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Conseil constitutionnel et jurisprudence de la Cour EDH

Hélène SURREL

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 57 - octobre 2017

Quatre décisions QPC permettent tout particulièrement d’apprécier la convergence des standards européen et constitutionnel tant en ce qui concerne la substance des droits garantis que les méthodes de contrôle.

Droit au respect de la vie privée

Dans la décision n° 2017-637 QPC, Association nationale des supporters, du 16 juin 2017, le Conseil juge le troisième alinéa de l’article L. 332-1 du code du sport, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-564 du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme, conforme à l’article 2 de la Déclaration. Aux termes de cette disposition, les organisateurs de manifestations sportives à but lucratif sont habilités à procéder à « un traitement automatisé de données à caractère personnel » relatives à des personnes auteurs de certains manquements, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État, pris après avis motivé et publié de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.

Analysant, comme la Cour européenne(1), la constitution d’un tel fichier comme une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, le Conseil vérifie que sa création poursuivait un motif d’intérêt général puis le caractèreadéquat et proportionné de l’atteinte litigieuse(2). Visant légitimement à « renforcer la sécurité des manifestations sportives à but lucratif, en permettant à leurs organisateurs d’identifier les personnes susceptibles d’en compromettre la sécurité » (§ 12), et donc à leur interdire l’accès à ces manifestations, l’établissement de ce fichier est bien entouré de garanties suffisantes. Non seulement celles instituées par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés sont applicables aux traitements de données en cause mais, en outre, le dispositif prévoit d’autres garde-fous. Ne pouvant être établi que par les organisateurs de manifestations sportives à but lucratif, ce fichier ne peut, d’une part, recenser qu’une catégorie de personnes déterminée - celles « qui ont contrevenu ou contreviennent aux dispositions des conditions générales de vente ou du règlement intérieur relatives à la sécurité de ces manifestations » - et ne peut, d’autre part, être utilisé à d’autres fins que leur identification de façon à leur refuser l’accès aux manifestations sportives en cause (§ 14).

Le contrôle désormais plus exigeant du juge constitutionnel(3) fait écho à celui de la Cour européenne, qui, relevant le « rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée » de la protection des données à caractère personnel, soumet tout traitement de pareilles données, sans le consentement des intéressés, à l’existence de « garanties appropriées »(4), qu’il s’agisse de traitements effectués par des personnes publiques - hypothèse la plus courante - ou par des personnes privées(5). L’affaire Aycaguer c/ France témoigne éloquemment de cette convergence. Examinant les garanties entourant le régime de conservation des profils ADN dans le cadre du fichier national automatisé des empreintes génétiques, la Cour conclut à la violation de l’article 8, relevant notamment que la réserve d’interprétation formulée par le Conseil, selon laquelle il appartenait « au pouvoir réglementaire de proportionner la durée de conservation de ces données personnelles, compte tenu de l’objet du fichier, à la nature ou à la gravité des infractions concernées tout en adaptant ces modalités aux spécificités de la délinquance des mineurs »(6), « n’a pas reçu de suite appropriée », « aucune différenciation » n’étant actuellement prévue en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction commise(7).

Liberté d’aller et de venir et droit de mener une vie familiale normale

Dans la décision 2017-635 QPC, M. Émile L., du 9 juin 2017, le Conseil était appelé à apprécier la constitutionnalité du 3 ° de l’article 5 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui autorise le préfet, dont le département a été placé sous le régime de l’état d’urgence, à « interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ».

Après avoir rappelé qu’il revient au législateur d’assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le respect des droits et libertés, il examine si la disposition litigieuse contrevient à la liberté d’aller et de venir et au droit de mener une vie familiale normale. La mesure en cause ne peut, certes, être ordonnée « que lorsque l’état d’urgence a été déclaré et uniquement pour des lieux situés dans la zone qu’il couvre », sachant que l’état d’urgence ne peut être déclaré qu’« en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » (§ 4). Néanmoins, une « conciliation équilibrée » entre l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public et les droits et libertés en jeu n’a pas été réalisée (§ 7) Tout d’abord, l’interdiction de séjour peut être prononcée « à l’encontre de toute personne “cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics” » – notion particulièrement large et imprécise –, sans avoir à être justifiée par la prévention d’une atteinte à l’ordre public (§ 5). Ensuite, la mesure d’interdiction de séjour, alors même que son « périmètre peut notamment inclure le domicile ou le lieu de travail de la personne visée », n’est soumise à aucune autre condition – notamment de durée - et sa mise en oeuvre n’est encadrée par aucune garantie (§ 6).

