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Environnement et pacte écologique - Remarques sur la philosophie d'un nouveau « droit à »

Laurent FONBAUSTIER - Professeur de droit public à l'Université de Rennes-I

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 15 (Dossier : Constitution et environnement) - janvier 2004

« L'herbe est mortelle, or, les hommes sont mortels, donc, les hommes sont de l'herbe » (cité par G. Bateson, Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l'esprit, trad. par J.-J. Wittezaele, éditions du Seuil, 1996, p. 325)

Introduction

En s'apprêtant à consacrer, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, le droit de chacun « de vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé »(1), le constituant français prolonge et consolide certains développements législatifs récents(2). Il inscrit surtout son oeuvre dans une mouvance idéologique et doctrinale qui, sans être entièrement nouvelle, a favorisé, ces dernières décennies, quelques conquêtes en droit international(3) et constitutionnel(4). Ces réconfortantes avancées, qui satisfont parfois davantage les aspirations idéalistes que le souci de cohérence juridique, nous invitent également à une double réflexion, relative au lien ainsi proposé entre l'homme et la nature et portant sur ce qui distingue les droits-créances des droits de solidarité. Dans cette perspective, le principe ainsi promu est d'une apparente clarté mais laisse en suspens quelques-unes des articulations majeures de ce nouveau « pacte écologique ».

I. L'apparente clarté d'un principe à connotation anthropocentrique

« S'agit-il seulement de veiller, se demande Luc Ferry, à nos lieux de vie parce que leur détérioration risquerait de nous atteindre, ou au contraire, de protéger la nature comme telle, parce que nous découvrons qu'elle n'est pas qu'un simple matériau brut... mais un système harmonieux et fragile, en lui-même important et plus admirable que cette partie, somme toute infime, qu'en constitue la vie humaine ? »(5). Telle est, en résumé, la tension qu'explore depuis quelques décennies une certaine écologie politique. Le droit que l'on s'apprête à constitutionnaliser est-il en définitive un « droit pour l'environnement »(6) ou un droit pour l'homme ? À cette question, certes assez peu débattue en France, le texte de la Charte répond sans ambiguïté, mais à partir de présupposés implicites dont il convient de rappeler brièvement les termes.

Chez les environnementalistes, le débat classique entre les tendances ramifiées éco et anthropocentriques est bien connu. Pour simplifier, on se souvient que lors d'une longue période, héritière de Bacon et Descartes, et dans une certaine mesure prolongée par Kant, une idée dominait selon laquelle l'homme, être de raison, jouissait dans le monde d'une position spécifique et impartagée, l'autorisant à soumettre et à domestiquer par tous les moyens la nature(7). Cette problématique de l'homme « contre la nature »(8) fut le péché originel de la modernité, dont les présupposés conduisaient à accorder tous les droits à l'homme et aucun à la nature(9). La donne idéologique et philosophique se transforma peu à peu, à la suite d'une double prise de conscience qui s'est d'ailleurs accélérée dans les dernières décennies : celle du caractère limité des ressources naturelles (dans le cadre d'une nouvelle appréhension du monde comme espace fini(10)) et celle de la possible nocivité des actions et entreprises humaines sur l'environnement(11). Encouragé par ce double constat mais tirant sa sève de racines profondes, a pris corps un ensemble hétérogène de courants doctrinaux prônant, sous diverses formes, un droit de la nature à être respectée. Les uns considèrent que l'homme n'est pas au (le) centre du monde, que la Terre n'a pas besoin de nous(12), mais que nous aurons toujours besoin d'elle(13) : les choses sont au centre, nous sommes leur périphérie, comme des parasites. D'autres, endossant une partie des conceptions utilitaristes, souhaitent dépasser l'intérêt propre des hommes et augmenter la quantité générale de bien-être dans le monde. En réalité, des tendances très hétérogènes ont mis en exergue la nécessité de combattre le « chauvinisme humain »(14). Elles ont prôné l'extension des droits au profit de la faune(15), de la flore(16), des paysages, et insisté sur le fait que la nature possédait en elle-même, indépendamment de l'intérêt que nous lui portons ou trouvons, des droits(17).

