnel, sans aucune concurrence des pouvoirs publics ni aucune initiative de leur part pour compléter le texte. Le juge constitutionnel s'est donc chargé d'apporter à la catégorie ainsi énoncée la substance, la matière, la densité dont elle avait besoin. La grande portée des pouvoirs d'interprétation du Conseil constitutionnel tient ensuite à ce que ses décisions sont applicables sans recours possible à toutes les autorités de l'État, y compris les tribunaux et Cours suprêmes des deux ordres, et peut-être davantage encore à ce qu'elles forment une jurisprudence attendue, commentée, connue de tous les spécialistes et des pouvoirs publics, qui s'en inspirent préventivement pour éviter la censure de leurs projets de lois.

  3. Pour autant, le Conseil constitutionnel ne dispose pas, en ce qui concerne ses interprétations du texte, d'une totale liberté. Plusieurs éléments contribuent à limiter ou à encadrer celle-ci.

Il faut d'abord, rappeler que le Conseil est un organe collégial prenant des décisions collectives, sans qu'il soit fait état des opinions dissidentes. Sans doute peut-on imaginer, au sein d'un organe où des compétences et des sensibilités diverses coexistent, que, lors des délibérations les plus délicates, les avis soient partagés, la majorité - probablement changeante d'un recours à l'autre - emportant la décision. Celle-ci n'en est pas moins la décision du Conseil tout entier. Cet élément n'est signalé que pour mémoire. Il est cependant probable qu'il ait contribué à gommer les excès.

  1. Le Conseil constitutionnel trouve aussi une autre limite dans sa jurisprudence antérieure. En effet, comme les autres juridictions, lorsqu'il constate, à l'occasion d'un recours posé devant lui, qu'il existe un précédent présentant des similitudes suffisantes avec le dossier en cours d'examen, il va tout naturellement s'en inspirer et même reproduire les « considérants de principe » déjà énoncés. Certes, il peut aussi vouloir modifier ou infléchir sa jurisprudence, mais c'est assez exceptionnel. Il s'ensuit, sur le moyen et le long terme, au-delà du renouvellement partiel ou total des membres désignés par les trois autorités politiques habilitées - ce qui pourrait faire évoluer sensiblement ses positions -, une continuité jurisprudentielle (qui ne va d'ailleurs pas sans amélioration et explorations diverses, notamment dans les secteurs non encore traités), très utile pour la connaissance par les juges, les pouvoirs publics, la classe politique et les spécialistes, du droit en vigueur.

  2. Une autre limitation tient, depuis une quinzaine d'années, à la jurisprudence des hautes juridictions européennes et plus précisément, de la Cour européenne des droits de l'homme. À la vérité, il s'agit plus d'un frein que d'une limite véritable. Si la CEDH estime que sa jurisprudence s'impose dans tous les États signataires, dont la France, le Conseil constitutionnel considère pour sa part, qu'il ne dispose que de compétences d'attribution et que celles-ci ne le chargent que de contrôler la conformité des lois à la Constitution, et non pas aux conventions internationales. Ceci étant, il est bien évident qu'il ne peut méconnaître la jurisprudence de la Cour européenne qui, en certaines occasions, se montre plus exigeante que lui. Tel est le cas, par exemple, pour les validations législatives que le Conseil constitutionnel accepte d'entériner pour des motifs d'intérêt général « suffisant », alors que la Cour requiert un intérêt général « impérieux ». On conçoit dès lors que, sans y être juridiquement obligé et tout en revendiquant son indépendance, le Conseil fasse évoluer sa jurisprudence pour se rapprocher de la Cour(20) .

  3. L'élément décisif limitant la liberté d'interprétation du Conseil est évidemment le rattachement au texte constitutionnel. On conçoit que l'interprétation s'en éloigne quelque peu car, à partir d'un texte concis, imprécis ou ambigu, ou de plusieurs principes à valeur constitutionnelle qu'il s'agit de combiner, la démarche intellectuelle qui permet au Conseil d'en dégager la véritable signification peut comporter plusieurs paliers et très souvent, doit faire références à des dispositions constitutionnelles qui ne convergent pas nécessairement. Bien entendu, cette démarche peut aussi être plus immédiate et plus tranchée.

