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Chronique de droit public

Pierre-Yves GAHDOUN - Professeur à l'Université de Montpellier CERCOP

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 51 - avril 2016 - p. 149 à 161

Conseil d'État, 27 novembre 2015, Commune d'Aix en Provence, nos 394016, 394017, 394217, 394280, 394281

Intercommunalité -- Libre administration des collectivités territoriales -- Égalité devant le suffrage

Depuis quelques années, le législateur français multiplie les dispositifs et les réformes visant à renforcer l'intercommunalité sur notre territoire, y compris dans les agglomérations les plus peuplées. Paris, Lyon, Marseille : aucune des grandes villes françaises n'a été épargnée. Non pas, évidemment, sans quelques réticences ! Et notamment dans la cité phocéenne avec la récente loi « MAPTAM » du 27 janvier 2014 qui permet la création d'une immense agglomération : 1,8 million d'habitants sur plus de 3 000 km2, soit les 3/5e du département des Bouches-du-Rhône ! Projet indispensable pour les uns... funeste pour les autres. Comme le notait avec honnêteté le rapporteur du projet de loi au Sénat, cette nouvelle agglomération a fait l'objet d'une « opposition résolue de la très grande majorité des élus concernés »(1). En cause, la dilution des petites communes dans le nouvel ensemble et, pour beaucoup d'élus, le risque d'importer l'insécurité et la délinquance marseillaise à l'ensemble du département. D'abord politique, cette opposition s'est déplacée sur le terrain juridique avec une contestation en masse, par les communes concernées, des actes administratifs pris en application de la loi. À l'appui de cette contestation, plusieurs QPC étaient posées. Le Conseil d'État les regroupe dans la décision du 27 novembre 2015 et les juge toutes irrecevables. Sauf une : celle posée par la commune d'Éguilles sur la base du principe d'égalité devant le suffrage.

Cette QPC portait sur la répartition des sièges des élus dans le nouvel ensemble. En terme d'égalité, la Constitution prévoit que le suffrage « est universel, égal et secret ». De ceci, le Conseil constitutionnel en a déduit que les organes délibérants des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) « doiventêtre élus sur des bases essentiellement démographiques »(2), c'est-à-dire en respectant au mieux la proportionnalité par rapport à la population de chaque collectivité existante. Évidemment, il n'est jamais possible de respecter parfaitement cette « proportionnalité », ne serait-ce qu'en raison des déformations inhérentes à tout mode de scrutin. Mais, cela dit, le juge constitutionnel vérifie toujours que le décalage entre la population et l'attribution des sièges aux différentes collectivités ne soit pas « excessif ». Or, en l'espèce, les petites communes dénonçaient une surreprésentation de la ville de Marseille dans les organes délibérants. Au terme d'un raisonnement parfaitement argumenté et de quelques calculs savants, Monsieur Vincent Daumas, rapporteur public dans cette affaire, est allé dans leur sens en constatant des écarts « considérables » qui justifient « sans ambiguïté le caractère sérieux de la question posée ». À la vue des chiffres égrenés par M. Daumas, il est d'ailleurs probable que le Conseil constitutionnel censure la loi sur ce point (comme il l'a fait récemment(3).

Mais là n'est pas le seul élément intéressant de cette décision. Parmi les QPC rejetées figurait la question de savoir si l'intégration « d'office » des communes dans l'agglomération ne portait pas une atteinte disproportionnée au principe de libre administration des collectivités territoriales. Sans doute cette question n'est-elle pas « nouvelle ». Elle a déjà, en effet, nourri nombre d'affaires DC et QPC. Et le Conseil constitutionnel s'est toujours prononcé à peu près dans le même sens : le législateur peut tout à fait forcer une commune à intégrer un EPCI, mais il doit alors assortir cette obligation de garanties suffisantes et justifier son action par un motif d'intérêt général(4). Fort de cette jurisprudence, le Conseil d'État « constate », en l'espèce, la présence d'un intérêt général tenant à la volonté du législateur de « favoriser le dynamisme économique », « d'organiser la solidarité » et « d'accroître l'efficacité de l'action publique ». Sur cette base, il écarte donc le caractère sérieux de la QPC.

