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Constitution et Europe ou le juge constitutionnel au coeur des rapports de système

Anne LEVADE - Professeur de droit public à l'Université Paris XII - Directeur du Centre de recherches communautaires

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 (Dossier : Constitution et Europe) - juillet 2005

La France a, longtemps, fait partie des États dans lesquels l'intégration européenne ne semblait pas devoir être constitutionnellement problématique. En tant qu'État fondateur des Communautés européennes, elle n'éprouva le besoin d'intégrer dans sa Constitution des dispositions spécifiques à la construction européenne qu'en 1992, afin de permettre la ratification du traité de Maastricht.

On connaît, certes, les difficultés que rencontrèrent, très tôt, les juges ordinaires face au droit international, en général, et au droit communautaire et de l'Union européenne, en particulier. Mais, ces difficultés ne touchaient pas la question centrale des rapports entre Constitution française et traités internationaux ou européens. Sur ce point, la Constitution de 1958, comme celle de 1946, demeure muette, se contentant de prendre position sur les rapports entre lois et traités en disposant, dans son article 55, que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie ». Se fondant, notamment, sur une lecture combinée de cette disposition et de l'article 61 de la Constitution, le Conseil devait, dans sa célèbre décision IVG de 1975, affirmer que « si ces dispositions confèrent aux traités, dans les conditions qu'elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution prévu à l'article 61 de celle-ci » et « qu'une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution ».

Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité étaient donc, apparemment, définitivement distincts, seule la procédure de l'article 54 de la Constitution permettant au Conseil constitutionnel de vérifier, avant même la ratification d'un traité, sa compatibilité avec la Constitution. Il résulte donc de la combinaison des deux interprétations strictes rendues par le Conseil constitutionnel que deux hypothèses sont seules envisageables : soit le traité est soumis à son appréciation avant ratification sur le fondement de l'article 54 et, en cas de contradiction, il est possible de réviser la Constitution ou de renoncer à la ratification, soit le traité est ratifié et il échappe, par là même à tout contrôle de constitutionnalité, celle-ci étant présumée.

Une telle analyse a, curieusement, pu perdurer jusqu'en 2004, alors même que la spécificité du droit communautaire et de l'Union européenne était connue et que l'éventualité de normes de droit dérivé conformes au droit communautaire et de l'Union européenne originaire mais incompatibles avec le droit constitutionnel n'était pas exclue. La difficulté devient majeure, sur le plan des rapports de systèmes, lorsque de telles normes de droit dérivé entraînent, aux fins d'application, l'adoption de normes nationales qui seront donc contraires à la norme suprême française.

L'année 2004 marque une rupture fondamentale avec cet état du droit du fait de transformations qui touchent tant à la construction européenne qu'à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

L'année 2004 est, indiscutablement, un tournant de la construction européenne en ce qu'elle voit la signature du traité établissant une Constitution pour l'Europe dont la rédaction, entamée en février 2002 dans le cadre de la Convention pour l'avenir de l'Europe, s'est poursuivie au sein de la Conférence intergouvernementale d'octobre 2003 à juin 2004.

Il n'est donc pas anodin que le Conseil constitutionnel ait choisi cette même année pour rendre, le 10 juin, l'une de ses décisions les plus commentées. Ce faisant, il se prononçait, pour la première fois sur la constitutionnalité, stricto sensu, d'une loi de transposition d'une directive. Un peu plus de cinq mois plus tard, le 19 novembre, il rendait, dans le cadre du contrôle de compatibilité d'un traité à ratifier avec la Constitution française, une décision très attendue sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe.