À titre d'exemple, des raisonnements constructifs auxquels se livre le Conseil constitutionnel, on peut citer sa décision bien connue du 23 janvier 1987 (Conseil de la concurrence)(21) . Il s'agissait entre autres, de déterminer le caractère administratif ou judiciaire de son contentieux. Dans une première phase, le Conseil fait valoir qu'en vertu d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, la juridiction administrative bénéficie de réserves de compétence recouvrant le contentieux de l'annulation et de la réformation des décisions prises par une autorité publique (ce qui pouvait conduire à une intégration possible dans le contentieux administratif). Dans une deuxième phase, le Conseil a rappelé qu'il est loisible au législateur, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, d'unifier les règles de compétence au sein de l'ordre juridique principalement intéressé (ce qui semblait mener vers un contentieux judiciaire). Dans un troisième temps, le Conseil a finalement retenu que le sursis à exécution n'étant applicable que devant les juridictions administratives, et non pas devant les Cours d'appel, il convenait de ne pas « priver les justiciables d'une des garanties essentielles à leur défense ». L'attribution de compétence au Conseil d'État contenue dans la loi déférée était donc parfaitement fondée. S'il faut admirer un raisonnement aussi élaboré, on doit aussi constater que l'apport du Conseil constitutionnel est très considérable.

  1. Parfois, aussi, la démarche est plus expéditive. Tel est le cas lorsque, dans une décision de la même veine que la précédente, le Conseil, à partir des articles 39.1 et 44.1 de la Constitution, constate que les amendements apportés en cours de discussion au texte de la loi déférée ne sauraient être sans lien avec ce dernier (ce qui va de soi), « ni dépasser, par leur objet et leur portée, les limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement »(22) . Bien que ces limites ne figurent pas expressément dans les articles cités, elles paraissent conformes au bon sens, étant cependant observé que le Conseil constitutionnel est seul autorisé à les apprécier. Là encore, son apport est très substantiel, dans la mesure où il donne un contenu à un texte insuffisamment précis(23) .

  2. Le rattachement à un texte ou à un principe à valeur constitutionnelle représente le principal frein à la toute puissance du juge constitutionnel, mais son efficacité n'est pas douteuse. Il en est ainsi même lorsque le juge se réfère à l'esprit de la Constitution car, pour reprendre des exemples déjà évoqués, qui pourrait dire, même si le mot ne figure pas dans le texte, que le respect de la dignité humaine n'est pas en France un principe fondateur, ou encore que la liberté d'entreprendre n'est pas une des bases du système économique ou de même que le droit à une libre détermination n'est pas reconnu aux peuples d'outre-mer ? Formellement, le juge s'efforce de bien marquer le rattachement. Matériellement ce dernier paraît presque toujours justifié (d'un point de vue doctrinal, car juridiquement aucune réserve n'est possible, la solution s'impose). On observera seulement que le rattachement peut parfois paraître quelque peu sollicité, voire un peu surprenant, parce qu'on pouvait en concevoir d'autres aussi judicieux. Mais c'est précisément la tâche impartie au Conseil constitutionnel que de dégager des textes et des principes la décision qui lui paraît correspondre et convenir. On regrettera davantage que les « considérants de principe » figurant dans les motifs laissent dans quelques cas une impression d'inachevé. Celle-ci se comprend car le Conseil constitutionnel les énonce à l'occasion d'une loi particulière. Même s'ils peuvent être - et seront - reproduits dans des hypothèques similaires, il arrive qu'ils s'intègrent difficilement dans un ensemble homogène et cohérent.

  3. C'est précisément parce que certaines interprétations ajoutent à la Constitution (dans son prolongement) ou y retranchent (jusqu'en 1971, pour ce qui est des droits et libertés), en orientent l'application, apportent des précisions importantes et inédites ou mettent en oeuvre des aménagements qui ne figurent pas dans le texte, que l'on peut les qualifier d'interprétations constituantes. En effet, on ne doit pas oublier que ces interprétations, figurant dans les motifs des décisions, ont une pleine valeur juridique de niveau constitutionnel. Le Conseil constitutionnel l'a indiqué très tôt en rappelant que l'« autorité des décisions visées par le second alinéa de l'article 62 de la Constitution s'attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même »(24) . Bien entendu, et comme il est clairement indiqué, la valeur constitutionnelle des motifs doit être associée à celle de la décision qui, étant revêtue de l'autorité de chose jugée, est propre à la solution rendue. En cela, elle est - sur un plan théorique - très différente de celle affectant le texte constitutionnel, dont la valeur juridique est permanente, sauf révision. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il a été souligné que la participation du juge constitutionnel à l'oeuvre constituante était subsidiaire. Mais il faut aussi reconnaître qu'en pratique les positions jurisprudentielles émises dans des « considérants de principe » ont une portée qui va bien au-delà de la décision qui les a suscitées. Elles ont en réalité une permanence qui ne le cède guère à celle du texte, les revirements de jurisprudence n'étant pas plus fréquents que les révisions constitutionnelles.