Pouvait-il juger autrement ? À notre sens oui, pour deux raisons. D'abord, comme le note très justement M. Daumas, cette affaire n'était pas similaire aux nombreux précédents qui ont animé la jurisprudence du Conseil constitutionnel ces dernières années. Dans le cadre « classique » de création d'un EPCI à fiscalité propre -- et hormis le cas du Grand Paris -- c'est le préfet qui reçoit, par la loi, le pouvoir de contraindre les communes d'intégrer le nouvel ensemble. Ici, les données sont assez différentes puisque la loi elle-même, directement, a fixé le périmètre de la métropole Aix-Marseille-Provence.

Mais surtout, il nous semble difficile de trouver dans les précédents du juge constitutionnel une décision qui puisse fournir une réponse certaine et dont pourrait se saisir le Conseil d'État pour trancher directement. En effet, ce contentieux de la création des EPCI se caractérise par une sorte d'appréciation in concerto qui empêche de calquer une décision sur une autre. En réalité, tout dépend des « garanties » prévues par le Parlement pour adoucir, tempérer l'atteinte à la libre administration. À ce titre, par exemple, le Conseil constitutionnel a récemment censuré une loi qui organisait les règles relatives au rattachement à un EPCI des « communes isolées ou en situation d'enclave »(5). Non pas sur le rattachement en lui-même, qui est admis depuis longtemps, mais parce que, concrètement, en pratique, la loi ne permettait pas de garantir l'effectivité du principe de libre administration. Ainsi, pour savoir si les dispositions organisant la nouvelle métropole Aix-Marseille-Provence étaient, ou non, contraires à la Constitution, il fallait scruter avec précision ces garanties et juger de leur pertinence au cas d'espèce. Or, si le Conseil d'État vérifie bien l'intérêt général qui entoure le dispositif législatif, il ne dit mot sur ces éléments concrets qui « prouvent » une atteinte proportionnée à la libre administration.

Quoi qu'il en soit, il est bien probable que l'intercommunalité soit un vivier important de QPC dans les années à venir !

Conseil d'État, 2 novembre 2015, Association Avenir Haute-Durance , n° 386319 Conseil d'État, 11 décembre 2015, Jean-Michel A, n° 393921

Critère de l'applicabilité au litige -- Ouvrages de transport d'électricité -- Cumul de pensions de retraite -- Détachement

Pour qu'une QPC soit recevable, elle doit remplir plusieurs conditions, et notamment être « applicable au litige » en vertu des articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958. Cette condition du « lien » permet d'exclure les QPC qui seraient trop largement détachées des faits de l'espèce. En effet, l'esprit général de la QPC n'est pas de permettre aux parties d'initier un contentieux et de s'en extraire volontairement pour attaquer une loi qui n'aurait aucun lien avec le litige. Les justiciables ne sont pas des procureurs et ils doivent toujours demeurer dans le cadre de leur procès. Cela dit, si la loi organique impose que la disposition contestée soit « applicable » au litige, cela ne signifie pas que cette disposition doit commander l'issue du litige. Par conséquent, le juge n'est pas tenu de rechercher un lien direct, un lien fort, il doit simplement vérifier que la disposition incriminée n'est pas « dépourvue de tout lien avec le litige »(6). C'est dans cette démarche « souple »(7), « libérale »(8), que s'est engagée le Conseil d'État dès l'origine du contentieux QPC en acceptant, par exemple, de renvoyer des dispositions qui, bien que n'étant pas directement applicables au litige, étaient « indissociables » de la législation contestée(9). Pourtant, plusieurs décisions récentes dévoilent une attitude moins complaisante du juge administratif à l'égard de cette condition du lien.