Alors que le requérant alléguait également une violation du droit au respect de la vie privée, et une association intervenante une méconnaissance du droit de mener une vie familiale normale, le Conseil choisit de viser ce dernier droit plutôt que le droit au respect de la vie privée. À cet égard le Service juridique relève, sans pleinement convaincre eu égard à l’importance d’une possible atteinte au droit au respect de la vie privée, que « Comme il l’avait déjà fait, notamment dans sa jurisprudence relative aux assignations à résidence, le Conseil constitutionnel a cependant contrôlé la disposition au regard des droits et libertés principalement atteints par la disposition contestée »(8).

Très peu abondante, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg relative aux restrictions à la liberté de circulation - énoncée par l’article 2 § 1, de l’article 2 du Protocole 4 : « Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence » -, prévues aux paragraphes 3 et 4 de l’article 2 du Protocole 4(9), se caractérise aussi logiquement par l’examen de l’étendue du champ d’application de la mesure litigieuse et l’utilisation de critères analogues. Ainsi, dans les arrêts Landvreugd c/ Pays-Bas et Olivieira c/ Pays-Bas, du 4 juin 2002, une interdiction temporaire, prononcée à l’encontre d’individus consommant des drogues dures en public, de pénétrer dans un quartier central d’Amsterdam, déclaré « zone d’urgence », est jugée compatible avec la Convention. La Cour admet que des mesures spéciales pouvaient être prises pour remédier à la situation d’urgence - du fait du trafic et de la consommation de drogues - régnant dans la zone concernée. Visant à prévenir ou faire cesser de graves troubles à l’ordre public, la mesure d’interdiction prise par le bourgmestre était d’une durée limitée – quatorze jours – et concernait une zone dans laquelle les intéressés ni ne résidaient, ni ne travaillaient ou avaient leur boîte postale(10).

Principe de dignité, liberté personnelle et droit à un recours juridictionnel effectif

Dans la décision n° 2017-632 QPC, Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés, du 2 juin 2017, le Conseil constitutionnel devait apprécier la constitutionnalité des articles L. 1110-5-1, L. 1110-5-2 et L. 1111-4 du code de la santé publique (CSP), dans leur rédaction résultant de la loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie. La requérante arguait, en effet, que ces dispositions méconnaissaient l’article 34 de la Constitution en privant de garanties légales le principe de la dignité de la personne humaine, dont découlait, àses yeux, le droit au respect de la vie, et la liberté personnelle, considérant que le respect de la volonté du patient, lorsque ce dernier est hors d’état de l’exprimer, n’était pas assuré. Les dispositions litigieuses habilitent, en effet, le médecin en charge d’un patient incapable « d’exprimer sa volonté à arrêter ou à ne pas mettre en oeuvre, au titre du refus de l’obstination déraisonnable, les traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou sans autre effet que le seul maintien artificiel de la vie », auquel cas le « médecin applique une sédation profonde et continue jusqu’au décès, associée à une analgésie » (§ 9). Aussi le Conseil devait-il examiner, au regard du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation et de la liberté personnelle, consacrée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration, les garanties prévues par le législateur quant aux conditions dans lesquelles une décision d’arrêt des traitements de maintien en vie peut être prise.