  4. Cette permanence, inévitable dans un système de contrôle de la constitutionnalité des lois, pose un problème de fond, le Conseil constitutionnel paraissant très souvent décider en dernier ressort de questions très importantes, juridiques sans doute, mais dont les incidences politiques sont évidentes. En réponse, on a fait valoir d'une part, que la jurisprudence n'est pas figée, qu'elle peut évoluer, qu'elle a d'ailleurs fait l'objet de quelques revirements, d'autre part, que le peuple souverain et ses représentants conservent le pouvoir de dernier mot, puisqu'ils peuvent, par une révision constitutionnelle, revenir sur ce que le Conseil constitutionnel a décidé. On ne saurait contester cette réponse, mais on doit aussi en souligner le caractère très abstrait. En théorie, les revirements de jurisprudence et les révisions destinées à tenir en échec certaines décisions du Conseil sont possibles. En pratique, les revirements sont rares, ainsi qu'on l'a déjà constaté, et il en est de même des révisions aux fins indiquées. C'est pourquoi les interprétations constituantes demeurent le plus souvent décisives et présentent une énorme importance.

  5. Leur influence est d'autant plus forte que, par rapport aux principes fondateurs du système français, on pourrait difficilement en critiquer le contenu. Compte tenu du très notable développement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel - depuis 1971 - du secteur des libertés et des droits, on ne peut que constater et admirer l'activité incessante déployée au service de l'État de droit. Dans d'autres secteurs, plus institutionnels, le Conseil a eu à assumer des responsabilités importantes. Il a eu à maintenir, avant et après Maastricht (encore que de manière différente), le principe républicain de la souveraineté française. Il a reconnu, à partir du Préambule de 1958, le droit de libre détermination des peuples d'outre-mer, en précisant les possibilités qui s'offrent à eux. Il a renforcé à partir de la Déclaration de 1789, qui concerne les droits de l'homme autant que ceux du citoyen, le statut protecteur des étrangers, et on pourrait donner bien d'autres exemples. Mais n'ayant pas à intervenir sur ce qui extérieur au recours, il a sur ces différents points forcément laissé subsister des éléments d'incertitude, qui correspondent au caractère subsidiaire - et limité - de son intervention.

  6. Comme il est courant dans une société complexe et libérale qui se donne pour objectif, par l'institution d'un contrôle de constitutionnalité, la mise en oeuvre de l'État de droit, un organe composé de hautes personnalités qualifiées et nommées, ne procédant donc pas d'une élection, se trouve avoir à interpréter le texte constitutionnel - ainsi que les principes à valeur constitutionnelle, parfois non écrits - c'est-à-dire à en dégager la signification et par conséquent, selon sa propre estimation, à en étendre ou à en réduire la portée, ou encore à en préciser les modalités ou l'aménagement. L'État de droit y gagne sans doute davantage que les aspirations démocratiques. En effet, un organe chargé de dire le droit au nom du peuple français et mandaté par lui (mais qui n'en procède que de manière très indirecte) va contrôler le législateur, c'est-à-dire les représentants directement élus du peuple souverain. À cela, une réponse a déjà été donnée par le Conseil constitutionnel lui-même : « la loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » ce qui est parfaitement exact. Il faut tout de même ajouter, pour être véridique, « dans le respect de la Constitution... interprétée par le juge constitutionnel ». C'est dire combien tout dépend de la marge de liberté que s'octroie, de manière généralement mesurée, ce dernier.