Par exemple, dans la décision du Conseil d'État du 2 novembre 2015Association Avenir Haute-Durance, se posait la question de savoir si les dispositions du code de l'énergie réglementant la traversée des propriétés privées par les ouvrages de transport d'électricité étaient contraires au droit de propriété. Le Conseil d'État juge la question suffisamment sérieuse et accepte de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. Mais alors que les requérants avaient attaqué les articles L. 323-3 à L. 323-11 du code de l'énergie, le juge administratif exclut volontairement les deux dernières dispositions -- les articles L. 323-10 et L. 323-11 -- en estimant que ces dispositions ne sont pas applicables au litige. Pour parvenir à cette conclusion, il utilise deux arguments : il constate d'abord que l'arrêté attaqué portant déclaration d'utilité publique « *a été pris sur le fondement de l'article L. 323-1 *» -- seulement -- ; il souligne ensuite que les articles L. 323-1 à L. 323-9 sont regroupés dans une section intitulée « traversée des propriétés privées par les ouvrages », alors que les deux dispositions suivantes en sont exclues et concernent un objet différent -- les « servitudes » et le « contrôle de la construction des ouvrages » --. Sur la base de cette lecture très précise du code de l'environnement, le Conseil d'État estime que les articles L. 323-10 et L. 323-11 ne peuvent être renvoyés au Conseil constitutionnel.

Cette décision est assez sévère pour plusieurs raisons. Premièrement, il n'était pas nécessaire pour le Conseil d'État de se livrer à une analyse aussi fine des dispositions attaquées. Les délais très brefs de la procédure QPC lui imposent de réaliser un examen souvent sommaire du périmètre de l'affaire. Il peut donc accepter, sans trop s'y attarder, l'applicabilité d'une disposition « au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 », et finalement décider, lorsque l'affaire revient vers lui, que les dispositions critiquées sont trop éloignées de la situation à l'origine du litige. Deuxièmement, s'il est vrai que l'arrêté attaqué a été adopté « sur le fondement de l'article L. 323-1 », une recherche rapide sur Legifrance montre que de nombreux arrêtés portant déclaration publique en matière d'ouvrage de transport d'électricité sont pris au visa « des articles L. 323-3 et suivants »(10), donc sans exclure les articles L. 323-10 et L. 323-11 du code l'énergie. Troisièmement, et surtout, il existe une parenté réelle entre le régime de la traversée des propriétés, prévue par les articles L. 323-3 à L. 323-9, et les régimes des servitudes ou des contrôles prévus aux articles suivants. D'autant plus que les questions constitutionnelles qui se posent en matière de droit de propriété sont sensiblement les mêmes dans tous les cas. Plutôt que d'exiger du justiciable qu'il pose une nouvelle QPC, plutôt que d'inciter les parties à engager un nouveau procès, chronophage et coûteux, il était peut-être plus simple pour le Conseil d'État de renvoyer l'ensemble des dispositions critiquées.

La décision du 11 décembre 2015Jean-Michel A. s'inscrit dans la même tendance. Dans cette affaire, était contestée la légalité du décret du 8 juin 2015 relatif au remboursement des cotisations de retraite versées par des fonctionnaires détachés dans une administration implantée à l'étranger. Ce décret permet l'application de l'article 46 ter de la loi du 11 janvier 1984 (révisé récemment) qui autorise -- en principe -- les fonctionnaires à cumuler deux affiliations au régime de retraite différentes : celle relevant du régime français et celle relevant du régime étranger. Cette disposition prévoit également que les personnes qui ont cotisé aux deux régimes peuvent demander le remboursement des versements effectués pour le compte de l'État français dès lors qu'ils font le choix de bénéficier exclusivement du régime étranger. Pour compliquer encore cet enchevêtrement de textes et de conditions, l'article L. 87 du code des pensions civiles et militaires de retraite plafonne le cumul des pensions au montant « de la pension qu'il (le fonctionnaire) aurait acquise en l'absence de détachement ». Autrement dit, et pour simplifier : même en cotisant aux deux régimes, le fonctionnaire ne pourra malheureusement jamais cumuler deux pensions... C'est précisément ce point qui a fait l'objet de la QPC présentée au Conseil d'État sur la base des articles 46 ter de la loi du 11 janvier 1984 et L. 87 du code des pensions civiles et militaires de retraite. Mais le juge administratif refuse finalement de renvoyer la question au motif que ces dispositions ne sont « pas applicables au litige ». Pour cela, il souligne que le décret du 8 juin 2015 -- qui est à la source du contentieux -- « se borne », dit-il, à prévoir les modalités de remboursement des cotisations versées au régime français et qu'il ne réglemente pas la question -- différente selon lui -- du cumul des deux pensions.