En définitive, au pays de Descartes (et de culture catholique), le projet de Charte tranche clairement en faveur des courants dominants(18), d'ailleurs peu doctrinaires ou dogmatiques, qui considèrent qu'à travers la nature, c'est encore et toujours l'homme qu'il s'agit de protéger(19): le préambule n'évoque cette dernière et plus généralement l'environnement que tournés vers l'homme, utiles à lui et ne prenant du sens qu'en relation avec lui : « les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l'émergence de l'humanité... », « l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel... », l'environnement « est le patrimoine commun des êtres humains »(20), etc. Ce n'est donc pas l'homme qui est pour l'environnement, mais bien l'environnement qui est pour l'homme(21). Le silence du texte sur d'éventuels droits de la nature, plus goûtés par exemple en Allemagne et aux États-Unis qu'en France, est à cet égard éloquent. Et il n'aurait pu que difficilement en être autrement. Au-delà des considérations philosophiques et politiques propres à la culture française, qui peuvent rendre délicate la transformation de la nature ou de certains éléments composant l'environnement en sujets de droit, les perspectives favorables à une telle reconnaissance auraient négligé deux obstacles essentiels : une contrainte technique tout d'abord puisqu'il conviendrait, pour pallier l'incapacité psychique et physique de la nature à agir en droit - un droit par essence fait par et pour l'homme -, d'organiser sa représentation dans l'univers de la prétention juridique. À la rigueur, cette difficulté pourrait être contournée dans certaines situations. Le droit connaît en effet la représentation de l'absent ou de l'incapable, celle des puissances muettes que sont les personnes morales et autres organisations(22). Mais une seconde contrainte, d'ordre éthique et herméneutique cette fois et prolongeant en partie la première, heurte doublement les aspirations écocentriques. Plus précisément, elle repositionne l'homme au coeur d'un système décentrant la problématique humaniste en direction de la nature : il conviendrait tout d'abord en effet d'élaborer un critère fiable, permettant d'attribuer, par le jeu des reconnaissances d'intérêts, une valeur certaine (et le cas échéant contrastée ou variable) aux éléments constitutifs de l'environnement (et gageons que les règnes animal, végétal et minéral n'y tiendraient pas le même rang selon les doctrines et les idéologies); comment ensuite et surtout interpréter les plaintes et les demandes de la nature souffrant des préjudices ou plus exactement subissant des nuisances, sinon par la voix de la représentation humaine ? Les idéologies écocentriques, dans toutes leurs variantes (et sans que leur légitimité éthique soit ici en question), ne sauraient évincer l'homme, taraudant médiateur, intermédiaire central et obligé entre la nature elle-même et la nôtre(23). Un tel décentrage ferait abusivement fi de ce que l'univers politique et le monde du droit restent, essentiellement et jusqu'à plus ample informé, humains. C'est pourquoi semblent suffire les perspectives anthropocentrées, fondées sur des considérations utilitaires bien comprises : distinctes des (quand elles ne sont pas opposées aux) philosophies écocentrées dans leurs fondements, elles peuvent aboutir à des conséquences et traductions voisines et assurer, à leur manière, une protection théorique adéquate de l'environnement(24). On soulignera d'ailleurs qu'une telle perspective a le mérite, dont ont du mal à faire preuve les modèles écocentriques, de pouvoir rendre compte, à l'avenir, des variations d'intensité et d'étendue dans la protection des composantes environnementales, à partir des conceptions évolutives de la qualité de la vie ou du bien-être(25). Ces dernières sont en effet susceptibles d'intégrer, au-delà de la simple survie ou de la bonne santé, toute la gamme des intérêts que les êtres humains peuvent avoir à conserver des écosystèmes intacts et en bon état(26).

L'ancienne alliance(27) est donc bien rompue. Le « pacte(28) écologique » sera éloigné d'une sorte de « contrat naturel »(29). Il reposera sur une vision républicaine humaniste, anthropocentrée, du rapport de l'homme au monde. Cependant, la consécration d'un « droit à l'environnement » semble davantage être mue par la problématique des droits de l'homme que par celle des relations entre ce dernier et la nature. Elle laisse alors ouvertes (dans un avenir proche et pour les générations futures) certaines interrogations lancinantes relatives au contenu, aux modalités et aux implications de la nouvelle déclinaison du contrat social qu'est le « pacte écologique ».

