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Entretien avec M. le professeur Kasim Begic

Kasim BEGIC - Ancien Président de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Bosnie-Herzégovine) - décembre 2001

Né le 25 mars 1954, le Dr. Kasim Begic est diplômé de la Faculté de droit de Belgrade où il a soutenu sa thèse de doctorat en 1981. Nommé maître-assistant à la Faculté de droit de Sarajevo en 1981, puis professeur associé en 1987 et professeur titulaire de chaire en 1995, il est spécialiste de finances publiques.

Il a exercé plusieurs mandats électifs, en particulier comme président de la Commission des lois de l'Assemblée de Bosnie-Herzégovine et membre de la Commission constitutionnelle de l'Assemblée constituante de la Fédération de Bosnie-Herzégovine (1990-1996). Il a également participé comme expert aux négociations des Accords de Dayton (1995).

Nommé juge de la Cour constitutionnelle en novembre 1996, il en a été élu président en juin 1999 pour un mandat de 20 mois.


Propos recueillis à Sarajevo par M. Nicolas Maziau, Professeur à l'Université de Nancy II

  • Nicolas Maziau (N.M.) : Monsieur le Président, je vous remercie d'avoir bien voulu accepter de répondre à quelques questions sur l'activité de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine et sa jurisprudence, en particulier celle développée au cours de votre présidence, de juin 1999 à février 2001. Je commencerai par une question très générale en vous demandant quelles sont les relations de la Cour constitutionnelle avec les autres institutions de l'État ?

Kasim Begic (K. Begic) : La Constitution de Bosnie-Herzégovine assure une place particulière à la Cour constitutionnelle en garantissant son indépendance par rapport aux autres institutions. Le principe de « non-déconstitutionnalisation » interdit également de réglementer sa compétence et son organisation par des normes d'un rang inférieur à la Constitution. Ainsi seuls des amendements constitutionnels adoptés, selon les règles, par l'Assemblée parlementaire peuvent modifier voire limiter la position et la compétence de la Cour.

La Cour constitutionnelle figure aussi comme un « inter-pouvoir », ayant un pouvoir de supervision spécifique sur les autorités législatives et exécutives. C'est un point très important si l'on considère sa compétence pour résoudre les différends survenus entre les entités, entre la Bosnie-Herzégovine et l'une ou les deux entités ou entre des institutions de Bosnie-Herzégovine, ainsi que pour interpréter la notion d'« intérêt vital » d'un peuple constituant, spécialement en cas de blocage de l'Assemblée parlementaire.

  • N.M. : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par l'expression « d'inter-pouvoir » que vous utilisez pour qualifier la Cour constitutionnelle et comment également la Cour constitutionnelle peut-elle apprécier ce qu'est l'intérêt vital d'un « peuple constituant » ?

K. Begic : Les pouvoirs spécifiques que je viens de mentionner montrent que la Cour agit à la fois comme un correcteur et un assistant par rapport aux autres autorités. On doit percevoir cela dans le contexte de la formation du système constitutionnel de la Bosnie-Herzégovine, en ayant à l'esprit que la Cour constitutionnelle, d'après la Constitution, représente une institution forte. Ainsi lorsque la Cour constitutionnelle examine ce qu'est l'intérêt vital de l'un des peuples constituants ou alors l'intérêt vital de l'une des entités, elle assiste le pouvoir législatif. Cette situation apparaît dans les cas où une question politique ne peut pas être résolue avec la procédure parlementaire ; elle est alors transférée sur le « terrain juridique ». En fait, cela représente un contrôle préliminaire de constitutionnalité.

  • N.M. : La Constitution de Bosnie-Herzégovine, insérée dans l'annexe 4 de l'Accord de Dayton, énumère à l'article VI les compétences de la Cour. Comment celle-ci a-t-elle rendu opérationnelles ces dispositions ?

K. Begic : Dans son règlement de procédure, la Cour constitutionnelle a tenu à préciser l'étendue de sa compétence dans les domaines essentiels de la protection du principe de constitutionnalité et de la protection des droits et libertés fondamentaux.

