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Expérimenter dans une économie en transition

Nicolas COLIN - Associé fondateur de TheFamily, Professeur associé à l'Université Paris-Dauphine, Inspecteur des finances (en disponibilité)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 52 (dossier : La Constitution et l’innovation) - juin 2016 - p. 17 à 25

Depuis 2000, date de l'éclatement de la bulle spéculative formée sur le NASDAQ dans les années 1990, notre économie est rentrée dans un processus lent et progressif, la transition numérique , qui nous fait changer de régime de production et de consommation(1). Nous quittons un paradigme, celui de la production et de la consommation de masse, pour rentrer dans un autre, celui de l'économie numérique. L'économie de masse, c'étaient les longues séries de biens standardisés produites dans les immenses usines de l'industrie fordiste. L'économie numérique, c'est la concentration de la valeur dans les applications utilisées au quotidien par des milliards d'individus connectés en réseau. On fabrique toujours des biens dans l'économie numérique, mais cette composante de la production s'est marginalisée dans des chaînes de valeur radicalement recomposées.

La transition numérique concerne toutes les filières de notre économie, des transports à l'énergie en passant par la santé, l'éducation, l'agriculture ou la finance(2). Dans chaque filière, elle implique une remise en cause de biens des choses : les infrastructures, les relations entre les entreprises et les individus, l'organisation des entreprises elles-mêmes et, bien sûr, les cadres juridiques qui régissent l'activité des entreprises tout au long de la chaîne de valeur -- de l'amont (là où sont extraites les matières premières) à l'aval (là où l'on sert le client final). Une filière ne peut achever sa conversion au paradigme de l'économie numérique que si son cadre juridique évolue pour s'adapter à la nouvelle façon de produire et de consommer : l'enjeu est bien de faciliter l'émergence et la croissance de nouveaux modèles d'affaires.

Malheureusement, les modèles d'affaires des entreprises et les cadres juridiques qui s'y appliquent n'évoluent pas au même rythme. Il existe, au contraire, un décalage dans le temps entre la croissance des premières entreprises numériques dans une filière et, dans un second temps, la mise à niveau des normes qui encadrent leur activité. Les premières entreprises numériques d'une filière sont donc forcément freinées par l'inadaptation des normes en vigueur et par la résistance des parties prenantes ayant un intérêt au statu quo. Les batailles juridiques dans plusieurs filières particulièrement réglementées, comme les transports, les professions juridiques, la banque ou la santé, sont emblématiques de cette tension, inévitable, entre l'ancien paradigme et le nouveau.

Du fait de l'inadaptation des normes au nouveau paradigme, beaucoup d'entrepreneurs de l'économie numérique opèrent dans des conditions juridiques floues et incertaines. Le métier d'un entrepreneur, c'est de s'attaquer à un problème et d'y apporter une solution avec un modèle d'affaires soutenable. Mais dans bien des cas, les modèles d'affaires rendus possibles par l'état actuel des technologies ne rentrent pas dans les cases existantes. Pendant leur phase d'amorçage, beaucoup d'entreprises de l'économie numérique opèrent donc en marge des règles en vigueur. Attendre que les règles changent avant de se lancer pourrait sembler plus sage. Mais un entrepreneur qui se lance dans l'économie numérique ne sait pas forcément où il va a priori : il s'attaque à un problème, défriche son chemin au fur et à mesure, rencontre ses premiers clients, met au point son produit en dialoguant avec eux et finit, lorsque son entreprise est en pleine croissance, par découvrir son modèle d'affaires.

Le rapport distancié au droit en vigueur qu'entretiennent les entrepreneurs de l'économie numérique inspire des réactions interloquées aux observateurs non avertis. L'inconscience du droit applicable est pourtant la réalité. Beaucoup d'entrepreneurs, quand ils amorcent leur entreprise puis découvrent leur modèle d'affaires, ne se posent pas vraiment la question de l'état du droit et de la conformité de leur activité aux normes en vigueur. Il faut y voir de la naïveté plus que de la malice : un entrepreneur se dira volontiers que si le progrès technologique permet une nouvelle approche et qu'il rencontre une demande solvable, alors le cadre juridique est obsolète et donc appelé, tôt ou tard, à évoluer.

