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Constitution et biens publics

Yves GAUDEMET - Professeur à la Faculté de droit de Paris ; (Panthéon Assas)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 37 (Dossier : Le Conseil constitutionnel et le droit administratif) - octobre 2012

La question des rapports entre la Constitution et le droit de biens publics ou, pour le dire autrement, des bases constitutionnelles du droit applicable aux biens des personnes publiques - question pendant longtemps peu débattue dans la littérature juridique (2) - a été radicalement renouvelée par la décision fondatrice rendue par le Conseil constitutionnel le 26 juin 1986 et relative aux lois de privatisation (Déc. 86-207) ; c'est dans le sillage de cette décision qu'est venu s'inscrire le code général de la propriété des personnes publiques du 21 avril 2006.

La décision de 1986 affirme sans ambigüité la propriété des personnes publiques sur leurs biens et la situe dans le périmètre du droit de propriété protégé par la Constitution. Cette protection constitutionnelle va, « à un titre égal », à la propriété publique comme à la propriété privée. Dès lors et puisqu'il s'agit du droit de propriété garanti par la Constitution, c'est la loi et la loi seule qui peut procéder à la détermination de son régime, ceci valant « à un titre égal » pour les propriétés des personnes publiques et pour celles des personnes privées. On retrouve ici la distinction depuis longtemps faite par les jurisprudences constitutionnelle, administrative et judiciaire, selon qu'il s'agit de la privation du droit de propriété ou d'une limitation à l'exercice de celui-ci (3).

Cependant la protection constitutionnelle de la propriété publique (I) est amenée, chaque fois que cette propriété est le lieu d'activités ou utilités d'intérêt général protégées elles-mêmes par la Constitution, à se concilier, en plus ou en moins, avec les exigences de ces dernières (II).

I - Une propriété constitutionnellement protégée

Dans la décision de 1986, le Conseil constitutionnel affirme que « les dispositions de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due... ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l'État et des autres personnes publiques ».

La formule sera régulièrement reprise dans les décisions ultérieures (Déc. 86-217 DC du 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication - Déc. 94-346 DC du 21 juillet 1994, Loi complétant le code du domaine de l'État et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public). Elle est parfois enrichie par le visa explicite, d'une part, des articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789, référence au principe d'égalité sous ses différents aspects, d'autre part, des articles 2 et 17 de la Déclaration, référence au droit de propriété (Déc. 2005-513 DC du 14 avril 2005, Loi relative aux aéroports - Déc. 2009 DC du 3 décembre 2009, Loi relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports - Déc. 2010-618 du 9 décembre 2010, Loi portant réforme des collectivités territoriales - Déc. 2010 67/68 du 17 décembre 2010, Région Centre et Région Poitou Charente).

Dès lors la conception propriétariste du droit des biens publics s'impose comme une donnée constitutionnelle acquise, sans qu'il y ait lieu de distinguer entre les catégories ou la nature des biens, sans distinction non plus selon l'identité du propriétaire public.

C'est sur cette base solide que la codification engagée en 2003 et aboutie en 2006 a pu se présenter comme la loi générale, le code général - c'est son titre - applicable à toutes les propriétés de toutes les personnes publiques ainsi qu'en dispose son article L 1 : « le présent code s'applique aux biens et aux droits, à caractère mobilier ou immobilier, appartenant à l'État, aux collectivités territoriales et à leurs groupements ainsi qu'aux établissements publics ». Cette orientation autour de la notion de propriété s'exprime encore dans le plan du code. La première partie traite de « l'acquisition » des biens par les personnes publiques, « modes d'acquisition » puis « procédures d'acquisition » ; la deuxième partie traite de « la gestion » de ces biens et distingue alors entre « les biens relevant du domaine public » et « les biens relevant du domaine privé » pour conclure par quelques « dispositions communes » à ces deux catégories de biens ; la troisième partie traite de « la cession » des biens, distinguant à nouveau à cet égard entre « les biens relevant du domaine public » et « les biens relevant du domaine privé » ; une quatrième partie traite des « autres opérations immobilières des personnes publiques » et une cinquième des « dispositions relatives à l'outre-mer », distinguant à nouveau, pour les différentes collectivités ultramarines entre « l'acquisition », « la gestion » et « la cession » des biens.