Pour ce qui est du principe de constitutionnalité, c'est-à-dire du contrôle constitutionnel abstrait, la Cour a adopté une position d'autolimitation de sa compétence. Ceci se confirme avant tout par le fait que la Cour se réduit elle-même à un « surveillant passif de la Constitution ». En effet, dans le domaine du contrôle abstrait, les différends ne peuvent être soumis à la Cour que par un certain nombre de personnalités en nombre limité : les membres de la présidence, du Conseil des ministres et les représentants de l'Assemblée parlementaire ou des parlements des entités. Sur ce point, les dispositions constitutionnelles ne sont pas un obstacle pour permettre à la Cour de statuer ex officio sur les problèmes constitutionnels abstraits, de même que rien n'interdit que la Cour agisse de façon « préventive ». On peut dire que le but de la règle d'autolimitation que la Cour s'est fixée dans son règlement est de la dispenser de la tentation de la création normative directe et de « faire de la politique ».

La Cour a une approche tout à fait différente dans le cas de la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Entre deux principes - l'autonomie de la juridiction contrôlée à l'occasion d'un appel contre sa décision et la protection effective des droits et des libertés énumérés dans la Constitution - priorité est donnée à la nécessité pour la Cour constitutionnelle d'être le garant institutionnel de ces droits et libertés. En d'autres termes, le règlement de la Cour ne prévoit aucune autolimitation dans ce domaine. La Cour peut statuer en tant que tribunal de pleine juridiction, c'est-à-dire statuer sur le fond de l'affaire sans renvoyer celle-ci à la juridiction inférieure dont la décision a fait l'objet d'un appel devant elle.

  • N.M. : Pouvez-vous nous préciser quelle place le règlement de procédure occupe dans la hiérarchie des normes ?

K. Begic : Le règlement de la Cour constitutionnelle occupe une place élevée dans la hiérarchie des normes puisque seule la Constitution représente un acte supérieur. Le fait que le règlement soit adopté par la Cour de manière indépendante lui donne un poids particulier par rapport aux lois.

  • N.M. : Sachant qu'aucune disposition de la Constitution ne mentionne l'adoption d'une loi précisant les compétences de la Cour constitutionnelle, le règlement de procédure peut-il s'y substituer ?

K. Begic : Évidemment, ce statut prééminent du règlement signifie qu'il se substitue à la loi. C'est précisément par le statut du règlement que l'on perçoit l'intention des auteurs de la Constitution de faire de la Cour une institution indépendante et forte. Je vous rappelle que la Constitution ne mentionne que la possibilité de l'adoption d'une loi réglant différemment l'élection des juges étrangers après la période du premier mandat. Si les auteurs de la Constitution avaient eu l'intention de faire adopter par l'Assemblée parlementaire une « loi sur la Cour constitutionnelle », cela aurait été expressément prévu dans les dispositions constitutionnelles.

  • N.M. : Les conditions difficiles de signature de l'Accord de Dayton-Paris en 1995 expliquent le choix des négociateurs d'un système fédéral très complexe dans lequel la répartition des compétences est favorable aux deux entités, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la République Srpska. La Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine apparaît bien comme la Cour de dernière instance dans l'ordre juridique interne. Dans ce cadre, quelles sont les relations que vous avez établies avec les Cours suprêmes et les Cours constitutionnelles des entités ?

K. Begic : La compétence de la Cour constitutionnelle au titre de juridiction d'appel comprend la possibilité de contrôler la conformité à la Constitution des arrêts des tribunaux ordinaires mais également les décisions des Cours constitutionnelles des entités, à condition que les appels se rapportent directement à des questions relevant de la Constitution de Bosnie-Herzégovine.

Cette solution inscrite dans le règlement de procédure est incontestable non seulement au regard du devoir de la Cour de protéger la Constitution de Bosnie-Herzégovine, mais aussi du point de vue de la nécessité de préserver la suprématie de la Cour constitutionnelle de l'État sur les Cours constitutionnelles d'entités et la possibilité pour cette Cour de vérifier la conformité des constitutions des entités à la Constitution de Bosnie-Herzégovine.