II. Les persistantes incertitudes relatives à quelques articulations du « pacte écologique »

Parmi les nombreuses difficultés qui, sans jamais pouvoir être entièrement résolues par la pratique, seront vraisemblablement éclairées par elle, quelques-unes sont saillantes. Que signifie « droit à » en matière de protection de l'environnement et que recouvre exactement ce dernier ? Quels acteurs sont impliqués par la formule et quelle question éthique continue à soulever l'expression ?

Le fondement de ce « nouveau droit » peut bien être éclairci, sa mise en oeuvre pourra néanmoins se révéler dangereuse, en raison de l'imprécision de l'objet comme du titulaire du droit(30). Et même si la Charte prend le soin d'apporter quelques précisions utiles, une claire distinction entre les éléments symboliques, moraux et juridiques du texte est, pour l'heure, difficile à établir. La clarification dépendra pour une large part de l'attitude du juge constitutionnel, qui a su, historiquement, dépasser certaines contraintes interprétatives et transformer en droit ce qui n'avait initialement (dans l'esprit des rédacteurs de textes fondamentaux) que valeur de symbole(31). Si nous sommes réellement en présence d'un droit, doit-il être considéré comme subjectif ou comme l'expression du droit objectif ? L'idée d'un « droit subjectif à l'environnement » est évoquée(32), voire défendue, par certains auteurs. Elle se traduirait par le fait que chacun peut exiger que son environnement soit protégé, conservé et dans toute la mesure du possible amélioré. Et cela à travers des éléments aussi concrets que certaines ressources naturelles comme l'air, l'eau ou la terre, par cercles concentriques conçus à partir du sentiment de plus ou moins grande nécessité. Certains standards, déterminés scientifiquement, rappellent cependant que de tels droits ne peuvent se passer du secours d'un ordre objectif, puisqu'ils supposent qu'il existe un environnement normal et un équilibre écologique naturel(33). Ils ne peuvent davantage faire l'économie d'un recours à la notion d'intérêt général.

L'une des interrogations persistantes(34) lorsqu'on mentionne ce « droit à » en tant qu'il serait authentiquement du droit, c'est qu'il suggère implicitement une obligation juridique. Or, la Charte se contente de mentionner des devoirs(35). Si la connotation morale de ces derniers est évidente, leur traduction juridique l'est en revanche beaucoup moins. À certains égards, le droit à l'environnement marque l'avènement d'une certaine conception des droits de troisième génération : à travers lui, nous devenons simultanément et/ou alternativement les bénéficiaires de ce « droit à » et les destinataires du « devoir de ». Les droits de solidarité se présentent donc, à la différence des droits « contre » ou « par » l'État, comme insistant sur des liens de dépendance mutuelle et font apparaître, au-delà de l'inextricable interdépendance entre l'homme et son environnement, une forme d'union entre les membres de la communauté humaine(36). Ce contrat passé entre nous est en effet nécessairement surplombé par une nécessité(37) ou un devoir, une obligation morale prenant l'homme pour horizon mais ayant pour objet et moyen la protection du monde. Cette préservation de l'environnement n'est pas une fin en soi. Elle est un moyen d'accomplissement plein et entier du projet humain, mais d'un projet humain qui, à la différence du contrat social inventé par la philosophie politique et l'école du droit... naturel moderne(s), réhabilite la nature extérieure à l'homme. Une nature qui devient par la même occasion un « tiers révélateur » des rapports intra-humains particulièrement éclairant. Le devoir, pendant non plus d'un droit que détiendrait par elle et pour elle-même la nature mais de notre droit exclusivement humain, laisse certes dans l'obscurité la question ultime de son ancrage(38). Mais il actualise et complète, dans un tout autre contexte, la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946, en prenant acte d'un insensible glissement de « l'homme seul » à côté de - voire contre - l'étendue du monde à « l'homme environné » - tout contre l'épaisseur du monde.

