Brèves considérations sur l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel
Michel VERPEAUX - Professeur à l'Université Panthéon- Sorbonne (Paris-I) et Directeur du Centre de recherche en droit constitutionnel
Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 30 (Dossier : Autorité des décisions) - Janvier 2011
L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel est sans doute le critère essentiel de détermination de la place du Conseil au sein des institutions en général, et au sein d'un pouvoir juridictionnel qui, pour n'être pas expressément consacré dans le texte constitutionnel, existe néanmoins bel et bien. Si les dispositions constitutionnelles qui sont consacrées à cette autorité dans l'article 62 sont d'une assez remarquable brièveté, elles ne le sont ni plus ni moins que les autres règles du Titre VII relatives au Conseil.
Ces dispositions n'ont jamais fait l'objet de précisions de nature organique. Ni l'article 63, non modifié à ce jour, qui renvoie à la loi organique le soin de déterminer « les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel, la procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir de contestations », ni l'article 61-1, dont l'alinéa 2 précise que « une loi organique détermine les conditions d'application du présent article », n'ont donc permis l'édiction de normes complémentaires à la Constitution directement relatives à l'autorité des décisions du Conseil. Les dispositions organiques applicables au contentieux a priori(1) ne traitent que des conditions de leur entrée en vigueur ou de leurs modalités de publicité. C'est ainsi que l'article 20 de l'Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit que « la déclaration du Conseil constitutionnel est motivée. Elle est publiée au Journal officiel ». Quant à l'article 21, il répond plutôt à la question posée par l'article 61 al 4 en prévoyant que « la publication d'une déclaration du Conseil constitutionnel constatant qu'une disposition n'est pas contraire à la Constitution met fin à la suspension du délai de promulgation »(2). Ce sont les articles 22 et 23 qui déterminent les conséquences à tirer des décisions de déclaration d'inconstitutionnalité, soit dans l'hypothèse où une disposition est inséparable de l'ensemble de la loi (art. 22), soit dans celle où il ne constate pas cette inséparabilité (art. 23 qui laisse le choix entre la possibilité de promulguer la loi sans la ou les dispositions jugées inconstitutionnelles, ou demande par le Président d'une nouvelle lecture aux chambres). Elles intéressent directement les autorités chargées de la promulgation et ont des conséquences que l'on pourrait qualifier d'immédiates.
La loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, qui intègre le chapitre II bis dans le titre II dans ladite ordonnance organique (« de la question prioritaire de constitutionnalité »), ne comprend pas non plus de dispositions directement utiles quant à l'autorité des décisions du Conseil, si ce n'est la mention de la publication et de la notification aux parties des décisions(3) (art 23- 11).
Il faut donc déduire de cette absence de dispositions organiques complémentaires de la Constitution que celle-ci contient à elle seule les réponses à la question de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel. Ces dernières se suffisent à elles-mêmes et signifient que tout est dit dans l'article 62, sous réserve de la jurisprudence du Conseil lui-même, mais aussi de la pratique des juridictions et des professionnels du droit.
C'est sur cette question de l'autorité des décisions du Conseil que le Centre de recherche en droit constitutionnel de l'université Paris-I a tenu à organiser sa cinquième journée d'études dans les locaux du Conseil constitutionnel que le Président, son administration et ses services ont bien voulu accueillir le 31 mars 2010(4). La présente étude a pour seule ambition de tenter de faire une brève présentation de ces travaux.
La question de l'autorité des décisions a connu un bouleversement, ou, à vrai dire, un renouvellement, du fait de l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité au 1er mars 2010, quelques jours avant la tenue de la journée d'études. Mais il est évident que l'autorité des décisions du Conseil s'est posée dès l'origine et qu'elle a toujours été au cœur de la réflexion sur la place du Conseil au sein ou à côté des autres juridictions et des pouvoirs et, en définitive, sur sa légitimité. La question de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel intéresse aussi bien le Conseil lui-même que ceux qui sont amenés à recevoir et appliquer ses décisions.