  • N.M. : Cette solution s'est-elle imposée naturellement au sein de votre Cour comme dans vos échanges avec les Cours suprêmes et Cours constitutionnelles d'entités ?

K. Begic : Le débat sur l'étendue de la juridiction d'appel de la Cour a duré longtemps et a rencontré de nombreuses résistances de certaines Cours d'entité. Après les premières décisions rendues par la Cour dans ce domaine, on peut constater que ces solutions sont naturelles. En outre, je voudrais souligner qu'avec sa juridiction d'appel, la Cour est en position de confirmer à la fois le système constitutionnel et le système judiciaire depuis le sommet de la pyramide, harmonisant les standards et la pratique, en particulier en vue de l'internationalisation du droit interne 3.

  • N.M. : La Cour constitutionnelle peut-elle contribuer par son pouvoir exclusif d'interprétation de la Constitution à renforcer la légitimité et l'autorité de l'État et de ses organes ?

K. Begic : Absolument, c'est un rôle irremplaçable. D'autant plus que la Constitution de Bosnie-Herzégovine qui a été écrite en grande partie dans le style de l'école juridique américaine, représente un exemple typique dans lequel les dispositions constitutionnelles contiennent des éléments d'interprétation créative.

  • N.M. : La décision relative à l'examen de la Loi sur l'organisation du Conseil des ministres s'inscrit-elle dans cette perspective ?

K. Begic : Bien sûr. Les changements évidents dans le fonctionnement du Conseil après la révision de cette loi sont en grande partie le résultat de cette décision de la Cour 4.

  • N.M. : Avant de poursuivre sur le rôle de la Communauté internationale en Bosnie-Herzégovine, pouvez-vous nous expliquer pourquoi la décision rendue par la Cour constitutionnelle sur les peuples constituants est-elle si importante pour l'avenir de votre pays ?

K. Begic : La décision sur les peuples constituants est d'une importance exceptionnelle aussi bien pour l'État de Bosnie-Herzégovine que pour la société bosnienne. En bref, cette décision doit être perçue dans le contexte de l'égalité des droits des trois peuples constituants sur le territoire de Bosnie-Herzégovine, y inclus la protection institutionnelle d'un tel statut, par la recherche d'un équilibre entre les droits collectifs et individuels. Elle doit permettre également un rapprochement avec les standards européens de protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

  • N.M. : Les opinions séparées rendues dans cette affaire ont été nombreuses. Pensez-vous que cette pratique puisse contribuer à l'amélioration de la compréhension des décisions par le public ?

K. Begic : L'année dernière, la Cour a rendu un grand nombre de décisions sensibles se rapportant aux éléments fondamentaux du système constitutionnel. Ainsi de l'affaire sur la conformité des constitutions des entités avec la Constitution de Bosnie-Herzégovine dont nous venons de parler.

Bien que la plupart des décisions rendues par la Cour aient été adoptées à l'unanimité, il y a eu des affaires délicates pour lesquelles les décisions ont été adoptées à la majorité simple des voix et avec des opinions séparées présentées par les juges. C'est tout à fait compréhensible si l'on tient compte des épreuves difficiles traversées par la Bosnie-Herzégovine pendant ces dix dernières années, ainsi que du fait que la structure intérieure de l'État a évolué fortement dans le contexte de la Constitution de 1995. À mon avis, ces opinions dissidentes ont eu deux effets significatifs : d'une part la Cour s'est imposée comme une institution sérieuse et incontournable (ce qui était inimaginable pour une telle institution à l'époque du régime précédent); d'autre part, les opinions séparées ont été rédigées pour la plupart par rapport à l'opinion majoritaire permettant ainsi une meilleure compréhension des enjeux de la décision commentée et donc son acceptation par le public.

  • N.M. : À la lecture de l'Accord de Dayton-Paris, il est frappant de constater l'importance accordée aux organisations internationales opérant en Bosnie-Herzégovine ainsi qu'aux institutions internationales sui generis. La Chambre des droits de l'homme créée par l'annexe 6 de l'Accord apparaît comme un « décalque » de la Cour européenne des droits de l'homme ? Dans ce cadre, votre compétence de juridiction d'appel des décisions des juridictions ordinaires a-t-elle fait surgir un conflit de compétences avec la Chambre des droits de l'homme ?