Les contraintes morales et juridiques indissociables du pacte écologique pourraient être éclairées, à titre pédagogique, avec l'appui de deux formulations générales, ici sorties de leur contexte. La première est empruntée à la thématique du contrat social. Elle peut être énoncée ainsi : tous les individus consentent à se dessaisir, dans toute la mesure où cela apparaît comme nécessaire à la protection de l'environnement et, en toile de fond, au bien-être commun, de certains droits qu'ils ont sur les choses(39). La seconde, plus concrète et proche de nous, procède d'une relecture des articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui serait ici profitable(40) : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits »(41) (art. 4); « la loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (art. 5)(42). Intéressants articles qui mettent la notion de nuisance au coeur de leur dispositif(43). Une lecture éthique simplifiée du premier permet d'en extirper un devoir général, s'imposant à tous et à chacun, de ne pas faire ce qui nuit à autrui ou ce qui ne permettrait pas d'assurer à tous la jouissance des mêmes droits (lire ici : « à l'environnement »). Quant au second article, il serait interprété comme suit : le pacte écologique et la loi morale interdisent les actions nuisibles à l'environnement (la mesure de cette nuisance étant l'impact des troubles engendrés sur la société).

L'évolution politique et institutionnelle générale a permis un indéniable rehaussement de la position de l'individu dans la sphère constitutionnelle. Au lieu de confier exclusivement à la loi le soin de procéder aux encadrements et régulations nécessaires, à travers l'interdiction et le secours, le pacte écologique invite chaque adhérent-contractant à endosser sa part de responsabilité dans sa mise en oeuvre. Rien n'empêche alors d'y voir une déclinaison spécifique de ces articles d'époque révolutionnaire qui, partie intégrante du bloc de constitutionnalité, restent le plus souvent d'un usage limité(44) mais sont riches de leurs virtualités. L'accomplissement des obligations environnementales, contrepartie logique de ce « droit-créance » d'un genre particulier, devient alors exigible de plusieurs entités : certainement pas de la nature elle-même, non sens qui se heurterait de surcroît aux présupposés retenus(45); évidemment de l'État et des personnes publiques en général(46), en tant qu'ils découlent du contrat social et sont réputés - même par le jeu d'une fiction - exprimer notre volonté. Nous sommes cependant, tous et chacun(47), les débiteurs directs, principaux et nécessaires, non seulement parce que chaque individu détient à un instant « t » une créance sur tous les autres, mais également dans la mesure où les créanciers des générations futures(48) nous font obligation de préserver l'environnement - dont certaines composantes fondent un patrimoine commun ou interagissent avec lui - et de développer une éthique du futur. Dans le cadre de ce contrat de chacun avec, à la fois, chacun des et tous les autres membres de la communauté humaine, le « droit à un environnement sain et équilibré » a ainsi pour exact pendant un devoir ; la mention d'un tel « droit-créance » introduit l'idée concomitante d'un devoir individuel et collectif qui, loin de livrer des individus l'image figée de créanciers permanents et passifs, confère aux droits de la troisième génération une force particulière(49). On peut alors comprendre cette participation commune à la protection de l'environnement (prolongement logique de la détermination politique démocratique de ce qui doit façonner notre bien-être), comme le reflet d'un inquiétant désengagement libéral des pouvoirs publics. Mais comment ne pas l'entendre, sur le seul terrain qui nous occupe, comme l'expression d'un plus grand concernement et d'une relativisation du « pouvoir tutélaire »(50), qui nous inciteraient à repenser autrement, sur le terrain de l'écologie, les liens intimes existant entre responsabilité et solidarité ?