  1. C'est sur cette remarquable et nécessaire discrétion du juge constitutionnel que l'on terminera. Certes, sa jurisprudence a comporté plusieurs phases conquérantes, indispensables au départ, notamment lorsqu'il s'est approprié, comme le voulait la Constitution, son Préambule et les normes fondatrices auxquelles il se réfère. Dans l'ensemble, elle n'a jamais manqué à la mesure et donc à la sagesse. Le Conseil constitutionnel a élaboré, en matière de droits et libertés, une oeuvre fondamentale que l'on ne peut qu'admirer. Il a su, en interprétant les textes, ne pas trop s'en éloigner, et se souvenir qu'il n'a pas à en modifier la signification, bien qu'il en ait le pouvoir, puisque statuant sans contrôle et disant le droit de manière définitive sur les points qui lui sont soumis. Aller au-delà reviendrait à dessaisir le peuple souverain et les organes investis du pouvoir constituant dérivé. Du fait de sa jurisprudence, l'État de droit a énormément progressé. On sera peut-être surpris de voir employer dans les développements qui précèdent l'expression « interprétations constituantes », fût-ce en leur assignant un rôle subsidiaire. Mais lorsque la chose existe, pourquoi ne pas dire le mot qui la désigne ?

Mars 2005

(1) Initialement parue aux Mélanges en hommage au doyen Sadok Belaïd, cette étude témoigne de la vitalité du débat constitutionnel à l'intérieur de l'espace francophone.
(2) Cette étude, en amical hommage au doyen Sadok Belaïd, s'appuiera essentiellement sur le contrôle de constitutionnalité des lois. Mais les problèmes traités ne sont pas différents lorsqu'il s'agit du contrôle de la constitutionnalité des engagements internationaux, d'autant qu'en ce cas l'interprétation ne peut porter que sur la Constitution et non pas sur les engagements multilatéraux, qui échappent à la maîtrise du juge constitutionnel.
(3) Déc. n° 86-218 DC du 18 nov. 1986.
(4) Déc. n° 62-18 L du 16 janv. 1962.
(5) Déc. n° 79-105 DC du 25 juill. 1979.
(6) Déc. n° 81-132 DC du 16 juill. 1982 ; déc. n° 2001-455 DC au 12 janv. 2002 ; on pourrait y ajouter, avec valeur quasi-constitutionnelle, le respect de la dignité humaine, qui est une valeur fondamentale du système français, cf.: déc. n° 94-343, 344 DC du 27 juill. 1994.
(7) Cf. CE (Ass.), 3 juill. 1996, Moussa Koné; Cour de cass. (Ass. plén.), 2 juin 2000, Mlle Pauline Fraisse.
(8) Cf. R. Badinter, « Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », Mélanges J. Robert, Montchrestien, 1998.
(9) Déc. n° 74-54 DC du 15 janv. 1975 ; déc. n° 86-218 DC du 18 nov. 1986.
(10) Déc. n° 80-27 DC, 19 et 20 janv. 1981.
(11) Déc. n° 85-197 DC du 23 août 1985.
(12) Déc. n° 88-244 DC du 20 juill. 1988.
(13) Déc. n° 62-20 DC du 6 nov. 1962 ; déc. n° 92-313 DC du 23 sept. 1992.
(14) Déc. n° 89-261 DC du 28 juill. 1989.
(15) Cf. Pierre Pactet, « À propos de la marge de liberté du Conseil constitutionnel », Mélanges Jacques Robert, Montchrestien, 1998.
(16) Cf. déc. n° 76-71 DC du 30 déc. 1976 ; déc. n° 91-294 DC du 25 juill. 1991. Cette jurisprudence a été modifiée et infléchie en 1992 ; déc. n° 92-308DC du 9 avr. 1992.
(17) Déc. n° 75-59 DC du 30 déc. 1975 (il s'agit alors d'une cession de territoire sans traité au sens formel).
(18) Déc. n° 87-220 DC du 2 juin 1987 ; déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991 (la distinction garde cependant une légitimité dans la mesure où le droit à la libre détermination a évidemment survécu à la disparition de la Communauté).
(19) Bien que le Conseil constitutionnel se refuse en principe, à la recherche de la solution « la plus équitable », cf. déc. n° 86-218 DC du 18 nov. 1986.
(20) Cf. déc. n° 99-422 du 21 déc. 1999, cons. 65 ; déc. n° 99-425 DC du 29 déc. 1999, cons. 15 et s.
(21) Déc. n° 86-224 DC du 23 janv. 1987.
(22) Déc. n° 86-225 DC du 23 janv. 1987.
(23) Cette jurisprudence a été abandonnée en 2001 : déc. n° 2001-445 DC du 19 juin 2001.
(24) Déc. n° 92-312 DC du 2 sept. 1992.