K. Begic : La Chambre des droits de l'homme est une institution provisoire qui fonctionnera jusqu'à ce que la Bosnie-Herzégovine devienne membre du Conseil de l'Europe. L'adhésion à cette organisation permettra d'établir des relations immédiates avec les mécanismes européens de protection des droits de l'homme. Comme la Cour constitutionnelle, la Chambre des droits de l'homme est une juridiction suprême - semi-internationale - située au niveau de l'État et ayant la responsabilité d'assurer la protection des droits fondamentaux en veillant à l'application d'une série de conventions internationales, dont la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Cette compétence commune n'a pas amené de conflit entre la Cour et la Chambre, mais, au contraire, elle a contribué à la coopération et à l'harmonisation de nos jurisprudences. En 1997, la Cour constitutionnelle a rendu une décision rejetant sa compétence au titre de sa juridiction d'appel pour les questions afférentes aux décisions de la Chambre des Droits de l'Homme. La Chambre des droits de l'homme a adopté plus récemment une solution dans le même sens déclinant ainsi sa compétence à contrôler les décisions de la Cour constitutionnelle.

  • N.M. : La présence d'une administration internationale de supervision de l'application de l'Accord, le Bureau du Haut représentant, influence-t-elle votre manière de fonctionner et votre jurisprudence ?

K. Begic : Des organisations internationales nombreuses, dont le Bureau du Haut représentant, sont engagées dans le processus d'application des Accords de paix et interviennent assez directement sur des problèmes liés au fonctionnement de nos institutions mais avec le temps, leurs compétences seront graduellement transférées aux structures du pouvoir national. Tenant compte de la complexité des Accords de Dayton-Paris et de la transition actuelle de la société vers l'affirmation du système d'économie de marché, ainsi que de l'établissement d'un système politique démocratique, la présence de l'administration internationale est plus que jamais nécessaire pour la stabilité de la Bosnie-Herzégovine.

Le soutien de l'Administration internationale est d'une grande importance pour le renforcement de la position de la Cour constitutionnelle dans la période actuelle, tenant compte en particulier de la nature d'État complexe de la Bosnie-Herzégovine. En outre, cette coopération contribue à l'internationalisation du droit interne et permet d'atteindre les standards européens de l'État de droit et de garantir l'application des mécanismes les plus élaborés de protection des droits de l'homme. D'autre part, le rôle du Haut représentant ne remet pas en question l'indépendance de la Cour dont les compétences sont largement définies dans la Constitution de Bosnie-Herzégovine. Ainsi récemment la Cour a-t-elle été en mesure d'évaluer la conformité à la Constitution des lois imposées provisoirement par le Haut Représentant pour la Bosnie-Herzégovine, c'est-à-dire en fait de contrôler l'action législative du Conseil pour l'application des Accords pour la paix.

  • N.M. : Pour terminer, quelles sont, Monsieur le Président, les autres activités de la Cour que vous aurez développées durant votre mandat ?

K. Begic : Bien qu'il s'agisse d'une Cour ayant une expérience très courte de quatre ans, son activité jurisprudentielle aura été intense. La Cour aura également développé de nombreuses autres activités, en particulier grâce au soutien de la Commission européenne. Comme vous le savez, la Cour a organisé, à l'aide du programme PHARE, un certain nombre de conférences et de tables rondes auxquelles un grand nombre de représentants de toutes les juridictions de Bosnie-Herzégovine, des juges et des experts internationaux ont participé. Ces conférences ont traité de sujets se rapportant à la justice constitutionnelle et aux relations entre les Cours constitutionnelles et les autres juridictions. La Cour fait également publier ses décisions en éditant des bulletins en langues locales et étrangères (anglais et français) afin de rendre plus accessibles ses décisions au public national et étranger.

Dans ce contexte, j'ai été très heureux de voir nos efforts récompensés à la fin de mon mandat lorsque la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine est devenue membre à part entière de la Conférence permanente des Cours constitutionnelles européennes lors de sa dernière réunion qui a eu lieu à Bruxelles au mois de novembre 2000.