La tâche est d'autant plus difficile pour les entrepreneurs innovants que le paradigme que nous quittons -- l'économie de masse -- a précisément prospéré grâce à la profusion des règles et à l'hypertrophie des organisations bureaucratiques mises en place pour en assurer l'application. Les constructions juridiques et administratives qu'il faut rénover pour hâter le déploiement de l'économie numérique sont donc massives, complexes et particulièrement résilientes. Il est pourtant nécessaire d'engager cet effort, à la fois pour mieux résoudre les problèmes qu'éprouvent les individus dans leur vie quotidienne, mais aussi pour mieux engager nos entreprises dans la course aux positions dominantes qui restent à prendre dans l'économie numérique globale.

Le terrain juridique est l'un de ceux sur lesquels cette course est particulièrement disputée. La possibilité de concevoir et d'opérer des modèles d'affaires innovants, qui ne rentrent pas dans les cases prévues par le droit, est un double enjeu d'attractivité : d'une part, vis-à-vis des entrepreneurs, qui sont mobiles et peuvent décider d'aller créer leur entreprise ailleurs, là où le droit leur ménage des marges de manœuvre plus importantes pour innover ; d'autre part, vis-à-vis des gestionnaires de fonds de capital-risque, qui investissent de plus en plus sur les marchés réglementés, mais refusent d'entrer au capital d'entreprises localisées dans des pays où le droit n'évolue pas au même rythme que l'innovation.

Dans cette compétition mondiale à la mise à niveau des normes, les États-Unis ont une longueur d'avance : ils réussissent mieux, jusqu'ici du moins, à faire évoluer le droit à mesure du développement de nouvelles technologies et de la mise au point de nouveaux modèles d'affaires. Il y a à cela plusieurs raisons.

La première est, bien sûr, la nature de leur système juridique. Dans les pays de droit coutumier (common law ), le juge peut écarter l'application d'un texte dans un cas d'espèce ; lorsque cette décision est confirmée par la plus haute juridiction (la Cour suprême, aux États-Unis), la décision devient systématique et le texte concerné est vidé de sa substance. La common law est donc plus favorable à l'innovation : lorsque les nouvelles technologies rendent obsolètes une règle de droit, le juge a une plus grande marge de manœuvre pour réinterpréter la règle, en écarter l'application, voire dégager de nouvelles règles. Les entreprises innovantes mobilisent donc plus volontiers leur capital, par ailleurs abondant, pour rémunérer des avocats et accélérer l'évolution des règles par le contentieux. En France, à l'inverse, notre tradition juridique est celle du droit romain : les textes s'y appliquent en ménageant aux juges une faible marge d'interprétation ; c'est aux pouvoirs législatifs et réglementaires qu'il revient de faire évoluer le droit pour mieux accueillir les nouveaux modèles d'affaires. Le droit évolue donc de manière moins dynamique.

La culture du contrôle joue aussi un rôle crucial. La culture administrative française est celle du contrôle a priori. En comparaison, les pays de droit coutumier ont plus la culture de l'obligation de rendre des comptes (accountability ), avec une grande liberté ménagée aux acteurs, mais aussi des moyens d'investigation importants pour s'assurer du respect des règles au fil de l'eau. Par rapport à notre culture du contrôle a priori, un système de contrôle a posteriori enserre moins les acteurs dans des règles corporatistes et ménage plus de place à la preuve par les faits. On dit souvent que le droit américain est moins contraignant pour les entreprises. On oublie, ce faisant, qu'en cas de prédation ou de dommages infligés à des individus, les personnes ayant un grief peuvent se rassembler dans des actions collectives (class actions) et demander une indemnisation collective d'un montant très élevé. L'effet de dissuasion joue à plein : sans y être obligées par des règles énoncées a priori, les entreprises sont incitées à ne pas porter atteinte aux intérêts de leurs parties prenantes.

Une troisième raison de la compétitivité américaine dans le domaine juridique est le système fédéral. L'État fédéral est compétent pour fixer des règles s'appliquant à la vie économique dans tous les domaines où des activités commerciales peuvent être opérées d'un État à l'autre. Mais les États fédérés ont des marges de manœuvre considérables dans l'adoption de normes locales plus ou moins favorables à l'innovation. Cela permet à certains d'entre eux d'être pionniers : grâce à un cadre juridique d'avant-garde, ils attirent les entrepreneurs qui vont pouvoir expérimenter de nouveaux modèles d'affaires à petite échelle et prouver leur viabilité en attendant que le droit devienne plus accueillant sur le reste du territoire américain. Deux exemples récents sont le Nevada, premier État (rejoint depuis par la Californie) à avoir autorisé la circulation des voitures sans chauffeur, et le Colorado, qui a autorisé par référendum il y a deux ans le développement des entreprises commercialisant le cannabis à des fins récréatives.

