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Existe-t-il une politique jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle italienne ?

Gustavo ZAGREBELSKTY - Professeur à l'Université de Turin - Président honoraire de la Cour constitutionnelle italienne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 (Dossier : Revirements de jurisprudence du juge constitutionnel) - juin 2006

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D'aucuns diront que, dans ses décisions, la Cour constitutionnelle exprime des orientations, et les qualifieront alors tranquillement de politiques jurisprudentielles. On peut admettre cette expression, mais certainement pas dans le sens de la politique d'un gouvernement ou d'une majorité parlementaire. Chaque cause est un cas particulier. Pour chacune des décisions de la Cour constitutionnelle, il n'existe ni une majorité préconstituée ni l'élaboration d'orientations programmatiques générales qu'il faudrait poursuivre. Un programme qui sentre chaque décision et la Constitution serait essentiellement inconstitutionnel et contraire au devoir de fidélité à la Constitution en général, devoir qui exclut tout lien constitué par des accords contingents dérivant d'un programme de parti.

Si l'on peut parler de politique jurisprudentielle, c'est seulement dans un sens rétrospectif, c'est-à-dire comme bilan a posteriori d'une œuvre qui se prête à être mise en cohérence, à la manière d'un paramètre d'interprétation, même si elle n'obéit pas à des desseins prédéterminés.

Au Parlement, en revanche, il existe une majorité qui doit durer, en fonction d'un programme. Si elle se divise, perdant par là même la prémisse de la continuité de l'action, elle n'a plus aucune raison d'exister. Par conséquent, s'agissant d'un organe parlementaire, il est normal que les décisions soient toujours prises par la même majorité tant qu'une majorité différente ne se substitue pas à elle. S'agissant de la Cour constitutionnelle, il n'en est pas ainsi. Les décisions se prennent jour après jour et en relation avec chaque question posée. Dans la même journée, les agrégations qui se forment pour faire naître les décisions sont des plus variables. Au Parlement, la minorité accepte son sort, dans l'attente d'un basculement électoral, pour devenir, à son tour, majorité. Mais ici ? Peut-on penser que ce sont des juges qui accepteraient de continuer à faire partie d'un organe dont la détermination de la politique leur échapperait complètement durant l'intégralité de leur mandat ? Ou qui accepteraient de ne compter pour rien jusqu'à un éventuel mais incertain changement prévisible des équilibres internes ? Du reste, s'il existait vraiment une orientation politique à la Cour constitutionnelle, ne serait-il pas naturel que son président en fût l'expression même et le garant ? Il est notoire, cependant, que le critère premier qui détermine l'élection du président de la Cour constitutionnelle par ses collègues est l'ancienneté : non pas la politique, mais la nature. Il en découle, donc, que le rôle du président est beaucoup moins incisif dans l'orientation de la jurisprudence que ce que l'on croit à l'extérieur. À notre connaissance, on ne pourrait dire d'aucun président de la Cour constitutionnelle ce que William J. Brennan disait du Chief Justice Earl Warren, alors qu'il était encore son collaborateur et qu'il allait, plus tard, être, à son tour, juge à la Cour suprême des États-Unis : « Pour tous ceux qui ont travaillé avec lui, Earl Warren restera toujours le super-président (the Super Chief). » À cet égard, ce ne serait pas une bonne chose que, chez nous, un président se mette en tête d'aspirer à une telle reconnaissance.

L'absence d'orientations préconstituées ne signifie pas, cependant, discontinuité de la jurisprudence. Il existe, en vérité, une continuité, mais il s'agit d'une continuité sur un plan plus élevé, celui de la Constitution. Un organe comme le Parlement est là pour légiférer selon les exigences politiques et sociales du moment, alors que l'urgence, quelle qu'en soit la nature, n'a pas lieu d'être à la Cour constitutionnelle, dont les décisions exigent, pour être prises, des périodes de temps plus longues. Lorsqu'une question se pose sur le plan législatif, c'est pour réécrire la loi nécessairement en la substituant à la précédente et même en la reprenant, si besoin est, à zéro. Pour un organe juridictionnel, et pour la Cour constitutionnelle en particulier, la situation est tout autre. Lorsqu'une question est portée à son examen, c'est pour confirmer la continuité de la valeur de la Constitution. On ne peut jamais repartir à zéro. S'il n'en était pas ainsi, la décision apparaîtrait ou, plus exactement, serait le produit de la pure volonté du moment et non de la raison juridique enracinée dans les textes constitutionnels et élaborée, au fil des années, par la jurisprudence.