La décision du 19 novembre 2004 devait permettre, classiquement, d'identifier les points délicats susceptibles de nécessiter une révision de la Constitution française préalablement à la ratification. Mais, par-dessus tout, cette décision était attendue par les observateurs de sa jurisprudence compte tenu de l'évolution perceptible de celle-ci depuis sa décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 relative à la loi pour la confiance dans l'économie numérique. Très abondamment et contradictoirement commentée, cette décision avait, unanimement, été accueillie comme la marque d'une évolution notable dans l'appréhension par le juge constitutionnel français du droit communautaire et de l'Union, et, en particulier, du droit dérivé. On ne pouvait donc qu'attendre impatiemment la position du Conseil constitutionnel sur le premier traité européen dénommé constitution et qui, quant au fond, incorporait une déclaration européenne des droits et affirmait, en termes non équivoques, le principe de la primauté de la Constitution européenne et du droit adopté par les institutions de l'Union sur le droit des États membres.

Si, par sa jurisprudence de l'année 2004, le Conseil constitutionnel apporte un certain nombre de solutions qui clarifient l'appréhension des rapports de systèmes (I), il suscite également nombre d'interrogations (II) qui, les unes et les autres, justifient cette série d'études.

I. Une jurisprudence porteuse de solutions

L'un des points sur lesquels la décision du Conseil constitutionnel était la plus attendue était sans doute l'affirmation explicite, dans le traité établissant une Constitution pour l'Europe, de la primauté du droit de l'Union européenne. On pouvait, en effet, douter de la compatibilité avec la Constitution française de l'article I-6 de la Constitution européenne aux termes duquel « la Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union [...] priment le droit des États membres ». Le raisonnement du Conseil constitutionnel sur cette question est à la fois bref (cinq considérants) et particulièrement fin, conduisant à une conclusion lapidaire : « l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas de révision de la Constitution ».

Pour parvenir à un tel constat, les sages du Palais Royal devaient, en réalité, répondre à deux questions : celle de la nature juridique du texte soumis à son analyse et celle de l'innovation résultant de la mention expresse d'un principe dégagé par le juge communautaire dès le début des années 60 (CJCE, 15 juill. 1964, Costa c/ ENEL, aff. 6/64, Rec. p. 1160) et constamment réaffirmé depuis.

Sur la nature juridique du traité établissant une Constitution pour l'Europe, le Conseil constitutionnel adopte la position aujourd'hui unanimement partagée par la doctrine : ce texte « conserve le caractère d'un traité international souscrit par les États signataires du traité instituant la Communauté européenne et du traité sur l'Union européenne » (cons. 9). Ce constat résulte, d'après lui, des stipulations du traité et, notamment, de celles relatives à son entrée en vigueur, à sa révision et à la possibilité de le dénoncer. Il n'est pas nécessaire de gloser longuement sur cette analyse. La dénomination choisie pour le nouveau traité ne permet pas, à elle seule, de modifier l'analyse (cons. 10).

Plus intéressantes, en revanche, semblent être les conséquences que le Conseil constitutionnel tire de ce raisonnement quant à l'existence de l'ordre juridique français et à ses rapports avec l'ordre juridique de l'Union européenne. Pour ce faire, il se livre à un jeu de miroirs, fondant son analyse sur une lecture combinée de la Constitution française et du traité constitutionnel européen.

Sur le premier point, le nouveau traité ne remet nullement en cause l'existence et l'organisation de l'ordre juridique français. En effet, l'article I-5 de la Constitution européenne affirme, au titre des « relations entre l'Union et les États membres », le principe du respect de « l'égalité des États membres devant la Constitution ainsi que de leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ». Faisant indiscutablement écho au principe d'égalité souveraine des États, cette stipulation conforte l'existence de structures constitutionnelles propres à ceux-ci et permet de conclure que le texte du nouveau traité « est sans incidence sur l'existence de la Constitution française et sa place au sommet de l'ordre juridique interne » (cons. 10). Apparemment anodine, cette affirmation est tout à fait essentielle en ce qu'elle valide, indirectement mais indiscutablement, le rôle du Conseil constitutionnel au regard de l'ordre juridique interne français. Le considérant 10 de la décision fait donc écho aux considérants 6 et 7 par lesquels le juge constitutionnel rappelait que la mention, à l'article 88-1 de la Constitution française, du principe de la participation de la République « à la création et au développement d'une organisation européenne permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les États membres » (cons. 6) ne fait pas obstacle à la mise en oeuvre de l'article 54 de la Constitution qui impose que « lorsque des engagements souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution, remettent en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portent atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale, l'autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle » (cons. 7).