Il relève tout d’abord que le médecin est tenu de s’enquérir préalablement de la volonté présumée du patient et, sauf si elles « apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation », « de respecter les directives anticipées formulées par ce dernier (art. L. 1111-11 du code). En l’absence de telles directives, il doit consulter la personne de confiance désignée par le patient ou, à défaut, sa famille ou ses proches (§ 10). Faisant preuve ensuite de self-restraint, le Conseil affirme qu’il ne lui appartient pas, dans la mesure où il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celuidu Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles, en l’absence de volonté connue du patient, le médecin peut prendre, dans une situation d’obstination thérapeutique déraisonnable, une décision d’arrêt ou de poursuite des traitements » (§ 11). Le cadre de son examen ainsi fixé, il apprécie, dès lors, les garanties prévues par la loi. À cet égard, il relève tout d’abord que « Lorsque la volonté du patient demeure incertaine ou inconnue, le médecin ne peut cependant se fonder sur cette seule circonstance, dont il ne peut déduire aucune présomption, pour décider de l’arrêt des traitements » (§ 11). Ensuite, la décision est, certes, prise par le médecin mais elle ne peut l’être « qu’à l’issue d’une procédure collégiale destinée à l’éclairer », procédure qui permet donc « à l’équipe soignante en charge du patient de vérifier le respect des conditions légales et médicales d’arrêt des soins et de mise en oeuvre, dans ce cas, d’une sédation profonde et continue, associée à une analgésie » (§ 12). Ainsi, quand bien même, la détermination des conditions du déroulement de la procédure relève du pouvoir réglementaire, le législateur a institué des « garanties suffisantes » enprévoyant son caractère collégial, en identifiant ceux y participant et son objet, en lien avec le respect des directives anticipées du patient ou le recueil des témoignages de la personne de confiance, de la famille ou des proches. Et le Conseil de relever in fine que la décision du médecin, et donc son appréciation de la volonté présumée du patient, est susceptible d’être contrôlée par le juge.

Concernant les voies de recours, l’association requérante alléguait également une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif en raison de l’absence de caractère suspensif des recours formés à l’encontre de la décision d’arrêter les soins de maintien en vie. Or, si la Constitution ne requiert pas un tel caractère(11), le Conseil veille, cependant, à ce qu’une décision ne porte pas une atteinte irrémédiable à un droit garanti(12). Ici, le recours à l’encontre de la décision du médecin relative à l’arrêt ou à la limitation des soins de maintien en vie d’une personne hors d’état d’exprimer sa volonté s’exerce dans les conditions du droit commun mais le Conseil, attentif à en garantir l’effectivité au regard des conséquences irrémédiables de la décision en cause, formule deux réserves d’interprétation. Le droit à un recours juridictionnel effectif, au sens de l’article 16 de la DDHC, impose que la décision du médecin « soit notifiée aux personnes auprès desquelles le médecin s’est enquis de la volonté du patient, dans des conditions leur permettant d’exercer un recours en temps utile »(13). En outre, la juridiction saisie « aux fins d’obtenir la suspension éventuelle de la décision contestée » doit statuer « dans les meilleurs délais » (§ 17).

Tandis que le Conseil ne consacre pas, comme l’y invitait la requérante, le droit au respect de la vie, se plaçant ici sur le terrain du respect de la dignité de la personne humaine et de la liberté personnelle, le juge européen a, pour sa part, principalement examiné les « situations de fin de vie » sous l’angle de l’article 8 de la Convention, au titre de la vie privée, lu à la lumière de l’article 2 sur le droit au respect de la vie. Ainsi, confronté à la question du « suicide assisté », il considère, dans l’arrêt Pretty c/ Royaume-Uni, que l’article 2 de la CEDH ne confère pas « un droit diamétralement opposé, à savoir un droit à mourir » et examine la requête au regard de l’article 8(14). Appelé à se prononcer, pour la première fois, sur la décision d’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement en vie une personne, dans l’affaire Lambert et a. c/ France(15), il statue sur la compatibilité de la décision litigieuse au regard de l’obligation de protection de la vie résultant de l’article 2 de la Convention mise en balance avec le droit à l’autonomie personnelle garanti par l’article 8 (§ 142). Il a depuis retenu une approche analogue dans la décision Charles Gard et a. c/ Royaume-Uni, à propos de la décision d’autoriser la suppression de la mise sous respiration artificielle d’un bébé atteint d’une maladie génétique rare et mortelle(16).