La quatrième raison, plus inattendue, de la flexibilité juridique des États-Unis est le système de financement des campagnes électorales. Depuis la décision dite Citizens United, rendue par la Cour suprême en 2010, il n'existe quasiment plus aucune limite au financement des campagnes électorales par des individus ou des entreprises. La facilité des entreprises à financer, directement ou indirectement, la carrière des élus aux États-Unis a longtemps été vue comme un moyen pour les intérêts économiques les plus rétrogrades de défendre le statu quo face aux demandes sociales ou aux innovations économiques. Depuis 2012, toutefois, la dynamique du système de financement s'est inversée et est devenue beaucoup plus favorable à l'innovation. Les principaux bailleurs de fonds des candidats démocrates, en particulier, ne sont plus, comme c'était le cas historiquement, les syndicats, la filière du cinéma ou le secteur financier, mais les entreprises de la Silicon Valley et leurs dirigeants et collaborateurs. Le résultat de cette tendance inédite est que le parti démocrate est aujourd'hui financé par des entreprises dont l'agenda politique est en faveur de l'innovation plutôt que du statu quo. Les décisions prises par l'État fédéral, les États fédérés et les municipalités, de plus en plus favorables aux entreprises numériques, reflètent l'influence croissante de ces entreprises sur les décideurs, par le biais du financement de leurs campagnes électorales.

Comment reconstituer cette flexibilité du système juridique américain dans un pays comme la France, où les entrepreneurs sont doublement handicapés par la nature du système juridique et les plus grandes difficultés d'accès au capital (qui compliquent la rémunération des avocats, communicants et lobbyistes) ? Une récente note du Conseil d'analyse économique appelait à rendre les réglementations sectorielles «* plus dynamiques et accueillantes pour l'innovation numérique* » en mettant en place un « droit à l'expérimentation. Les startups du numérique proposent chaque jour des innovations commerciales ou techniques qui n'ont pas encore été testées, venant ainsi bouleverser les équilibres existants. Il est souhaitable de ne pas empêcher le développement, même expérimental, de modèles qui rencontrent une demande du public et permettraient à la France de faire grandir des entreprises numériques globales. »(3). Cette proposition a suscité beaucoup d'interrogations et de demandes de précision. Il est possible de la compléter en mettant en avant plusieurs exemples.

La recherche clinique est probablement l'exemple le plus évident. Les premiers utilisateurs d'une application numérique innovante sont comme les sujets d'études cliniques : ils savent que l'application n'est pas parfaite et qu'on attend de l'expérimentation à laquelle ils se prêtent une meilleure compréhension de ses effets primaires et secondaires. Un cadre existe pour la recherche clinique : la question est celle de sa transposition à toutes les filières pour y expérimenter des applications numériques innovantes.

Le dialogue social est une sorte de version généralisée du droit à l'expérimentation en matière d'organisation et de fonctionnement des entreprises. Les conventions collectives de branches et accords d'entreprise ont pour objet d'adapter le droit social et le droit du travail aux spécificités de telle ou telle activité, le cas échéant en allégeant et en ouvrant des terrains d'expérimentation. Les débats actuels autour du projet de loi dit « El Khomri » montrent que l'idée de l'entreprise comme terrain d'expérimentation ne fait pas consensus.

Le fair use est la principale exception au copyright aux États-Unis. Pour mémoire, il permet à des entreprises ou des individus de ne pas demander l'autorisation du détenteur d'un copyright et de ne pas le rémunérer lorsque le contenu couvert par le copyright n'est utilisé qu'en partie et ne contribue pas à enrichir substantiellement celui qui l'utilise. Les extraits de livre consultables gratuitement sur Google Books sont un exemple de fair use. L'utilisation d'une chanson pour sonoriser une vidéo familiale mise en ligne sur YouTube est un autre exemple. Comme l'a signalé Yochai Benkler, professeur de droit à l'Université Harvard, on dispose désormais d'études économiques mettant en évidence la contribution du fair use à l'innovation et à la croissance(4). Cet exemple suggère que l'on peut ménager des exceptions d'expérimentation dans les réglementations sectorielles, à condition de les soumettre à certaines conditions restrictives : petite taille de l'entreprise, caractère ponctuel de l'exception, caractère marginal dans le modèle d'affaires.