I - L'autorité des décisions et le Conseil constitutionnel
Avant la révision du 23 juillet 2008, l'autorité des décisions du Conseil tenait en deux alinéas et en trois petites phrases inscrits à l'article 62 de la Constitution : « 1- Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. 2- Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». La révision de 2008 a inséré un nouvel alinéa 2, conséquence directe et nécessaire de l'introduction du contrôle a posteriori, et ainsi rédigé : « une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ».
L'article 62 formule donc trois propositions : une disposition ne peut entrer en vigueur ou en application lorsqu'elle a été déclarée inconstitutionnelle, dans le cadre du contrôle a priori (al. 1er), ou une disposition déclarée inconstitutionnelle sera abrogée dans le cadre du contrôle a posteriori (al. 2). On peut considérer que ces questions relatives à la non-entrée en vigueur de dispositions jugées inconstitutionnelles, ou à la fin de vigueur dans le second cas, soulèvent d'autres difficultés que celles relatives à l'autorité des décisions, parce qu'elles intéressent notamment la liberté ou non des autorités publiques de choisir de ne pas poursuivre dans la voie normative choisie initialement, ou de modifier la loi dans le sens voulu par le Conseil ou, cas extrême, de modifier la règle constitutionnelle pour que la norme législative devienne conforme à la Constitution (cf. loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993, à la suite de la décision n° 93-325 DC, 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France, Rec p. 224). S'agissant du contrôle a posteriori, les autorités politiques doivent tirer les conséquences législatives de la décision d'abrogation, ne serait-ce que par l'édiction de nouvelles dispositions législatives.
Les deux autres propositions sont contenues dans l'alinéa 3 nouveau, non modifié à ce jour, qui retient principalement l'attention. La rédaction de l'article 62 implique d'ailleurs que cette disposition soit applicable aussi bien au contentieux a priori qu'aux décisions QPC. L'alinéa 3 est ainsi le seul qui concerne l'ensemble des décisions rendues par le Conseil constitutionnel, celles rendues dans le cadre du titre VII, mais aussi les décisions rendues au titre des articles 37 al 2, 41, 39 et, surtout, 54. S'agissant de ce dernier cas, la décision n° 92-312 DC du 2 septembre 1992, Traité sur l'Union européenne, fournit une précieuse indication (Rec p. 76). Après avoir rappelé les termes de l'article 62, le Conseil a estimé que « la procédure de contrôle de contrariété à la Constitution de cet engagement, instituée par l'article (54) précité, ne peut être à nouveau mise en œuvre, sauf à méconnaître l'autorité qui s'attache à la décision du Conseil constitutionnel conformément à l'article 62, que dans deux hypothèses ». L'article 62 a bien une vocation générale et vaut pour l'ensemble des décisions, au moins s'agissant de l'autorité de chose jugée.
L'alinéa 3 contient deux propositions différentes. La première phrase de l'alinéa 3, qui pose le principe de l'absence de recours contre les décisions du Conseil, était évidemment utile afin d'affirmer, en 1958, que le Conseil ne se situait pas dans un quelconque ordre juridictionnel, et que ses décisions ne pouvaient relever d'aucune des juridictions situées au sommet de l'un des ordres juridictionnels. On se souvient cependant qu'une telle formule n'avait pas empêché le Conseil d'État de se reconnaître compétent pour statuer par la voie de la cassation, sur les décisions rendues par les jurys d'honneur, dans l'arrêt D'Aillières du 7 février 1947 à propos de l'ordonnance du 21 avril 1944 qui avait posé la même apparente interdiction (Rec p. 50). Dans le même sens extensif, l'arrêt dame Lamotte du Conseil d'État du 17 février 1950 (Rec p. 110) avait bien surmonté l'interdiction de « tout recours administratif ou judiciaire » posée par l'acte dit loi du 23 mai 1943.