Ce plan approuvé par la commission supérieure de codification - qui avait même envisagé un moment d'y inscrire l'actuel code de l'expropriation, au titre de « l'acquisition » des biens - manifeste l'unité fondamentale des propriétés publiques, constituant les patrimoines des différentes personnes publiques. Il est naturellement repris par la partie règlementaire du code résultant du décret du 22 novembre 2011. La distinction des biens relevant du domaine public de ceux du domaine privé n'intervient qu'au titre des modes de gestion ou de cession de ces biens (4).

Les biens ou propriétés publics constituent ainsi une unité au regard du droit constitutionnel, un ensemble juridique qui, selon les moments et les affectations qui leur sont données ou encore selon la parole du législateur, se distribuent en biens du domaine public et biens du domaine privé ; cette distinction épuise la catégorie des biens appropriés par les personnes publiques. La domanialité publique et la domanialité privée constituent des régimes fonctionnels, s'appliquant aux propriétés publiques, et non pas, par elles-mêmes, des formes de propriété. Ainsi que j'ai pu l'écrire dans la préface de la thèse de Philippe Yolka consacrée à « la propriété publique » (5), « la domanialité publique est comme un voile - le voile de l'affectation à l'utilité publique - qui s'étend sur la propriété publique, sur certaines propriétés publiques. Par son caractère exigeant, ses manifestations régaliennes, elle peut dissimuler voire modifier certains aspects du droit de propriété ; mais la propriété reste sous-jacente et, en cas de désaffectation, elle réapparaît dans ses caractéristiques essentielles que révèle le régime du domaine privé ».

Ainsi ce régime de propriété, expressément reconnu par le Conseil constitutionnel, est fondé dans la Constitution, plus précisément dans la Déclaration de 1789, avec cette conséquence qu'il assure aux propriétés publiques, « à un titre égal », la protection constitutionnelle dont bénéficient les propriétés privées.

Ce sont là un apport et une clarification juridique considérables, riches de conséquences sur la « valorisation » possible des propriétés publiques dès lors qu'est reconnue aux collectivités publiques la jouissance d'un véritable droit de propriété sur leurs biens. L'assimilation de la propriété publique, entendue comme celle des personnes publiques sur leurs biens, à la propriété privée des particuliers est en harmonie avec l'objectif actuel de valorisation des propriétés publiques (v. J.-P. Duprat, L'évolution des logiques de gestion du domaine de l'État, AJDA 2005, p. 578) (6).

Si l'on a pu considérer, sous l'Ancien Régime, que l'appropriation du domaine de la Couronne par le roi était d'une nature différente de la propriété des personnes privées, si encore Hauriou, dégageant le premier nettement l'idée de propriété des personnes publiques sur leurs biens, y a vu un moment une propriété administrative d'une nature particulière, ces constructions doctrinales étaient bien adaptées à leur époque et à la fonction de conservation qui dominait alors les biens publics. Mais à cette optique de conservation succède aujourd'hui, de plus en plus nettement affirmée, une politique de valorisation des biens publics, y compris ceux relevant d'un régime de domanialité publique, dès lors qu'on admet que cette valorisation, rendue possible par la disposition des prérogatives et attributs de la propriété, ne contredit pas l'affectation d'utilité publique dont ces biens sont l'objet et, même, parfois, en est la condition et le moyen naturel.

C'est aussi, notons le au passage, une construction constitutionnelle qui rend moins nécessaire, à quelques ajustements près, la prise en compte en droit interne de la consécration hésitante par le droit de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment le protocole n.1 relatif aux biens, d'une protection conventionnelle des propriétés publiques démarquée de celle que la Convention assure aux propriétés privées (7).