Les safe harbors, enfin, sont l'instrument utilisé dans le droit des conventions et des contrats pour ménager des exemptions à certaines obligations. La contrepartie est souvent l'obligation de rendre des comptes et de pratiquer des audits à échéance régulière. Un exemple de safe harbor est celui qui protège les hébergeurs de données en ligne des conséquences de l'action de leurs utilisateurs. Aux États-Unis, il est disposé par le Digital Millennium Copyright Act. En Europe, les dispositions applicables sont celles d'une directive de 2000 : si l'entreprise a un statut d'hébergeur au sens de la directive de 2000 sur le commerce électronique(5), transposée par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique -- qui évoque les « signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature fournis par » les utilisateurs et « mis à disposition du public » --, alors elle n'endosse pas la responsabilité civile et pénale des données mises en ligne et s'engage simplement à les retirer après une notification.

Les points communs à tous ces exemples sont nombreux : un principe de permission, qui rappelle le régime de déclaration de notre droit administratif ; l'allègement des obligations préalables, en contrepartie d'une obligation de rendre des comptes et d'un contrôle a posteriori renforcé ; une formalisation au fil de l'eau, à mesure de la conduite de l'expérimentation, le cas échéant sous le contrôle d'un tiers ; des engagements pratiques de la part des acteurs engagés dans l'expérimentation (de retirer des contenus illicites si un ayant droit en fait la demande, de restituer des données au régulateur).

Les autorités de régulation sont des acteurs à considérer pour la promotion de l'expérimentation dans l'économie. Elles constituent en effet un échelon intermédiaire entre les pouvoirs publics et le marché. Dans un contexte d'innovation radicale, comme celui issu de la transition numérique de l'économie, le rythme normatif des pouvoirs publics n'est pas forcément adapté à l'évolution rapide des usages et aux progrès exponentiels des technologies. Ce rythme est même ralenti pour des raisons d'économie politique : les pouvoirs publics sont plus familiers des modèles existants que des modèles nouveaux et, dans le champ des professions réglementées, ont une tendance systématique à favoriser le statu quo par rapport à l'innovation issue de l'économie numérique. Les débats parlementaires ayant précédé l'adoption de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques (dite « loi Macron ») sont emblématiques des résistances auxquelles est confrontée l'expérimentation de nouveaux modèles d'affaires dans un pays comme la France.

Surtout, l'économie numérique elle-même bouleverse les conditions d'exercice de la régulation, dès lors qu'elle permet de retracer les activités des entreprises régulées de manière beaucoup plus exhaustive. Comment s'assurer du respect de la réglementation par des agents économiques dans le contexte d'une expérimentation ? Sans les technologies numériques, il était difficile de contrôler au fil de l'eau l'activité d'une multitude d'agents économiques. Pour cette raison, l'approche réglementaire de l'économie pré-numérique a consisté à concentrer les efforts de réglementation à l'entrée du marché et donc à imposer diverses obligations préalables : disposer d'une qualification élevée dès le premier jour, immobiliser un actif, être identifiable par des agents de contrôle peu nombreux et spécialisés, dont l'action est sporadique et l'influence forcément marginale. Cette concentration des contrôles à l'entrée du marché, qui se justifiait en l'état des technologies et des modèles d'affaires, n'est plus pertinente aujourd'hui. Les technologies numériques, les nouveaux modèles d'affaires qu'elles permettent et les besoins inédits exprimés par les usagers ont radicalement changé la donne.

Nick Grossman, dirigeant de la société de capital-risque new-yorkaise Union Square Ventures, a exploré cette nouvelle donne dans un livre blanc établi en partenariat avec une équipe de recherche de l'université Harvard(6). Il y explique que les pouvoirs publics doivent s'emparer des technologies numériques pour transformer leur manière de contrôler l'activité des entreprises : il faut désormais, selon lui, abaisser la barrière à l'entrée du marché (donc alléger les obligations de qualification et d'immobilisation d'actifs et ménager plus de place à l'expérimentation), mais en contrepartie soumettre les acteurs à un suivi régulier et systématique des données issues de leur activité -- qui est justement rendue possible par les technologies numériques.

Il y a à cela trois avantages considérables. Le premier c'est de savoir enfin de quoi l'on parle : plutôt que de dépendre de ce que leur clament les différentes parties en présence, les pouvoirs publics peuvent ainsi disposer des chiffres réels et exhaustifs et mieux comprendre l'évolution respective de l'offre et de la demande. Le deuxième avantage, c'est d'abaisser la barrière à l'entrée sur le marché : en allégeant les obligations préalables, vestiges d'un autre âge, on peut permettre à tout entrepreneur d'expérimenter un nouveau modèle d'affaires et répondre à des besoins jusqu'ici insatisfaits. Le troisième avantage, c'est de se mettre enfin à l'écoute des consommateurs, puisqu'une partie des données à collecter reflète directement leur satisfaction par rapport au service rendu et leur appétence pour les différents modèles d'affaires en présence.