Ici aussi, la solution retenue nous paraît pour le moins sévère. En réalité, la question du remboursement et la question du cumul sont intimement liées ; elles sont « indissociables » pour reprendre un terme déjà utilisé par le Conseil d'État. Et pour cause : par définition, il ne peut exister de remboursement sans cumul ! D'ailleurs, l'article 46 ter de la loi du 11 janvier 1984 évoque bien ces deux aspects simultanément. On objectera que le décret du 8 juin 2015 ne réglemente pas directement et expressément la question du cumul -- ce qui est vrai --, mais il n'en demeure pas moins « lié » à cette question.

Jusqu'à présent, il était courant de lire et d'entendre que la Cour de cassation, à la différence du Conseil d'État, faisait preuve d'une plus grande sévérité à l'égard de la condition du lien. Plusieurs exemples jurisprudentiels du début des années 2010 en témoignent. Il nous semble que le juge administratif s'était engagé, sur ce point, dans une direction tout à fait pertinente. Espérons que ces deux décisions ne constituent l'amorce d'un changement de cap.

Conseil constitutionnel, 11 décembre 2015, n° 2015-507 QPC

Droit de grève -- Pouvoir de réquisition du préfet -- Ordre public économique

Les QPC mettant en cause le droit de grève ne sont pas courantes. À ce jour, le Conseil constitutionnel a rendu seulement trois décisions en la matière, sans jamais censurer le dispositif législatif incriminé(11). D'une manière générale, il faut bien constater que la jurisprudence constitutionnelle intéressant le droit de grève est assez peu contraignante pour le législateur. La décision du 11 décembre2015 ne fait pas exception.

Il s'agissait, en l'espèce, d'une disposition du code de l'énergie offrant la possibilité aux préfets des collectivités d'outre-mer de mettre en place un « plan de prévention des ruptures d'approvisionnement » en carburant. Ce plan de prévention dresse, chaque année, une liste de détaillants frappés par une interdiction d'interrompre le service de distribution du carburant en cas de cessation concertée de l'activité dans l'ensemble de la profession. Pour les stations-services qui décideraient de braver l'interdiction, le code de l'énergie prévoit une sanction radicale : le préfet peut librement procéder à leur réquisition. L'objectif de ce mécanisme adopté en 2014 est évidemment louable puisqu'il permet d'éviter une asphyxie systématique de l'économie des départements et territoires d'outre-mer à chaque fois que se pose le problème de l'approvisionnement en énergie. Dans sa grande sagesse, le législateur a néanmoins souhaité poser une limite au pouvoir de réquisition des préfets : dès lors que l'interruption d'activité est « *justifiée par la grève des salariés *», précise le code de l'énergie, les détaillants ne sont pas tenus de respecter le plan de prévention. Se posait néanmoins une question : quel sort doit-on réserver aux gérants de station-service qui sont eux-mêmes « salariés »(12), c'est-à-dire placés dans une relation de subordination avec un employeur ? Faut-il leur appliquer le régime des gérants, et donc l'interdiction de cesser l'activité, ou le régime des salariés, et donc la possibilité de se mettre en grève ?

Faute de réponse précise du législateur sur ce point, plusieurs syndicats ont attaqué le plan de prévention adopté par le préfet de la Réunion. Et parallèlement, ils ont posé une QPC pour savoir si le régime des réquisitions ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit de grève consacré par le 7e alinéa du Préambule de 1946(13). Le Conseil répond en deux temps : il décide d'abord -- implicitement -- que les gérants-salariés ne peuvent profiter du régime dérogatoire accordé par la loi aux salariés classiques ; il juge ensuite que le pouvoir de réquisition des préfets ne porte pas une atteinte « *excessive *», dit-il, au droit de grève de ces gérants-salariés. Aucune disposition législative n'est donc censurée

Cette décision du Conseil pose, à notre sens, plusieurs difficultés.