En amont des mécanismes juridiques dont la complexité ira vraisemblablement croissant, le pacte nous contraint fondamentalement à une veille éthique et technologique(51), dont le principe de précaution apparaît comme l'une des manifestations centrales. Information, participation, éducation et formation(52), même si l'on peut craindre leur faible effectivité(53), apparaissent, en pointillés, comme des objectifs indispensables à la concrétisation de cette exigence de vigilance. Ils contribuent pour le moins à donner de la cohérence morale à cet ambitieux projet. Le principe de précaution, qui surplombe le projet de Charte, y est finalement omniprésent, l'irradiant à travers la règle de comportement qu'il implique(54), sous la forme morale d'un devoir de prudence généralisé. Il est susceptible d'irriguer l'usage de tous les autres principes du droit de l'environnement(55).

On devine également les grands modèles susceptibles de s'affronter à propos de la gestion des problèmes environnementaux et de s'entrechoquer pour la mise en oeuvre du pacte écologique : les uns estiment que le patrimoine commun et la gestion commune (supposant l'intervention des pouvoirs publics) sont la solution idoine, seule habile à assurer la sauvegarde de l'environnement. Ils stigmatisent alors « l'exclusive appropriation des choses »(56) et expliquent in fine les nuisances et pollutions par la soif humaine de maîtrise et de possession(57). Pour caricaturer, on dira qu'ils doutent de la propreté de la main invisible d'Adam Smith. D'autres, à l'opposé, déplorent la « tragédie des biens communs »(58) et se font les thuriféraires d'une propriété et d'une gestion privatives des composantes de notre environnement, réputées plus efficaces(59); au milieu de ces postures parfois radicales navigue la cohorte de ceux qui estiment qu'une protection efficiente de l'environnement passe par l'action globale et doit reposer sur une combinaison raffinée de propriétés et actions publiques et privées(60). À cet égard, grâce à une certaine hauteur de vue, la Charte dans son ensemble n'est, semble-t-il, gagnée ni par un angélisme collectiviste qui, exclusif, n'a jamais fait ses preuves, ni par un libéralisme béat qui, aujourd'hui, ne prend souvent ni le temps ni même la précaution d'être rampant(61).

Conclusion

Les interprétations du « droit à » l'environnement et des concrétisations exigées par le principe abstrait évoqué dans cette modeste esquisse sont donc ouvertes. Qu'on ne s'y trompe pas ! Elles agiteront nécessairement les différentes conceptions que l'on se fait des rapports entre droit, nature et culture. Imparfaite, la Charte a cependant le mérite, qu'on ne saurait reconnaître à certains bricolages constitutionnels récents, d'engager un débat de fond, au coeur duquel s'affrontent différentes approches de l'homme en son milieu. Comment ne pas se ranger aux impressions, tout à la fois surannées et d'avenir, du philosophe qui y verrait le signe d'une urgence à renouer avec une politique focalisée sur le destin de l'humanité ? Une telle écologie, faite de nouveau et d'ancien, est véhiculée par un pacte que l'on nous (se) propose de conclure avec nous-mêmes. Puisse-t-elle prendre le relais des formes séculaires, qui n'étaient pas nécessairement plus nobles, d'engagements religieux, politiques ou communautaires, et nous permettre ainsi, à mi-chemin entre espérance et réalisme, de renouveler nos militantismes(62). Car, assurément, l'avenir dépend plus que jamais de nous.