II - Une protection constitutionnellement aménagée

Sur ce socle solide de la protection constitutionnelle des propriétés publiques vient se greffer une considération dont on doit maintenant suivre la traduction constitutionnelle. La protection constitutionnelle des propriétés publiques, pour être fondée dans la Déclaration de 1789, présente certaines caractéristiques propres. Ces caractéristiques propres s'expliquent et se justifient par cette simple et unique considération que, au-delà de la propriété ainsi protégée, l'affectation de celle-ci à l'intérêt général, l'utilité sociale que cette propriété remplit, peut appeler également une protection constitutionnelle spécifique qui doit alors se combiner avec celle du droit de propriété (8).

Si la protection constitutionnelle de la propriété publique doit permettre de prévenir les atteintes qui lui seraient portées au bénéfice d'intérêts privés, il est dès lors beaucoup moins évident qu'il y ait lieu de la protéger, du moins de la même façon et avec les mêmes exigences, lorsqu'il s'agit différemment de rechercher une meilleure affectation d'un bien public à l'intérêt général et de permettre à cette fin une forme de « circulation » des propriétés publiques entre personnes publiques. S'expliquent ainsi les orientations de la jurisprudence constitutionnelle actuelle, au nom des garanties qui doivent être données par la loi aux exigences constitutionnelles distinctes de la protection de la propriété mais interférant avec elle.

C'est cette idée fondamentale, - qui considère au-delà de la propriété l'utilité qu'elle sert - qui donne le fil d'Ariane de la jurisprudence constitutionnelle venue préciser le régime de protection constitutionnelle des propriétés publiques. Quels en sont les éléments ?

A - L'incessibilité à vil prix des propriétés publiques ; un principe introuvable ?

S'agissant d'abord de l'incessibilité à vil prix des propriétés publiques, elle a parfois été présentée comme un principe et un principe de valeur constitutionnelle. On peut toutefois s'interroger sur son autonomie en tant que principe et sur sa portée exacte.

Dès la décision fondatrice de 1986 le Conseil constitutionnel a affirmé - et il a régulièrement repris la proposition par la suite - que la protection constitutionnelle de la propriété publique « s'oppose à ce que des biens ou des entreprises faisant partie de patrimoines publics soient cédées à des personnes poursuivant des fins d'intérêt privé pour des prix inférieurs à leur valeur ». On en a déduit un principe d'incessibilité à vil prix de la propriété publique.

Pourtant, en soi, la règle selon laquelle les propriétaires publics ne peuvent céder, aliéner ou échanger leurs biens avec des personnes privées sans contrepartie effective n'a rien de surprenant. Elle n'est que l'expression, dans le droit des biens, du principe selon lequel les personnes et collectivités publiques ne peuvent pas consentir de libéralités ; et cela parce que les biens qu'elles possèdent, acquis par des deniers publics, sont directement ou indirectement le support de l'intérêt général dont elles ont la charge (9). L'interdiction d'aliéner à vil prix rejoint ainsi la prohibition plus générale des libéralités qui est traditionnelle en droit public (CE, 17 mars 1893, Chemins de fer de l'est, D. 1894, p. 119, concl. Romieu) et, dans le domaine du contentieux, l'interdiction de condamner une personne publique à payer une somme qu'elle ne doit pas (CE, 19 mars 1971, n° 79962, Sieurs Mergui, au Lebon 235 - CE, 6 déc. 2002, n° 249153, Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l'Haÿ-les-Roses, au Lebon 433 ; AJDA 2003. 280, chron. F. Donnat et D. Casas ; RFDA 2003. 291, concl. G. Le Chatelier ; ibid. 302, note B. Pacteau).

Ainsi les choses sont claires si la formulation est changeante : les libéralités sont interdites aux personnes publiques ; et il s'agit là d'une règle d'ordre public dont la méconnaissance est sanctionnée d'office par le juge s'il est saisi ; et cela vaut notamment pour la cession de biens, quelle qu'en soit la forme.