La première concerne la lecture des débats parlementaires dans cette affaire. Lorsque le Conseil cherche à déterminer le sens d'une notion ou la portée générale d'un dispositif, il s'inspire volontiers des travaux législatifs. La technique est éprouvée et souvent fructueuse. En l'espèce, la lecture des travaux parlementaires mettait en lumière une volonté assez nette du législateur de limiter le dispositif aux seules entreprises et de préserver le droit de grève des salariés. En témoignent, par exemple, les propos de M. le député Gabriel Serville, auteur de la proposition de loi, jugeant « que les salariés ne sont pas concernés et que le dispositif ne touche pas au droit de grève »(14). L'interdiction concerne seulement, précise encore le député, une « *limitation de la liberté du commerce *». En décidant que les gérants-salariés ne sont pas des salariés ordinaires et que leur droit de grève peut être limité, même pour un motif d'intérêt général, le Conseil propose ainsi une lecture pour le moins surprenante de « l'intention » des parlementaires. Au demeurant, cette lecture s'oppose à celle de la Cour de cassation qui juge, de jurisprudence constante, que la qualité de « commerçant » d'un gérant de station-service « *ne l'empêche pas de bénéficier de la législation du travail, dans ses rapports avec son employeur *»(15).

Le deuxième élément discutable concerne le motif invoqué par le Conseil pour justifier l'atteinte au droit de grève. Pour le juge constitutionnel, le régime des plans de prévention des ruptures d'approvisionnement, et notamment l'interdiction faite aux gérants de station-service de se mettre en grève, s'explique par la nécessité de préserver « *l'ordre public économique *». La notion est séduisante, mais contrairement à l'ordre public traditionnel, qui autorise le préfet à « *réquisitionner tout bien ou service *»(16) en cas de désordre avéré, l'ordre public économique en matière de carburant permet au représentant de l'État de limiter l'exercice d'une liberté publique de façon préventive, avant même qu'un désordre se déclare réellement. Au demeurant, ce concept d'ordre public économique, « *instable et évolutif *»(17), n'avait jamais été mobilisé par le Conseil pour limiter le droit de grève. Jusqu'à présent seuls trois motifs d'intérêt général étaient recevables : le principe de continuité des services publics(18), le principe de protection de la santé et de la sécurité des personnes et des biens(19) et, plus récemment, le principe du respect de l'ordre public tel qu'il est entendu classiquement(20). Avec cette décision, un désordre simplement « économique » peut donc justifier une interdiction totale de l'exercice du droit de grève(21). Avec tous les dangers qu'une telle extension peut entraîner : par exemple, la fermeture concertée de tous les supermarchés dans la Capitale n'entraînerait-elle pas un désordre économique pour les Parisiens ? Faudrait-il alors supprimer le droit de grève des employés de la grande distribution au nom de l'ordre public économique ?

Plus généralement, cette décision pose la question de l'effectivité concrète, réelle, du droit de grève dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Évidemment, depuis 1979(22), le droit de grève est officiellement un principe de rang constitutionnel. Il peut être invoqué à la fois dans le contentieux a priori et dans le contentieux de la QPC(23). Mais sur le fond, de multiples entorses au principe ont été admises au fil du temps. Par exemple, le Conseil a reconnu en 2007 la constitutionnalité du système des « préavis » qui impose au travailleur de respecter un certain délai entre le moment où il informe les autorités compétentes de son intention de se mettre en grève et le moment où il exerce effectivement son droit(24). L'année suivante, le juge constitutionnel a également validé le mécanisme de la « déclaration préalable », c'est-à-dire une obligation faite à certains agents des services publics d'informer leur hiérarchie de leur volonté d'exercer leur droit de grève(25). Dans ces deux cas, même si l'atteinte pouvait sembler forte, il s'agissait des dispositions visant à limiter l'exercice du droit de grève, sans l'exclure entièrement. À l'inverse, dans cette décision du 11 décembre 2015, le Conseil admet un régime qui consacre une interdiction totale du droit de grève des salariés.

D'autres solutions étaient pourtant envisageables. Par exemple, sans trop d'efforts argumentatifs, le juge pouvait émettre une réserve d'interprétation visant à accorder aux gérants-salariés le régime des salariés classiques, c'est-à-dire le plein exercice du droit de grève. Autrement dit, « interpréter » les gérants-salariés comme de simples salariés. Ce faisant, le grief des requérants devenait sans objet puisque, précisément, la loi ne permet pas au préfet de procéder à des réquisitions lorsque la cessation de l'activité est « justifiée par une grève ». Au lieu de cela, le juge constitutionnel se contente de la formule générale selon laquelle « les dispositions contestées n'apportent pas une limitation excessive à l'exercice du droit de grève ».