(1) Projet de Charte présenté par le gouvernement au Conseil des ministres le 25 juin 2003, art. 2 (art. 1er de la Charte).
(2) Loi n° 95-101 du 2 févr. 1995, relative au renforcement de la protection de l'environnement, art. 1er, devenu l'art. L. 110-2, c. env.: « Les lois et règlements organisent le droit de chacun à un environnement sain... ». V. Ch. Cans, « Grande et petite histoire des principes généraux du droit de l'environnement dans la loi du 2 février 1995 », Rev. jur. env., 1995, n° 2, not. pp. 206-207 ; Y. Jégouzo, « Les principes généraux du droit de l'environnement », RFD adm., 1996, n° 2, not. p. 212.
(3) Conférence de Stockholm (1972), principe 1 ; Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (1981), art. 24 ; Déclaration de Rio (1992), principe 1 ; Convention d'Aarhus (1998), préambule.
(4) Pour s'en tenir à quelques formulations constitutionnelles, on retiendra, en faisant fi des difficultés inhérentes à la traduction : le droit à un environnement sain (Argentine, Cameroun, Finlande, Hongrie, Portugal, Slovénie...) et le droit à un environnement favorable et/ou équilibré (Brésil, Équateur, Lettonie, Pérou, Slovaquie...).
(5) L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme, éd. Grasset & Fasquelle, 1992, p. 108.
(6) M. Prieur, Droit de l'environnement, Dalloz, coll. « Précis Droit public, science politique », 4e édi., 2001, p. 8.
(7) Pour une habile synthèse, on se reportera à L. Ferry, Le nouvel ordre écologique..., not. pp. 60 ss.; v. également A. Comte-Sponville, « Le féminisme et l'écologie : une banalisation de l'humain », dans L. Ferry, A. Comte-Sponville, La sagesse des modernes, éd. Robert Laffont, 1998, pp. 174-177.
(8) G. Bateson, Vers une écologie de l'esprit, trad. par F. Drosso et L. Lot, éd. du Seuil, t. II, 1980, p. 251.
(9) L. Ferry, C. Germe, Des animaux et des hommes. Anthologie des textes remarquables écrits sur le sujet, du xve siècle à nos jours, Librairie générale française, 1994, préface, p. II.
(10) D. Lavergne, « Environnement », dans Encyclopedia Universalis, VIII, p. 383.
(11) M.-H. Parizeau, « Éthique appliquée », dans M. Canto-Sperber, dir., Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, puf, 3e éd., 2001, pp. 586-588.
(12) Elle a existé avant l'homme et continuera vraisemblablement à exister après la disparition de l'espèce humaine.
(13) M. Serres, Le contrat naturel, éd. François Bourin, 1990, p. 60. On remarquera que l'obligation de quitter Descartes n'impose pas en soi la personnification de la nature : elle n'est en effet pas nécessaire pour que l'on soit amené à prôner son respect (par utilité bien comprise pour l'espèce humaine).
(14) V. J. B. Callicott, « Environnement », dans M. Canto-Sperber, dir., Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, op. cit., p. 539.
(15) Les mouvements anglo-saxons et germaniques de lutte contre les mauvais traitements infligés aux animaux en sont une illustration.
(16) Les revendications d'un Stone, au début des années soixante-dix, en faveur d'un droit des arbres, sont bien connues.
(17) L. Ferry, C. Germe, Des animaux et des hommes..., op. cit., préface, pp. VI-VII.
(18) La solution allait sans doute de soi, mais certains textes consacrent une conception plus écocentrée. L'exemple bavarois est ainsi intéressant : sa constitution retient que dans l'exercice de leurs droits (notamment la cueillette), les individus sont tenus de traiter la nature et le paysage « avec respect » (ce qui semble évoquer une personnification implicite de la nature).
(19) L. Ferry, Le nouvel ordre écologique..., op. cit., pp. 26-27. C'est la signification la plus fréquente lorsque survient une telle reconnaissance (v. M. Prabhu, « Rapport général », dans Les atteintes à l'environnement. Problèmes de droit pénal général, colloque international d'Ottawa, nov. 1992, RID pén., 1994, n° 3-4, p. 676).
(20) Si l'environnement est notre patrimoine commun (comme le retient le préambule de la Charte), s'il nous appartient collectivement, c'est que la nature, dans cette conception, ne saurait être assimilée à une personne (sauf à la penser esclave).
(21) À rapprocher de la formule employée par le président Jacques Chirac à l'occasion du discours prononcé à Nantes le 29 janvier 2003. Précisons qu'une problématique du « droit à » ne s'inscrit pas a priori dans une opposition entre l'homme et la nature, mais au sein de l'humanité elle-même, entre ceux qui détruiraient l'environnement et ceux qui souhaiteraient le préserver.