Mais on sait aussi que la prohibition des libéralités ne condamne pas les subventions et aides, et là encore quelle que soit leur forme, y compris en matière de biens. En droit, la distinction de la subvention et de la libéralité doit être rapportée à la distinction civiliste du contrat à titre gratuit et de la donation. Le contrat à titre gratuit ou contrat de bienfaisance « est celui dans lequel l'une des parties procure à l'autre un avantage purement gratuit » (art. 1105 code civil) ; il s'oppose au contrat à titre onéreux qui « est celui qui assujettit chacune des parties à donner ou à faire quelque chose » (art. 1106 code civil). La donation sans doute constitue un contrat à titre gratuit, dans laquelle l'avantage procuré à l'autre partie est causé par une intention libérale, « purement libérale » dit la jurisprudence civiliste, consistant pour le donateur à « se dépouiller actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l'accepte » (art. 894 c. civ.) ; c'est une libéralité, de la nature de celles qui sont interdites aux personnes publiques. Mais il se peut aussi que le contrat, pour être à titre gratuit, c'est-à-dire sans contrepartie davantage de la part du bénéficiaire vis-à-vis de son cocontractant, ne soit pas dicté par une intention libérale, mais causé, par exemple, par une préoccupation d'intérêt général et engage le bénéficiaire, à ce titre, à certaines prestations vis-à-vis des tiers.

Ce qui distingue la libéralité de la subvention, au sein des contrats à titre gratuit ou de « bienfaisance », c'est donc l'intention libérale qui marque la première et qui est interdite à la seconde. L'apport de biens dicté par des considérations d'organisation des services publics ou d'intérêt général, d'où l'intention libérale est absente ne méconnaît en rien la prohibition des libéralités faite aux personnes publiques (10).

C'est cette prohibition des libéralités, somme toute assez naturelle, qui a été relayée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel inaugurée par la décision des 25-26 juin 1986 à propos des lois de privatisation. En elle-même, la référence à la Déclaration des droits de 1789 ne commande pas l'incessibilité de la propriété publique à vil prix : la protection constitutionnelle de la propriété est une protection contre l'aliénation forcée, contre l'expropriation irrégulière. La proposition selon laquelle la Constitution s'oppose à ce que des biens appartenant à des personnes publiques soient cédés en deçà de leur valeur ajoute donc à la protection constitutionnelle découlant de l'article 17 de la Déclaration des droits ; ce que le Conseil constitutionnel a encore rappelé encore à propos du transfert de biens de l'État à l'Association nationale pour la formation des adultes (Déc. 2010 67/68 du 17 décembre 2010). Mais cette dernière proposition est elle-même limitée au cas où le cessionnaire est « une personne poursuivant des fins d'intérêt privé », c'est à dire lorsqu'elle constitue une libéralité d'où l'intérêt général est absent.

Aucune protection constitutionnelle spécifique ni prohibition n'existe au contraire pour d'éventuelles cessions de biens en deçà de leur valeur, par une personne publique, à une autre personne publique ou encore à des personnes privées poursuivant des fins d'intérêt général, et dès lors qu'il n'en résulte d'autre part aucune atteinte à la continuité du service public en cause (Déc. 2009-594 du 3 décembre 2009). Et c'est cette interprétation que le Conseil d'État également a faite sienne dans la mise en ouvre de la jurisprudence constitutionnelle inaugurée par la décision du 26 juin 1986 ; il n'y a pas lieu d'y revenir ici.

B - Une protection constitutionnelle renforcée vis-à-vis d'intérêts privés

La protection constitutionnelle de la propriété publique s'exprime aussi de façon spécifique lorsque celle-ci est appelée à « composer » si l'on peut dire avec la propriété privée ; plus exactement lorsque des droits de propriété démembrés sont reconnus à des personnes privées sur une propriété publique.

Plusieurs décisions du Conseil constitutionnel l'illustrent, dans des domaines différents, les unes et les autres de grande conséquence pratique.

Dans sa décision du 21 juillet 1994, le Conseil constitutionnel, examinant la loi relative à la constitution de droits réels sur le domaine public, indique que la protection constitutionnelle de la propriété publique « fait obstacle à ce que le domaine public puisse être durablement grevé de droits réels sans contrepartie appropriée eu égard à la valeur réelle de ce patrimoine comme aux missions de service public auxquels il est affecté ». On voit apparaître ici - derrière la protection constitutionnelle de la propriété - le principe, lui-même constitutionnel, de continuité du service public.