Au-delà de la question de la norme de référence, les juridictions européenne et constitutionnelle adoptent une approche particulièrement proche tant en ce qui concerne la détermination du cadre du contrôle que s’agissant de la nature des obligations mises à la charge des autorités. Comme le Conseil, lorsque sont en cause des questions éthiques ou de société, la Cour de Strasbourg fait, en effet, preuve d’une grande retenue, dans l’affaire Lambert et a., concédant une large marge d’appréciation aux États et pratiquant un contrôle restreint en présence de « questions scientifiques, juridiques et éthiques complexes »(17). Elle constate l’absence de « consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie, même si une majorité d’États semble l’autoriser » mais relève, en revanche, l’existence d’un dénominateur commun, nonobstant la variété des modalités encadrant le recours à l’arrêt du traitement, sur le « rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de décision, quel qu’en soit le mode d’expression » (§ 147). Faisant application du principe de subsidiarité, la Cour examine donc si la France a bien respecté ses obligations positives résultant de l’article 2 de la Convention (§ 124 et § 140). Comme le Conseil sur le terrain de l’incompétence négative - la requérante reprochant au législateur d’avoir renvoyé la définition de la procédure collégiale au pouvoir réglementaire -, elle limite ainsi son examen à l’appréciation de la qualité du cadre législatif et procédural mis en place par la loi dite Leonetti du 22 avril 2015. Plus précisément, la Cour prend en considération trois éléments : l’existence d’un « cadre législatif conforme aux exigences de l’article 2 », la prise en compte des souhaits précédemment exprimés par l’intéressé et par ses proches et de l’avis d’autres membres du personnel médical et l’existence d’un recours juridictionnel en cas de doute sur la meilleure décision à prendre dans l’intérêt du patient (§ 143). Or, à ses yeux, la loi, telle qu’interprétée par le Conseil d’État(18), constitue un « cadre législatif suffisamment clair » pour encadrer de façon précise la décision du médecin d’arrêter les traitements et est « propre à assurer la protection de la vie des patients », la Cour pointant tout particulièrement l’affirmation par le Conseil d’État que lorsque la volonté du patient n’est pas connue, elle ne peut être présumée consister en un refus d’être maintenu en vie (§ 160). S’agissant du processus décisionnel, elle considère, en l’absence de consensus européen – la solution la plus fréquente consistant, cependant, à confier la décision finale au médecin (§ 165) – que son organisation, « y compris la désignation de la personne qui prend la décision finale d’arrêt des traitements et les modalités de la prise de décision, s’inscrivent dans la marge d’appréciation de l’État », estimant, qu’en l’espèce, la procédure a été menée « de façon longue et méticuleuse » (§ 168). Enfin, les décisions juridictionnelles témoignent d’un « examen approfondi où tous les points de vue avaient pu s’exprimer et tous les aspects avaient été mûrement pesés, au vu tant d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques » (§ 181).

(11) Cons. const., décision n° 2016-745 DC, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, du 26 janvier 2017, § 83.
(12) Il impose ainsi au juge de statuer rapidement en matière d’hospitalisation sans son consentement d’une personne souffrant de troubles mentaux (décision n° 2010-71 QPC, Mlle Danielle S., du 26 novembre 2010, cons. 39). Voy., sur ce point, Commentaire, site internet du Cons. const., pp. 23-24.
(13) L’article L. 1111-4 du CSP ne prévoit pas de notification, précisant seulement que la décision est inscrite au dossier médical. Pareille notification n’est prévue que par l’article R. 4127-2 du CSP : « La personne de confiance, ou, à défaut, la famille, ou l’un des proches du patient est informé de la nature et des motifs de la décision de limitation ou d’arrêt de traitement ».
(14) Cour EDH, 29 avril 2002, § 39, droit de bénéficier d’un « suicide assisté », voy. GACEDH, op.cit, n° 44. Sur ces jurisprudences, voy. G. Gonzalez « Les situations de fin de vie devant la Cour européenne des droits de l’homme », in Chron. F. Sudre (dir.), RDP, 2016, pp. 1014-1022.
(15) Cour EDH, Gr. Ch., 5 juin 2015, voy., JCP G, 2015, doctr. 805, note F. Sudre et GACEDH, op.cit, n° 10.
(16) Cour EDH, déc., 28 juin 2017, n° 39793/17.
(17) Arrêt Lambert et a., § 144.
(18) CE, Ass., 14 février 2014, Mme Lambert et a., n° 375081, 375090, 375091 et CE, Ass., 24 juin 2014, Mme Lambert et a., n° 375081, 375090, 375091.