Il faut, pour finir, rappeler les arguments en faveur du droit à l'expérimentation. Il y a d'abord des arguments dans l'absolu : dans une économie en transition, où le processus schumpeterien de « destruction créatrice » joue à plein, le droit à l'expérimentation est la condition nécessaire pour découvrir les nouveaux modèles d'affaires, mettre en place des règles adaptées et faire grandir nos propres entreprises numériques. Les arguments en faveur de cette approche doivent être remis dans une perspective historique : le droit à l'expérimentation ne consiste pas à libérer les entreprises de toutes contraintes, mais à leur imposer des lignes directrices tout en abaissant les barrières à l'entrée sur le marché afin de tenir compte des défis propres à la frontière technologique.

La deuxième série d'argument touche à la compétitivité de l'économie française. Dans l'économie numérique d'aujourd'hui, qui se déploie dans toutes les filières, ni la technologie (banalisée), ni le capital (abondant, même si les circuits d'allocation sont distordus) ne sont vraiment des facteurs de différenciation. La supériorité de certains pays se joue, outre sur la culture, sur le cadre juridique et les infrastructures. De même qu'on pratique des exonérations fiscales pour rendre l'environnement plus favorable en termes de financement, on peut pratiquer des « exonérations réglementaires » pour rendre l'environnement plus favorable en termes de facilité à faire émerger de nouveaux modèles d'affaires(7).

Il y a enfin les arguments tenant à la nature particulière de l'économie numérique. Dès l'origine, cette économie s'est développée sur des infrastructures décentralisées régies par des standards simples d'adoption volontaire (TCP/IP, HTTP) et un modèle économique n'imposant pas de facturation au volume ou au temps passé(8). La dynamique d'innovation propre à l'économie numérique vient de ces caractéristiques initiales : elle est particulièrement propice à l'apparition de propriétés émergentes, aux itérations successives, à l'observation et aux ajustements en temps réel. Il en résulte, pour le droit, une révolution copernicienne : l'enjeu n'est-il pas de passer des normes de l'économie de masse, fondée sur la rareté des ressources administratives et la nécessité d'ériger des barrières à l'entrée, aux normes de l'économie numérique, qui tiennent compte de l'abondance des données et privilégient l'ouverture de l'accès au marché à la fois dans l'intérêt des consommateurs et dans celui du développement de l'économie nationale ?

L'expérimentation n'est pas seulement un débat théorique, même si les juristes doivent y prendre leur part et venir en préciser les termes et les contours. Elle est aussi un impératif économique pour notre économie nationale. La préférence pour le statu quo autour des normes issues de l'ancien paradigme a pour effet de provoquer un retard de développement de notre économie. Vu de France, on a trop vite l'impression qu'il s'agit de résister aux puissantes entreprises américaines. Mais d'un point de vue plus global, en réalité, la préférence pour le statu quo est une forme de refus de prendre part à la course à la puissance dans une économie mondiale de plus en plus numérique.

(1) Nicolas Colin, La Richesse des nations après la révolution numérique, coll. « Positions », Terra Nova, novembre 2015. http://tnova.fr/
(2) Marc Andreessen, « Why Software is Eating the World », The Wall Street Journal, 20 août 2011. http://www.wsj.com/
(3) Nicolas Colin, Augustin Landier, Pierre Mohnen, Anne Perrot, « Économie numérique », Note du Conseil d'analyse économique, octobre 2015. http://www.cae-eco.fr/
(4) Yochai Benkler, « Growth-Oriented Law for the Networked Information Economy : Emphasizing Freedom to Operate Over Power to Appropriate », Rules for Growth : Promoting Innovation and Growth Through Legal Effort, Ewing Marion Kaufman Foundation, 2011. http://www.kauffman.org/
(5) Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »)
(6) Nick Grossman, White Paper : Regulation, the Internet Way : A Data-First Model for Establishing Trust, Safety, and Security | Regulatory Reform for the 21st Century City, Data-Smart City Solutions, Harvard University, 8 avril 2015. http://datasmart.ash.harvard.edu/
(7) Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann et Mathieu Luinaud, Un droit pour l'innovation et la croissance, Fondation pour l'innovation politique, février 2016. http://www.fondapol.org/
(8) Brad Templeton, « On the Invention of the Internet », Brad Ideas (blog), 4 mai 2005. http://ideas.4brad.com/