Revue doctrinale

Articles relatifs aux décisions du Conseil constitutionnel

18 juillet 2014

2014-410 QPC

Société Roquette Frères [Rémunération de la capacité de production des installations de cogénération d'une puissance supérieure à 12 mégawatts]

-- Joachim, Claire. « Efficacité énergétique, droit de l'union européenne et protection de l'environnement : un Conseil constitutionnel en stratégie d'évitement ? ». Revue française de droit constitutionnel, octobre 2015, n° 103, p. 726-733.

26 septembre 2014

2014-416 QPC

Association France Nature Environnement [Transaction pénale sur l'action publique en matière environnementale]

-- Lamy, Bertrand de. « Où l'on apprend que la transaction pénale n'est pas pénale... parce que l'intéressé consent ». Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, juillet-septembre 2015, n° 3, p. 711-718.

16 octobre 2014

2014-702 DC

Résolution tendant à modifier le règlement de l'Assemblée nationale afin de doter les groupes parlementaires d'un statut d'association

-- Camby, Jean-Pierre. « Les groupes politiques dans les assemblées parlementaires françaises après la décision du Conseil constitutionnnel du 16 octobre 2014 ». In : Mélanges en l'honneur du Doyen Jean-Pierre Machelon : Institutions et libertés. Paris : LexisNexis, 2015, p. 161-170.

11 décembre 2014

2014-705 DC

Résolution tendant à modifier le règlement de l'Assemblée nationale

-- Monge, Priscilla. « Le Conseil constitutionnel, garant du déséquilibre des pouvoirs ». Revue française de droit constitutionnel, octobre 2015, n° 103, p. 692-700.

15 janvier 2015

2014-709 DC

Loi relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral

-- Cacqueray, Sophie de. « [Note sous décision n° 2014-709 DC] ». Revue française de droit constitutionnel, octobre 2015, n° 103, p. 700-704.

5 mars 2015

2015-711 DC

Loi autorisant l'accord local de répartition des sièges de conseiller communautaire

-- Hutier, Sophie. « Intercommunalité : trois petits tours et puis ... revient ! ». Revue française de droit constitutionnel, décembre 2015, n° 104, p. 979-984.

20 mars 2015

2014-457 QPC

Mme Valérie C., épouse D. [Composition du conseil national de l'ordre des pharmaciens statuant en matière disciplinaire]

-- Brigant, Jean-Marie. « Le Conseil constitutionnel remet de l'ordre dans la discipline des pharmaciens ». Droit administratif, octobre 2015, n° 10, p. 46-48.

26 mars 2015

2015-459 QPC

M. Frédéric P. [Droit de présentation des greffiers des tribunaux de commerce]

-- Froger, Charles. « Constitutionnalité du droit de présentation des greffiers des tribunaux de commerce. *Bis repetita *? ». Actualité juridique. Droit administratif, 19 octobre 2015, n° 34, p. 1930-1933.

22 mai 2015

2015-468/469/472 QPC

Société UBER France SAS et autre [Voitures de transport avec chauffeur -- Interdiction de la « maraude électronique » -- Modalités de tarification -- Obligation de retour à la base]

-- Gency-Tandonnet, Dominique. « L'habillage juridique de solutions discriminatoires contre les VTC et l'avenir du modèle d'Uber ». Recueil Dalloz, 29 octobre 2015, n° 37, p. 2134-2135.

29 mai 2015

2015-471 QPC

Mme Nathalie K.-M. [Délibérations à scrutin secret du conseil municipal]

-- Domingo, Laurent. « Le vote à scrutin secret au conseil municipal ». Constitutions, juillet-septembre 2015, n° 2015-3, p. 437-440.

23 juillet 2015

2015-713 DC

Loi relative au renseignement

-- Daoud, Emmanuel ; Godeberge, Céline. « Loi sur le renseignement et protection des sources journalistiques : une occasion manquée ». Constitutions, juillet-septembre 2015, n° 2015-3, p. 408-420.