Principe de proportionnalité et d’individualisation des peines

La décision n° 2017-636 QPC, Société Edenred France, du 9 juin 2017, fournit l’occasion de rappeler que la Cour de Strasbourg n’a pas consacré un principe général de modulation des peines applicable à toutes les sanctions pénales au sens de la CEDH(19). Certes, en présence d’une telle sanction, le respect du droit d’accès à un tribunal suppose, en principe, que la décision d’une autorité administrative ne remplissant pas les exigences de l’article 6 § 1 puisse faire l’objet d’un recours devant un « organe judiciaire de pleine juridiction » c’est-à-dire habilité à réformer en tous points - « en fait comme en droit » - la décision concernée(20), et, partant, compétent pour vérifier l’adéquation de la sanction à l’infraction et éventuellement la remplacer(21). Cette exigence n’est, cependant pas requise lorsque la loi prévoit elle-même une modulation de la sanction, à l’instar du système français de retrait de points du permis de conduire. Le contrôle juridictionnel est alors considéré comme « suffisant » quand bien même le juge pénal ne dispose pas d’un pouvoir de réformation(22). Mais surtout, un traitement spécifique semble être réservé aux sanctions fiscales même si la jurisprudence ne semble, cependant, pas encore totalement fixée. Si l’impossibilité pour une juridiction nationale d’apprécier l’opportunité de sanctions fiscales et d’en accorder une remise, complète ou partielle, a pu être jugée constitutive d’une violation de l’article 6 § 1(23), pour autant, la Cour européenne estime, dans l’arrêt Segame SA c/ France, que l’impossibilité pour le juge administratif de moduler une amende à taux unique n’emporte pas violation du droit à un procès équitable pour défaut d’accès à un tribunal de pleine juridiction « en l’absence d’arbitraire »(24). Elle relève tout d’abord les pouvoirs étendus du juge administratif dans le cadre d’un recours de plein contentieux(25) puis prend en compte trois éléments. D’une part, la loi « proportionne dans une certaine mesure l’amende à la gravité du comportement du contribuable, puisque celleci est fixée en pourcentage des droits éludés ». D’autre part, il est tenu compte du « caractère particulier du contentieux fiscal impliquant une exigence d’efficacité nécessaire pour préserver les intérêts de l’État », ce contentieux ne faisant pas partie « du noyau dur du droit pénal au sens de la Convention ». Enfin, le taux de l’amende ne paraît pas disproportionné(26). Le juge européen paraît donc limiter la nécessité pour le juge de disposer d’un pouvoir de modulation de la sanction aux seules sanctions pénales stricto sensu. Aussi la position du Conseil constitutionnel, lorsqu’il juge que l’infliction de l’amende sanctionnant le défaut de production, par les entreprises bénéficiant d’un des régimes de sursis ou de report d’imposition des plus-values visés à l’article 54 septies, I, d’un état de suivi des plus-values en sursis ou report d’imposition ainsi que sa production inexacte ou incomplète (articles 1734 ter, alinéa 2, et 1763, § 1, e, du code général des impôts (CGI)) ne méconnaît pas l’article 8 de la DDHC, ne paraît-elle pas heurter la Convention européenne.

En l’espèce, la requérante arguait du caractère disproportionné du montant de l’amende sanctionnant le défaut de production ou le caractère inexact ou incomplet de l’état de suivi des plus-values en sursis ou report d’imposition dans la mesure où le taux de 5 % s’appliquait au montant des sommes omises sur le registre, sans tenir compte ni du montant de l’impôt dû, ni de l’éventuelle bonne foi de l’intéressé. Elle invoquait également une violation du principe de l’individualisation des peines au motif que la sanction ne pouvait être modulée en fonction du comportement de l’intéressé ou de la gravité du manquement en cause.