La très haute valeur attribuée au précédent est telle que, parfois, on préfère le confirmer, même s'il apparaît des raisons pour l'écarter ou le renverser, ou bien même si les conditions (par exemple la composition de la Cour constitutionnelle) qui ont présidé à son établissement ont changé. C'est l'exigence de continuité qui prévaut alors. Il s'agit ainsi, même si l'on n'est pas satisfait d'une décision, de sauvegarder une exigence plus élevée, la stabilité du principe juridique et la prévisibilité de son application ; au total, il s'agit de sauvegarder le caractère d'un organe qui « dit », et non qui « crée », le droit. On peut rappeler, à ce propos, un témoignage du juge constitutionnel devenu, par la suite, président de la Cour constitutionnelle, Francesco Paolo Bonifacio(2). Il s'agit de deux décisions rendues en matière de dissolution du mariage. Dans la première décision (arrêt n° 169 de 1971), avait été rejetée, à une étroite majorité, l'éventualité d'une scission entre le mariage civil et le mariage concordataire, dans la perspective du divorce comme faculté consentie pour le premier, mais non pour le second, en tant qu'il constituait également un sacrement de l'Église catholique. Peu de temps après, la question ayant été à nouveau posée à la Cour constitutionnelle rien moins que par les sections unies de la Cour de cassation, cette possibilité semblait réouverte, en raison surtout du changement de composition du collège de la Cour, changement qui avait renforcé, pour ainsi dire, le parti catholique. La précédente décision fut, néanmoins, confirmée en tous points, reconnaissant, par ainsi, l'exigence supérieure de cohérence et de continuité (arrêt n° 176 de 1973).

Les changements, les mises au point, les limitations et les extensions des principes affirmés précédemment, naturellement, existent. La jurisprudence doit être « vivante » ; mais son évolution est graduelle et s'opère par interprétations des précédents, distinctions et ajustements progressifs. Les revirements (3) sont rares et ne sont pas toujours authentiques. L'un des principaux critères (par son importance et sa fréquence) du contrôle de constitutionnalité des lois tient au caractère rationnel (razionalità) et raisonnable (ragionevolezza) des choix du législateur, ou mieux, pour reprendre la formule prudente de la Cour constitutionnelle, à leur « caractère non manifestement irrationnel » (irrazionalità) et « non manifestement déraisonnable » (irragionevolezza). Le caractère rationnel de la loi consiste en la cohérence du dispositif normatif qu'elle prévoit ; son caractère raisonnable ressort, lui, du caractère adapté (congruità) de la solution normative aux caractéristiques de sens et de valeur du cas réglementé, caractère adapté qui est apprécié non pas librement, mais à l'aune de principes constitutionnels. L'inconstitutionnalité dérive, dans la première hypothèse (caractère non rationnel du choix législatif), d'une rupture de la logique de l'ordonnancement juridique, entendu comme système, tandis que, dans la seconde hypothèse (caractère non raisonnable du choix législatif), elle découle du caractère inadapté du dispositif législatif au cas que ce dernier entendait régir. Par exemple, si un certain comportement est jugé socialement utile ou inoffensif, il ne serait pas rationnel de le réprimer comme acte illicite ; s'il est, en revanche, jugé socialement dommageable, il ne serait pas raisonnable que la loi le récompense. Par voie de conséquence, il est évident que le contrôle de constitutionnalité présente souvent des caractères mobiles : si l'ordonnancement vient à changer dans son ensemble, ce qui, précédemment, pouvait apparaître comme non rationnel ou, au contraire, comme rationnel, pourra être regardé sous une lumière complètement différente ; si la manière d'entendre le sens d'un cas vient, elle aussi, à changer et, partant, si les valeurs constitutionnelles de référence viennent à changer également, ce qui apparaissait raisonnable pourra être regardé comme non raisonnable, et réciproquement. C'est pourquoi les oscillations ou les divergences dans la jurisprudence ne sont pas nécessairement des contradictions : elles peuvent être simplement le reflet induit du changement objectif de « facteurs » de sens, et, en définitive, de valeur ; et de ce changement objectif dépend alors nécessairement(4) l'appréciation de la validité de la loi.