Plus nettement encore, dans la décision du 14 avril 2005, à propos de la loi relative aux aéroports (Déc. 2005-513 DC), le Conseil constitutionnel vérifie, à propos du déclassement du domaine public des biens d'Aéroports de Paris que ce déclassement n'affecte pas « les exigences constitutionnelles qui résultaient de l'existence et de la continuité des services publics auxquels il est affecté ».

Une troisième décision est intervenue à l'occasion de l'examen de la loi devenue la loi du 2 juillet 2003 habilitant le gouvernement à instituer des contrats de partenariat public privé (Déc. 2003-473 DC), décision dont les motifs sur ce point seront repris par les décisions ultérieures du 2 décembre 2004 (2004-506 DC) et du 24 juillet 2008 (2008-567 DC), l'une et l'autre relatives à des modifications apportées au régime des contrats de partenariat. On y lit le motif de principe selon lequel la « généralisation » des dérogations au droit commun de la commande publique ou de la domanialité publique que comporte le contrat de partenariat « serait susceptible de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles inhérentes à l'égalité devant la commande publique, à la protection des propriétés publiques et au bon usage des deniers publics ».

On voit qu'ainsi, lorsque la propriété publique, notamment le domaine public, est amenée à « composer » avec la propriété privée, fût-elle celle d'une personne publique transformée par la loi en personne privée, elle appelle une protection constitutionnelle spécifique et pourrait-on dire renforcée, liée à la nécessaire continuité des utilités publiques qu'elle remplit.

C - Une protection constitutionnelle réduite en cas de transfert entre personnes publiques ?

Inversement la protection de la propriété publique est affadie lorsqu'on est en présence de transferts entre personnes publiques. C'est parce qu'alors - et le juge constitutionnel le vérifie - ces transferts en propriété, le cas échéant à titre gratuit, sont eux-mêmes justifiés par la satisfaction des garanties légales des exigences constitutionnelles du fonctionnement continu des services publics et du libre exercice des liberté publiques ; cela justifie des solutions en retrait par rapport aux garanties dont est normalement assortie la protection de la propriété publique.

Déjà le code de 2006 avait finalement choisi de consacrer le droit des mutations domaniales, après d'ailleurs des hésitations et sans doute aussi parce que cette construction jurisprudentielle, pourtant d'expédient, était réaffirmée au même moment par le Conseil d'État statuant au contentieux (CE, 23 juin 2004, n° 253419, Commune de Proville, au Lebon 259 ; AJDA 2004. 2148, chron. C. Landais et F. Lenica ; AJDI 2005. 228, obs. R. Hostiou). On avait pu le regretter en ce que cela n'est guère cohérent avec l'affirmation par ailleurs, par la jurisprudence constitutionnelle, d'une protection de la propriété publique identique à celle de la propriété privée.

Plus récemment, le Conseil constitutionnel est allé au-delà et, dans deux décisions récentes, il a affirmé la pleine liberté du législateur de procéder autoritairement à des transferts gratuits de propriété entre personnes publiques (n. 2009-594 DC du 3 décembre 2009, Dispositions relatives aux transports ferroviaires, AJDA 2010. 596, chron. S. Nicinski, P.-A. Jeanneney et E. Glaser ; Constitutions 2010. 233, obs. A.-L. Cassard-Valembois ; ibid. 406, obs. P. De Baecke - n° . 2010-618 du 9 décembre 2010, Loi portant réforme de collectivités territoriales, AJDA 2011. 99, note M. Verpeaux ; ibid. 2010. 2396 ; ibid. 2011. 129, tribune G. Marcou ; AJCT 2011. 25, obs. J.-D. Dreyfus ; Constitutions 2011. 495, chron. M. Le Roux), vérifiant simplement que l'opération n'affecte pas l'exploitation des dépendances domaniales conservées (Déc. n. 2009-594 précitée).

Dans l'un et l'autre cas, la protection constitutionnelle du droit de propriété est en recul, que ce soit, par le jeu des mutations domaniales, en disposant unilatéralement de l'affectation du bien ou que ce soit par une privation autoritaire et sans contrepartie de leur propriété, comme dans les décisions que l'on vient de citer.