Pour le Conseil, n’étant pas « manifestement disproportionnée à la gravité des faits qu’a entendu réprimer le législateur, compte tenu des difficultés propres au suivi des obligations fiscales en cause » (§ 8), l’amende n’est pas non plus contraire au principe d’individualisation des peines, qui « implique qu’une amende fiscale ne puisse être appliquée que si l’administration, sous le contrôle du juge, l’a expressément prononcée en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce » sans « toutefois interdire au législateur de fixer des règles assurant une répression effective de la méconnaissance des obligations fiscales » (§ 5). En effet, pour chaque sanction prononcée - l’amende s’appliquant lors de chaque exercice pour lequel il existe un manquement - « le juge décide, après avoir exercé son plein contrôle sur les faits invoqués, manquement par manquement, et sur la qualification retenue par l’administration, soit de maintenir l’amende, soit d’en décharger le redevable si le manquement n’est pas établi. Il peut ainsi adapter les pénalités à la gravité des agissements commis par le redevable » (§ 9). A l’instar du juge européen dans l’affaire précitée Segame SA, le Conseil se fonde donc sur la nature des pouvoirs octroyés au juge. Pareille solution avait déjà été retenue, à propos de l’amende forfaitaire applicable aux manquements aux obligations déclaratives prévues par l’article 1649 AB du CGI, dans la décision n° 2016-618 QPC, Madame Michelle Theresa B., du 16 mars 2017 (§ 11).

(1) Cour EDH, 26 mars 1987, Leander c/ Suède, § 48 : la mémorisation comme la communication de données à caractère personnel constitue une atteinte au droit au respect de la vie privée (article 8).

(2) § 10. Voy. Cons. const., décision n° 2012-652 DC, Loi relative à la protection de l’identité, du 22 mars 2012, cons. 8.

(3) Voy. en dernier lieu Cons. const., décision n° 2016-591 QPC, Madame Helen S., du 21 octobre 2016, cette chron., cette Revue, n° 55-56, p. 271.

(4) Cour EDH, Gr. Ch., 4 décembre 2008, S. et Marper c/ Royaume-Uni, § 103. Voy. F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, PUF, 2017, n° 41 (ci-après GACEDH).

(5) Voy. Cour EDH, Gr. Ch., 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c/ Finlande, interdiction du traitement de données fiscales par deux sociétés privées constitutive d’une ingérence dans l’exercice du droit de communiquer des idées, absence de violation de l’article 10 de la Convention.

(6) Cons. const., décision 2010-25 QPC, M. Jean-Victor C., du 16 septembre 2010, cons. 18, examen de l’article 706-54 du code de procédure pénale au regard de l’article 9 de la DDHC.

(7) Cour EDH, 22 juin 2017, § 43.

(8) Commentaire, site Internet du Cons. const., p. 12.

(9) Le paragraphe 4 est rédigé comme suit : « Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique ». Les restrictions peuvent donc être justifiées par l’intérêt public et non l’ordre public. Cette disposition a fait l’objet d’une seule application dans un arrêt Garbi c/ Pays-Bas du 23 février 2016, à propos de l’application d’une législation permettant de sélectionner les nouveaux résidents dans certaines zones défavorisées en fonction de leurs revenus. Mais une demande de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre a été acceptée.

(10) Voy. aussi Commission EDH, 22 février 1995, Van den Dungen c/ Pays-Bas, req. n° 22838/93, DR 80, p. 147, interdiction visant un individu, opposant à l’avortement, de fréquenter les abords d’une clinique dans laquelle étaient pratiquées des IVG, jugée compatible avec l’article 2 du Protocole 4 eu égard au caractère limité dans le temps et dans l’espace de l’interdiction.

(20) Cour EDH, 23 octobre 1995, Schmautzer c/ Autriche, § 36, à propos de sanctions administratives pour des infractions routières.

(21) Cour EDH, 27 septembre 2011, Menarini Diagnostics SRL c/ Italie, §§ 54-66, infliction d’une amende par une autorité de régulation de la concurrence.

(22) Cour EDH, 23 septembre 1998, Malige c/ France, §§ 48-50. Dans le même sens, Cons. const., décision n° 99-411 DC, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs, du 16 juin 1999, cons. 21 et 22.

(23) Cour EDH, 4 mars 2004, Silvester’s Horeca Service c/ Belgique, § 28.

(24) Cour EDH, 7 juin 2012, § 60, à propos d’une amende fiscale à taux unique.

(25) § 56 : « en matière fiscale, il peut décharger le contribuable des impôts et pénalités mis à sa charge ou en modifier le montant dans la limite de l’application de la loi, et en matière de pénalités, substituer un taux inférieur à un taux supérieur pour autant que la loi le prévoit ».

(26) Ibid., § 59.