Sur le second point, c'est par ce raisonnement que le Conseil constitutionnel livre les clefs de l'articulation entre ordre juridique national et ordre juridique européen. Prenant appui sur l'article 88-1 de la Constitution française, le juge constitutionnel considère que « le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international » (cons. 11). C'est donc parce que l'article I-5 du traité constitutionnel européen autorise le renvoi à la Constitution française, et notamment à son article 88-1, que le Conseil constitutionnel français peut prendre position sur les rapports entre ordre juridique national et ordre juridique européen, le second étant constitutionnellement incorporé au premier par une disposition spéciale qui, nécessairement, rend compte de sa spécificité par rapport à l'ordre juridique international. Le raisonnement est subtil : le traité constitutionnel européen est sans conteste un traité et, en cela, ne remet pas en cause la Constitution française, mais un traité particulier en ce qu'il s'inscrit dans un ordre juridique spécifique que le constituant français s'est, d'ores et déjà et depuis 1992, réapproprié. C'est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel peut, sur le seul fondement de ses normes constitutionnelles de référence, analyser les conséquences de l'article I-6 du traité constitutionnel dans le miroir constitutionnel national qui reflète la dynamique de la construction européenne à laquelle la France participe.

La nature du traité constitutionnel, la spécificité de l'ordre juridique dans lequel il s'inscrit et l'intégration constitutionnelle de ce dernier dans l'ordre juridique national autorisent le Conseil constitutionnel à se prononcer sur les conséquences de l'article I-6 et à en minimiser la portée.

Les considérants 12 et 13 de la décision tirent les conséquences de cette posture jurisprudentielle. La lecture combinée des articles I-1, I-5 et I-6 du traité constitutionnel européen montre que ses auteurs ont fait le choix de s'inscrire dans un mouvement de continuité. Ceci est confirmé par une déclaration annexée au traité qui montre que l'article I-6 « ne confère pas au principe de primauté une portée autre que celle qui était antérieurement la sienne ». Très logiquement, si le texte soumis à l'analyse du Conseil constitutionnel ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit qu'elle génère, il n'est pas nécessaire de modifier, sur ces points, la Constitution française.

La position retenue par le Conseil constitutionnel semble être la seule tenable. Le principe de primauté n'est pas le fondement d'une nouvelle hiérarchie des normes, mais une règle de conflit constitutionnellement acceptée, en particulier depuis la révision du 25 juin 1992. C'est déjà ce qu'il avait tenté de mettre en évidence, quoique en des termes moins clairs, dans sa jurisprudence de l'été (Cons. const., nos 2004-496 DC du 10 juin 2004, 2004-497 DC du 1er juill. 2004, 2004-498 DC et 2004-499 DC du 29 juill. 2004, visées par la décision du 19 nov. 2004).

Si l'idée de règle de conflit n'est pas explicitement formulée par le Conseil constitutionnel, il apparaît tout à fait remarquable que le tribunal constitutionnel espagnol y fasse référence dans la décision qu'il rend quelques jours plus tard sur le même texte. De même, le Conseil d'État français fera explicitement usage de cette formule dans un arrêt du 5 janvier 2005 relatif à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Il semble donc que la jurisprudence constitutionnelle de l'année 2004 ouvre la voie à une nouvelle vision des rapports de systèmes.