-- Le Bot, Olivier. « La loi relative au renseignement devant le Conseil constitutionnel ». Constitutions, juillet-septembre 2015, n° 2015-3, p. 432-437.

-- Parizot, Raphaële. « Surveiller et punir... à quel prix ». La Semaine juridique. Édition générale, 5 octobre 2015, n° 41, p. 1816-1824.

-- Quéméner, Myriam. « Le renseignement sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Analyse de la décision du 23 juillet 2015 ». Revue Lamy droit de l'immatériel, août-septembre 2015, n° 118, p. 30-32.

5 août 2015

2015-715 DC

Loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques

-- Fabre, Alexandre. « Loi Macron : le plafonnement de l'indemnisation des licenciements injustifiés contraire au principe d'égalité ». Constitutions, juillet-septembre 2015, n° 2015-3, p. 421-430.

-- Teboul, Georges. « La dépossession forcée de l'associé majoritaire d'une entreprise en difficulté ». Les Petites Affiches, 22 octobre 2015, n° 211, p. 5-7.

-- Vogel, Louis. « Le droit de la concurrence et de la distribution après la loi Macron ». AJ Contrats d'affaires, août-septembre 2015, n° 2015-7/8, p. 392.

17 septembre 2015

2015-480 QPC

Association Plastics Europe [Suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du Bisphénol A]

-- Trébulle, François-Guy. « Retour sur les contours d'une interdiction : le cas du Bisphénol A ». Énergie -- Environnement -- Infrastructures : Actualité, pratiques et enjeux, décembre 2015, n° 12, p. 3-4.

22 septembre 2015

2015-484 QPC

Société UBER France SAS et autre (II) [Incrimination de la mise en relation de clients avec des conducteurs non professionnels]

-- Gency-Tandonnet, Dominique. « L'habillage juridique de solutions discriminatoires contre les VTC et l'avenir du modèle d'Uber ». Recueil Dalloz, 29 octobre 2015, n° 37, p. 2134-2135.

22 décembre 2015

2015-527 QPC

M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l'état d'urgence]

-- Degirmenci, Selim. « Une validation sinueuse de l'assignation à résidence en état d'urgence doublée d'un appel renforcé au contrôle du juge administratif ». Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 31 décembre 2015, 15 p.

Articles thématiques

Collectivités territoriales

-- Demaye, Patricia. « Retrait d'une commune d'une intercommunalité : une désunion à l'aune de la jurisprudence constitutionnelle. (CAA Douai, 9 oct. 2014, n° 13DA01808, Commune de Maing) ». La Semaine juridique. Administrations et collectivités territoriales, 12 octobre 2015, n° 41, p. 18-20.

Droit parlementaire / Légistique

-- Bergougnous, Georges. « Variations sur le droit d'amendement de la première lecture à la lecture définitive après les décisions du Conseil constitutionnel de l'été 2015 ». Constitutions, juillet-septembre 2015, n° 2015-3, p. 342-345.

-- Blachèr, Philippe. « Le Conseil constitutionnel et la clarté de la loi ». In : Mélanges en l'honneur du Doyen Jean-Pierre Machelon : Institutions et libertés. Paris : LexisNexis, 2015, p. 81-93.

-- Girard de Barros, Fabien. « Le »droit mou« à l'épreuve de la QPC ». Lexbase. La Lettre juridique, 11 novembre 2015, n° 632, 2 p.