En regard de cela et sur un pur terrain de principe - qui n'est pas celui du droit positif -, on doit rappeler que la voie de l'expropriation, respectueuse de la protection constitutionnelle des propriétés publiques, y compris des dépendances du domaine public, reste théoriquement ouverte ; elle a d'ailleurs été pratiquée par le passé. Opposer en effet l'inaliénabilité du domaine public à l'expropriation, c'est mal comprendre la portée exacte du principe d'inaliénabilité ; celle-ci n'est justifiée que par l'affectation d'utilité publique de la dépendance domaniale en cause ; c'est elle qu'elle protège et non pas le bien en lui-même. L'inaliénabilité - comme la domanialité publique dont elle constitue le cour - est purement fonctionnelle ; elle a pour limite ce qu'exige l'affectation donnée au bien et qui entraîne sa soumission au régime de domanialité publique.

Dès lors que cette affectation d'utilité publique cesse au bénéfice d'une nouvelle utilité publique, légalement constatée par une procédure d'expropriation, la déclaration d'utilité publique que comporte nécessairement cette dernière « efface » l'affectation initiale, s'y substitue, et donc, avec elle, disparaît l'inaliénabilité qui protégeait une affectation dont la cessation est désormais légalement constatée. Rien ne devrait alors interdire le procédé, constitutionnellement encadré, de l'expropriation.

Mais le Conseil constitutionnel, en l'état de sa jurisprudence, admet des transferts forcés - et gratuits - de propriétés publiques, y compris de dépendances du domaine public, par la loi et en dehors de toute procédure d'expropriation.


(1) Les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, dans leur numéro 37, ont publié un dossier intitulé « Le Conseil constitutionnel et le droit administratif » qui, outre la présente contribution, comprend les articles suivants :

Constitution et droit administratif (1), par Bernard Stirn, p. 7.

Constitution et service public, par Norbert Foulquier et Frédéric Rolin, p. 21.

Constitution, contrats et commande publique, par Laurent Richer, p. 37.

Constitution et fonction publique, par Antony Taillefait, p. 49.

(2) Marcel Waline s'était, un moment, interrogé sur le caractère constitutionnel du principe d'inaliénabilité du domaine public pour très vite conclure par la négative.

(3) J.-F. de Montgolfier, Le Conseil constitutionnel et la propriété privée des personnes privées, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2011, n° 31, p. 42 ; H. Pauliat, Le droit de propriété devant le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme, RDP, 1995, p. 1445 ; V. notamment C. const., 8 avril 2011, Déc. 2011-118 QPC qui, en matière de privation de propriété, exige à la fois la présence d'un motif d'intérêt général et la proportionnalité de l'atteinte ainsi portée au droit de propriété avec l'objectif poursuivi.

(4) E. Fatôme, À propos des bases constitutionnelles du droit du domaine public, AJDA, 2003, p. 1193.

(5) Ph. Yolka, La propriété publique. Éléments pour une théorie, Paris, LGDJ, 1997.

(6) C'est d'ailleurs la conception que les auteurs de la Déclaration des droits de 1789 avaient de la propriété qu'ils « considéraient comme la liberté d'user et de disposer de ses biens et ils rapprochaient sa garantie de celle de la liberté personnelle » (J.-L. Mestre, La propriété, liberté fondamentale pour les Constituants de 1789, RFDA, 2004, p. 1).

(7) R. Hostiou et J.-F. Struillou (sous la dir. de) Droit administratif des biens et droits de l'homme, Cahiers du GRIDAUH, n° 14, 2005 ; M. Guyomar, Le droit au respect des biens au sens de la CEDH ne déstabilise pas le droit administratif des biens, AJDA, 2003, p. 2142.

(8) Voir, par exemple pour la prise en compte des libertés publiques et notamment de la liberté d'aller et venir sur les propriétés publiques, Y. Gaudemet, Domaine public et libertés publiques, Mélanges J. Robert, 1998, p. 125.

(9) V. F. Bourrachot, La liberté des personnes publiques de disposer de leurs biens, RFDA, 2003, p. 1110.

(10) V. encore Y. Gaudemet, Qu'est-ce qu'une subvention publique ?, RJEP, juillet-août 2011, p. 1.