De même, c'est par un second jeu de miroirs que le Conseil constitutionnel écarte toute contradiction entre la Constitution française et la Charte des droits fondamentaux insérée en deuxième partie du traité constitutionnel. On peut résumer les choses en disant que la Charte renvoyant expressément à la Convention européenne des droits de l'homme et aux traditions constitutionnelles communes aux États membres, il n'en résulte ni obligations nouvelles pour le législateur français, ni remise en cause des fondements de la protection des libertés et droit fondamentaux tels qu'ils résultent de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et du Préambule de la Constitution de 1946. Là encore, la Constitution européenne ne modifie donc pas fondamentalement l'état actuel du droit.

Bien qu'exacte, cette lecture de la décision est exagérément réductrice en ce qu'elle ne rend pas compte du raisonnement du juge constitutionnel.

Prenant argument, sur la question particulière de la laïcité, de ce que la Charte des droits fondamentaux et les explications du praesidium qui l'accompagnent précisent que le droit garanti par l'article II-70 a le même sens et la même portée que celui garanti par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, le Conseil renvoie à un arrêt récent (Cour EDH, 29 juin 2004, Leyla Sahin c/ Turquie, req. n° 4774/98) par lequel la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que l'interdiction faite, en application du principe de laïcité, aux étudiantes turques d'avoir la tête couverte n'est pas contraire à l'article 9 de la Convention. Le Conseil constitutionnel en déduit que le principe de la liberté de pensée, de conscience et de religion énoncé par la traité établissant une Constitution pour l'Europe n'est donc pas en contradiction avec l'article 1er de la Constitution française qui affirme que « la France est une République laïque », puisque le jeu de miroirs mis en place par le constituant européen renvoie à la Cour européenne des droits de l'homme qui, elle-même, tient compte des traditions nationales.

Tout à fait atypique dans la jurisprudence constitutionnelle française, ce renvoi à la jurisprudence de Strasbourg est d'une importance manifeste puisque, pour la première fois, le juge constitutionnel français prend soin d'inscrire un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme au nombre des visas de sa décision. De plus, il offre au Conseil constitutionnel l'occasion de livrer sa propre lecture du principe de laïcité, celui-ci interdisant « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Mais par-dessus tout, le considérant 18 énonce une véritable réserve d'interprétation, la compatibilité de la Charte avec la Constitution française étant conditionnée par l'interprétation que la jurisprudence de Strasbourg permet, conformément aux indications figurant dans la Charte elle-même, de donner de l'article II-70. La motivation de la décision sur ce point constitue donc, à la fois, un avertissement au juge de Luxembourg et une grille de lecture à l'intention des juridictions nationales qui sont tenues à son respect par l'article 62 de la Constitution.

Concernant l'article II-70, l'analyse du Conseil constitutionnel ne peut donc être interprétée que comme une décision so lange à la française.

II. Une jurisprudence porteuse d'interrogations

Ce qui vient d'être dit pourrait laisser penser que la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel règle enfin, et de manière satisfaisante, l'épineuse question des rapports de systèmes.

En réalité, les choses apparaissent plus complexes dans la mesure où de nombreuses interrogations demeurent quant aux suites prévisibles de cette jurisprudence. En effet, l'analyse du Conseil constitutionnel repose toute entière sur un dialogue entre juge constitutionnel français et juges européens que le premier a seul et unilatéralement mis en place. Or, il est, en l'état actuel des choses, difficile de savoir si les juges de Strasbourg et de Luxembourg se rallieront à une telle interprétation. Trois points méritent, à cet égard, d'être plus spécifiquement envisagés.