Les contradictions jurisprudentielles ne servent pas la réputation de la Cour constitutionnelle. Mais il n'est pas besoin, pour cela, de tenter, à l'excès, de démontrer une continuité quand il n'y en a pas ou de cacher une discontinuité quand, au contraire, il y en a bien une. Parfois, il serait bien plus utile à l'autorité de la Cour constitutionnelle d'indiquer explicitement l'orientation qui change ou qui, tout bonnement, se transforme en contre-orientation, que de chercher, de manière hypocrite, à cacher le changement de politique à travers une utilisation non objective des précédents, comme si l'on avait honte de dire ce que l'on fait. Ce serait, outre un signe de clarté, un signe de force. La Cour suprême des États-Unis, par exemple, même si elle peut puiser dans les vertus du distinguish qui permet à la jurisprudence de common law d'utiliser les précédents avec souplesse, n'hésite pas, s'il le faut, à « annuler » expressément la « doctrine » contenue dans une décision antérieure avec laquelle elle entend prendre ses distances, afin de la priver, pour l'avenir, de sa force contraignante qu'elle n'aurait pas manqué de déployer si elle avait été encore en vigueur. De fait, si cette doctrine n'était pas annulée explicitement, une nouvelle argumentation incompatible ne suffirait pas, à elle seule, à l'abandonner. Dans ce cas, en effet, la nouvelle doctrine pourrait être interprétée comme une exception ou une limitation, mais non comme une substitution à la doctrine ancienne, qui pourrait ainsi continuer à être invoquée dans les argumentations futures. En définitive, il faut y voir un souci de clarté et de responsabilité. Chez nous, la simulation de continuité permet de toujours trouver et retrouver dans les précédents les plus divers ce qu'ensuite, à tout moment, il paraît intéressant de valoriser même de manière contingente.

Rappelons, ici, un cas fameux de fausse continuité : dans l'arrêt n° 64 de 1961, la Cour constitutionnelle avait estimé que ne méconnaissait pas le principe d'égalité entre hommes et femmes et, plus précisément, entre époux la norme du code pénal qui punissait, comme délit, l'adultère commis par la femme mais pas celui commis par le mari, qui était ainsi regardé comme sans importance par la loi pénale. Devant la réaction indignée d'une bonne partie de l'opinion publique, il y fut remédié, en 1968, par l'arrêt n° 126, qui prononça l'annulation de la norme à l'origine de cette discrimination manifeste. Même dans ce cas d'évidente (et salutaire) contradiction, la Cour constitutionnelle ne voulut pas reconnaître qu'elle avait changé d'opinion (changement intervenu, entre autres, en même temps que le renouvellement de la composition du collège). Il fut alors indiqué dans les motifs de cette décision qu'en quelques années (de 1961 à 1968 !), la « conscience sociale » avait fait des pas de géant : l'adultère commis par la femme, qui, en 1961, était apparu comme un fait plus grave moralement et gros de conséquences sociales et familiales par rapport à celui commis par le mari, au point de justifier la punition du premier et pas du second, lui était désormais comparable, en raison des transformations culturelles survenues. À suivre un tel raisonnement, il serait, donc, possible, au moins d'un point de vue théorique, de revenir en arrière, si les conditions sociales, à l'avenir, revenaient à ce qu'elles étaient initialement.

(1) Extraits de l'ouvrage de Zagrebelsky (G.), Principî e voti. La Corte costituzionale e la politica, Einaudi, Turin, 2005, 131 p., spéc. p. 80-89.
Traduit de l'italien par Thierry Di Manno, professeur à l'Université du Sud Toulon-Var, directeur du CDPC Jean-Claude Escarras (CNRS-UMR 6201).
(2) In Lopez Pina (A.) (sous la dir. de), Division de poderes e interpretación. Una teoria de la praxis constitucional, Tecnos, Madrid, 1987, pp. 178 et s.
(3) N. du T.: en français souligné dans le texte.
(4) Il faut insister ici sur l'adverbe « nécessairement ». Les théories de l'interprétation qui sont aujourd'hui encore les plus répandues sont en dehors de la réalité, lorsqu'elles conçoivent le droit comme un ensemble de formules législatives revêtues d'une signification en elles-mêmes et par elles-mêmes, qui resteraient, donc, insensibles au contexte juridico-social environnant. Ces théories de l'interprétation envisagent ainsi le droit comme une sorte de filet qui a été étendu une fois pour toutes sur la vie sociale, un filet dans lequel les comportements déviants sont pris automatiquement, comme dans un piège qui se déclenche tout seul. Sur cette façon d'entendre le droit, son application et la fonction de juge, façon qui a, pour elle, une longue tradition, qu'il me soit permis de renvoyer à La giustizia costituzionale, chapitre II, 3e édition, à paraître chez Il Mulino, Bologne.