(1) Sénat, rapport n° 580 de Monsieur René Vandierendonck, fait au nom de la commission des lois, déposé le 15 mai 2013.
(2) Cons. const., déc. n° 2010-618 DC du 9 décembre 2010, cons. 38, JO 17 décembre 2010, p. 22181.
(3) Cons. const., déc. n° 2014-405 QPC du 20 juin 2014, JO 22 juin 2014, p. 10316.
(4) Sur cette jurisprudence, voir not. A. Gardère, « Intercommunalité et libre administration des communes : oui au mariage pour tous, non au mariage forcé ! », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, n° 27, 7 juillet 2014, 2206, et J. Fialaire, « L'intercommunalité face au principe de libre administration », AJDA 2013. 1386.
(5) Cons. const., déc. n° 2014-391 QPC du 25 avril 2014, JO 27 avril 2014, p. 7359.
(6) S.-J. Lieber, D. Botteghi et V. Daumas, « La question prioritaire de constitutionnalité vue du Conseil d'État », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 29, octobre 2010, p. 288.
(7) « Le Conseil d'État s'en tient à la lecture souple imposée par l'ordonnance organique », X. Magnon, « La question prioritaire de constitutionnalité est-elle une « question préjudicielle » ? », AJDA 2015. 254.
(8) Selon l'avis des services juridiques du Conseil constitutionnel, « QPC -- La notion de « disposition applicable au litige », http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/a-la-une/octobre-2012-qpc-la-notion-de-disposition-applicable-au-litige.115625.html
(9) CE, 28 mai 2010, Balta et Opra, n° 337840.
(10) Voir, par exemple, l'arrêté n° 2014 213-005 du 1er août 2014, l'arrêté n° 2015-0738 du 7 avril 2015, ou l'arrêté n° DIPPAL-B3-2014/146 du 16 octobre 2014.
(11) Cons. const., déc. n° 2013-320/32 QPC du 14 juin 2013, JO 16 juin 2013, p. 10025 ; Cons. const., déc. n° 2015-485 QPC du 25 septembre 2015, JO 27 septembre 2015, p. 17328.
(12) Dans ses conclusions sur la décision de renvoi (CE, septembre 2015, Syndicat réunionnais des exploitants de stations-service et autres, n° 391841), Madame Suzanne Von Coester rappelle que pour Mayotte, par exemple, tous les exploitants de stations-service sont salariés de Total.
(13) Était également invoquée la liberté d'entreprendre des indépendants.
(14) AN, débat du 13 février 2014.
(15) Cass. Soc., 13 janvier 1972, 71-13529, D. 1972. 425, note E. Schaeffer (décision citée par Madame Suzanne Von Coester dans ses conclusions, op. cit.).
(16) Art. L 2215-1 CGCT.
(17) « Est-il possible de conférer à l'ordre public économique certains caractères dominants par rapport aux autres ordres publics déjà aperçus ? On serait tenté de mettre en tête son caractère instable et évolutif inévitable puisqu'il est, par nature, lié à la conjoncture économique. On peut y ajouter l'extrême diversité de ses modes d'intervention contrairement à l'ordre public classique qui se bornait largement à interdire et ce, parce qu'il prétend commander ou inciter. Enfin, il est certainement pointilleux et invasif ce qui est parfois en contradiction absolue avec son credo de base qui serait de protéger la liberté », J. Hauser et J.-J. Lemouland, « Ordre public et bonnes mœurs », Répertoire de droit civil, n° 70, janvier 2015.
(18) Cons. const., déc. n° 79-105 DC du 25 juill. 1979, Rec. p. 33.
(19) Cons. const., déc. n° 80-117 DC du 22 juill. 1980, Rec. p. 42.
(20) Cons. const., déc. n° 2012-650 DC du 15 mars 2012, Rec. p. 149.
(21) En cela, néanmoins, cette décision du Conseil constitutionnel rejoint la jurisprudence la plus récente du Conseil d'État qui admet une limitation du droit de grève des salariés d'EDF -- une entreprise privée -- même en l'absence de désordres avérés et pour le seul motif que l'arrêt du travail pourrait compromettre l'approvisionnement en énergie du pays (CE, 12 avr. 2013, n° 329570, Fédération Force Ouvrière Énergie et Mines, au Lebon ; AJDA 2013. 766 ; ibid. 1052, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; Dr. soc. 2013. 608, note P.-Y. Gahdoun ; RFDA 2013. 637, concl. F. Aladjidi ; ibid. 663, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau).
(22) Cons. const., déc. n° 79-105 DC, op. cit.
(23) Cons. const., déc. n° 2013-320/32 QPC, op. cit.
(24) Cons. const., déc. n° 2007-556 DC du 16 août 2007, Rec. p. 31.
(25) Cons. const., déc. n° 2008-569 DC du 7 août 2008, Rec. p. 359.