(22) V. J. B. Callicott, « Environnement », op. cit., p. 542.
(23) Autre manière d'affirmer, peut-être, que c'est toujours pour l'homme que la nature est belle et que la valorisation suppose un « sujet » (L. Ferry, « L'écologie valorise-t-elle la nature ou le regard que l'homme porte sur elle ? », dans L. Ferry, A. Comte-Sponville, La sagesse des modernes, op. cit., p. 222).
(24) J. B. Callicott, « Environnement », op. cit., p. 539.
(25) Pour une illustration, v. P. Steichen, « Évolution du droit à la qualité de la vie. De la protection de la santé à la promotion du bien-être », Rev. jur. env., 2000, n° 3, pp. 361-390.
(26) Intérêts qui peuvent englober, simultanément ou alternativement, l'esthétique, la spiritualité, le divertissement, etc. (v. B. Norton, Toward Unity Among Environmentalists, New York, Oxford University Press, 1991).
(27) Sur cette formule, v. J. Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970, not. pp. 194-195 ; mais également les remarques de I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Gallimard, 1979, p. 30.
(28) Pacte : « espèce de convention ; terme surtout employé dans des expressions consacrées désignant des opérations d'une certaine solennité qui, en général, établissent un ordre durable » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, puf, Quadrige, 1987, p. 609).
(29) Michel Serres est nuancé : son « contrat naturel » (expression suggestive mais que certains juristes pourraient trouver maladroite) ne met pas systématiquement face à face l'homme et la nature personnifiée, à laquelle on souhaiterait accorder des droits en dehors de toute perspective humaine. C'est parfois le cas, lorsqu'il écrit que nous partageons avec la nature le même destin temporel ou que le monde existera sans nous, ou même encore que l'homme et la nature doivent conclure comme un contrat de mariage (Le contrat naturel, op. cit., pp. 60, 61 et 190), mais il apparaît souvent que, dans sa pensée, le contrat est passé entre deux ennemis, la nature menaçant de détruire l'humanité parce que l'humanité menace de la détruire : c'est donc bien, alors, d'une nature pour ou en direction de l'homme qu'il s'agit ici plus que d'une nature considérée « en soi » (v. les remarques de J. B. Callicott, « Environnement », op. cit., p. 542).
(30) J. Rivero, « Vers de nouveaux droits de l'homme », Revue des Sciences morales et politiques, 1982, p. 674 ; M. Pelloux, « Vrais et faux droits de l'homme », RD publ., 1981, p. 67 ; J. Morange, Droits de l'homme et libertés publiques, puf, coll. « Droit fondamental », 5e éd., 2000, p. 424.
(31) Une seule illustration suffira, trop connue pour qu'on s'y attarde : Cons. const., 71-44 DC, 16 juill. 1971, Liberté d'association, RJC I, p. 24.
(32) V. par ex. A. Van Lang, Droit de l'environnement, puf, coll. « Thémis Droit public », 2002, p. 25.
(33) J. Morange, Droits de l'homme et libertés publiques, op. cit., p. 425.
(34) Pointée par un libéral comme Hayek, Droit, législation et liberté, puf, vol. II, 1983, chap. IX, « Justice et droits individuels », appendice, p. 127.
(35) Le préambule de la Charte affirme que « la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la nation » ; l'article 2 de la Charte énonce : « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement » ; les articles 3 et 4 imposent également à toute personne certains devoirs de prévention et de réparation des atteintes à l'environnement.
(36) Il n'est pas question de discuter ici du fondement ultime, métaphysique ou philosophique, de cette indispensable solidarité. On rappellera simplement qu'elle devra se situer dans un contexte ayant pris acte, d'un côté, de la révolution individualiste moderne et des acquis et limites du libéralisme, et de l'autre des failles des idéologies communiste et socialiste.
(37) Si l'on veut dramatiser les choses et raisonner en termes hobbesiens.
(38) Comme le suggère Hans Jonas, l'idée qu'un devoir ne pourrait réellement sortir que de l'homme est une position métaphysique qui ne rend jamais pleinement compte d'elle-même (Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. par D. Lories, De Boeck Université, 2001, pp. 281-282).