Tout d'abord, le raisonnement du Conseil constitutionnel sur la compatibilité du principe de primauté avec la Constitution européenne peut sembler exagérément rapide et optimiste. Si, à l'évidence, l'article I-6 « ne confère pas au principe de primauté une portée autre que celle qui était antérieurement la sienne », il n'en résulte pas automatiquement qu'il ne pose pas de difficulté. Par un raisonnement a contrario, on peut considérer que le constat de l'incompatibilité entre l'article I-6 de la Constitution européenne et la Constitution française aurait conduit à la nécessité d'une révision. Outre qu'il n'est pas certain qu'un débat sur l'affirmation dans la Constitution française de la primauté du droit de l'Union n'aurait pas condamné définitivement la ratification du texte, une telle insertion aurait conduit à deux séries de conséquences. D'un point de vue textuel, on peut s'interroger sur la portée d'une reconnaissance explicite du principe de primauté dans un texte qui, par là même, renoncerait à sa validité et à son caractère fondateur de l'ordre juridique interne. Quant à la compétence du Conseil constitutionnel, la reconnaissance, par le texte de la Constitution de 1958, de la primauté du droit de l'Union aurait conduit celui-ci soit à renoncer à une part importante du contrôle de constitutionnalité, soit, par un jeu de miroirs on ne peut plus hasardeux, à se reconnaître compétent pour statuer sur la conformité des lois au droit de l'Union, ce qui aurait assurément ouvert la porte à de possibles contradictions avec la Cour de Luxembourg.

Toutefois en dépit d'un raisonnement qui semble imparable, il convient de s'interroger sur la compatibilité du principe de primauté tel qu'il existe aujourd'hui avec la Constitution française, en particulier, et avec les Constitutions nationales de manière générale. Où l'on retrouve la question fondamentale des rapports de systèmes à laquelle les juges constitutionnels ne peuvent sans doute seuls répondre, prisonniers et dépendants qu'ils sont des systèmes juridiques respectifs auxquels ils appartiennent et dont ils sont gardiens.

Ensuite, de la même manière, la position du Conseil constitutionnel relativement au contrôle du droit national d'application du droit dérivé ne pose pas de difficulté, tant que les normes nationales soumises à son contrôle se contentent de reprendre les termes du droit communautaire présumé compatible avec la Constitution française et ne heurtent aucune disposition spécifique de la Constitution. Mais on ne peut préjuger de la position de la Cour de justice en cas de décision d'inconstitutionnalité d'une loi de transposition qui serait parfaitement conforme à la directive. De même, se pose nécessairement la question de la position des juges nationaux ordinaires qui, d'une part, sont soumis au respect des décisions du Conseil constitutionnel en vertu de l'article 62 de la Constitution et, d'autre part, en leur qualité de juge communautaire de droit commun, ont l'obligation de tirer les conséquences des principes de primauté et d'effet direct du droit communautaire. De plus, on ne peut totalement occulter la question classique que pose la procédure de contrôle de constitutionnalité français au regard de l'obligation de renvoi préjudiciel. En effet, si le Conseil constitutionnel devait déclarer contraire à la Constitution une loi de transposition d'une directive communautaire, sa décision reviendrait, inévitablement, à faire obstacle à la mise en application de ladite directive. Face à une telle situation, il n'est pas certain que la Cour de justice considérerait que la procédure de l'article 61 constitue une manifestation des « structures fondamentales politiques et constitutionnelles » françaises au sens de l'article I-5 de la Constitution européenne dans la mesure où elle conduirait à une violation du droit de l'Union européenne.

Enfin, on a beaucoup raillé, voire critiqué, le Conseil constitutionnel d'avoir fait référence à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme frappé d'une procédure de renvoi, certains commentateurs allant jusqu'à dire que cette décision n'existerait pas. Le Conseil constitutionnel, s'il avait déjà indiqué qu'il tenait compte de la jurisprudence européenne, ne l'avait jamais explicitement citée ; c'est sans doute lui faire un mauvais procès que de contester une pratique innovante en raison de ce que l'on peut considérer comme une maladresse. Il n'en demeure pas moins que se pose la question de la portée de la réserve ainsi formulée dans l'hypothèse où la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg serait divergente.

En définitive, d'un point de vue juridique, l'un des mérites du débat sur la Constitution européenne aura été d'amener la doctrine à se pencher une nouvelle fois sur la problématique fondamentale des rapports de systèmes. Si la discussion présente un tel intérêt, c'est sans doute parce que le traité du 29 octobre 2004 établit une Constitution pour l'Europe, mais avant tout parce qu'il est un traité !