(39) Adaptation libre de Hobbes, Léviathan, I, XIV (à partir de la traduction de F. Tricaud). Droit est à entendre ici au sens de faculté naturelle de s'emparer des choses ou de les détruire.
(40) Relecture à laquelle nous invite J. Morand-Deviller, « Les »grands principes« du droit de l'environnement et du droit de l'urbanisme », Dr. environnement, 2002, n° 95, p. 10.
(41) Les Révolutionnaires ont-ils pensé, à l'époque, à l'immense portée de cette formulation ?
(42) Nous soulignons.
(43) L'évocation répétée de la notion de nuisance, parfaitement appropriée à la matière environnementale, impose ici un renvoi à F. Caballero, Essai sur la notion juridique de nuisance, lgdj, 1981.
(44) V. cependant les remarques de L. Favoreu, L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 10e éd., 1999, p. 305.
(45) V. supra, partie I.
(46) V. l'évocation, aux articles 5 et 6 de la Charte, des autorités et des politiques publiques.
(47) La Charte est ici insistante : l'article 2 évoque le devoir de toute personne de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement ; l'article 3 confère à chacun le rôle de vigile et impose à tous de limiter les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ; l'article 4 mentionne la contribution de toute personne à la réparation des dommages écologiques à la constitution desquels elle contribue.
(48) Préambule de la Charte, dernier alinéa : «... Afin d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins. »
(49) V. M. Prieur, « La Charte, l'environnement et la Constitution », AJDA, 2003, n° 8, p. 353.
(50) V. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, IV, VI : « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », et les commentaires de C. Lefort, « Les droits de l'homme et l'État-providence » dans Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, éd. du Seuil, 1986, pp. 33-63.
(51) V. Ch. Coutel, « Précaution, philosophie et droit », dans Les principes généraux du droit de l'environnement, colloque organisé par l'Université d'Artois les 17 et 18 mai 2001, Droit de l'environnement, 2001, n° 90 (n° spécial), pp. 174-175. Et, surtout, H. Jonas, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, trad. par J. Greisch, Flammarion, coll. « Champs », 1998.
(52) V. plus particulièrement les art. 7 et 8 de la Charte : « Toute personne a le droit, dans les conditions et limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement » (art. 7); « L'éducation et la formation à l'environnement doivent contribuer à l'exercice des droits et devoirs définis par la présente Charte » (art. 8).
(53) En ce sens, v. R. Romi, « La constitutionnalisation des principes du droit de l'environnement : de la grandeur à la mesquinerie ? les contours du rapport Coppens », Dr. environnement, 2003, n° 109, p. 115.
(54) M. Franc, « Traitement juridique du risque et principe de précaution », AJDA, 2003, n° 8, p. 361.
(55) Ch. Coutel, « Précaution, philosophie et droit », op. cit., pp. 174-175.
(56) M. Serres, Le contrat naturel, op. cit., p. 60.
(57) Ibid., p. 58.
(58) Formule de Hardin, reprise par B. Yandle, « Du libre accès à la propriété privée : une chance pour les biens environnementaux », dans G. Millière, dir., Écologie et liberté, une autre approche de l'environnement, Litec, 1992, p. 203.
(59) On lira par exemple l'article sans équivoque de R. J. Smith, « Privatiser l'environnement », dans M. Falque, G. Millière, dir., Écologie et liberté, une autre approche de l'environnement, op. cit., pp. 23-65 et, dénués de toute ambiguïté, ceux de W. Leisner, « Les propriétaires au service de l'environnement », ibid., pp. 209-218 et W. Block, « Problèmes écologiques : les droits de propriété sont la solution », ibid., pp. 323-376.
(60) Ces tendances peuvent se réclamer du fait que certains biens ne peuvent apparaître que comme un continuum insécable et/ou indispensable à tous : à cet égard, la terre, l'air et l'eau ne sont pas appropriables à l'identique, et l'antique notion de res communis apparaît en certains cas comme difficilement dépassable.
(61) Le droit de et à l'environnement est d'ores et déjà l'un des vecteurs les plus prometteurs du déplacement contemporain (pour ne pas dire de la réinvention) des clivages, des vieilles idéologies politiques, vers l'opposition, dont les ressorts comme la portée restent confus, entre mondialisation libérale et alter-mondialisation.
(62) V. F. Guattari, Les trois écologies, éd. Galilée, 1989, not. pp. 69-92.