En suivant cette logique, le Conseil constitutionnel aurait-il pu se voir alors intégré dans la nébuleuse des juridictions spéciales -on n'ose dire alors administratives !- et être placé sous le contrôle du Conseil d'État ? Il ressort des « documents pour servir à l'élaboration de la Constitution » que si l'autorité juridictionnelle des décisions du Conseil n'était pas une préoccupation des rédacteurs de la Constitution, ces derniers étaient en revanche plus préoccupés par l'absence de recours contre les décisions du Conseil constitutionnel, notamment devant le Conseil d'État, ce qui confirme la possibilité que cette solution pouvait être envisagée(5). L'affirmation constitutionnelle de l'absence de tout recours était destinée à éviter le risque d'une jurisprudence visant à placer le Conseil sous le contrôle de son puissant voisin du Palais-Royal.
Mais c'est alors que la dernière phrase de l'article 62 prend toute sa signification. En effet, dans le cas des deux jurisprudences de 1947 et 1950, la nature administrative du litige et la compétence matérielle du Conseil d'État étaient soit indiscutables, comme dans la jurisprudence « Dame Lamotte », soit ont dû faire l'objet d'une reconnaissance expresse, comme dans la jurisprudence « D'Aillières ». Or, la nature administrative des litiges soumis au Conseil constitutionnel ne s'impose en aucune manière, y compris en matière électorale. Selon cette dernière phrase, les « décisions du Conseil s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». L'emploi de ce dernier adjectif englobe donc toutes les juridictions, aussi bien judiciaires qu'administratives. C'est alors reconnaître à ces décisions une place nécessairement éminente, à tout le moins à part, et elle contribue à faire du Conseil constitutionnel, d'une certaine manière, un troisième ordre de « juridiction », même si cette qualification a du mal à franchir certaines résistances.
L'article 62 ne fait certes pas mention du principe de l'autorité de chose jugée, à la différence de l'article 1351 du Code civil dont il est admis que la portée n'est cependant pas limitée à la matière civile. Mais il est vrai que l'article 62, s'il ne prévoit pas cette autorité, ne l'interdit pas non plus.
On sait que c'est le Conseil constitutionnel qui a posé lui-même cette règle en ce qui le concerne dans la décision 62- 18 L du 16 janvier 1962, Loi d'orientation agricole, ce qui illustre encore la volonté du Conseil de ne pas limiter l'autorité de ses décisions au seul cadre du titre VII de la Constitution (Rec p. 31). La question posée par cette décision est alors celle du caractère absolu ou relatif de l'autorité de chose jugée et de son étendue, le Conseil faisant référence au dispositif et aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même. Cette jurisprudence a été reprise, pour le contentieux des décisions « DC », dans les décisions 88-244 DC du 20 juillet 1988, Loi portant amnistie (cons 18, Rec p. 119), et 89-258 DC du 8 juillet 1989, Loi portant amnistie (cons 13, Rec p. 48) qui font référence expressément à l'autorité de chose jugée. Certains auteurs considèrent néanmoins que l'expression d'autorité de la décision de constitutionnalité serait préférable, l'autorité de chose jugée exigeant, au sens strict, des critères difficiles à réunir dans le cadre du contentieux constitutionnel, au moins dans le cadre du contentieux a priori(6).
Cette autorité de « chose décidée » ne vaut cependant pas réellement pour le Conseil lui-même, car elle lui interdirait tout revirement de jurisprudence(7). C'est ainsi que peut s'expliquer, notamment, la jurisprudence dite « État d'urgence en Nouvelle-Calédonie » (déc 85-187 DC du 25 janvier 1985, Rec p. 43) et son application dans la décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie (Rec p. 51). Le Conseil dispose ainsi du pouvoir de revenir sur ses décisions, sous certaines conditions rappelées et appliquées dans ces décisions. Cette autorité ne lui est ainsi pas opposable de la même manière qu'aux pouvoirs publics, aux administrations et aux juridictions ordinaires.
S'agissant du contrôle a posteriori, la question de l'autorité de chose jugée se pose dans des termes différents, dans un rapport qui peut exister, d'une part, entre une décision rendue sur le fondement -traditionnel- de l'article 61 et une décision « QPC » et, d'autre part, ce qui ne manquera pas de se produire, dans un rapport entre deux décisions QPC. L'article 23-2 de l'ordonnance précitée du 7 novembre 1958, ainsi que les articles 23-4 et 23-5 qui renvoient aux conditions posées à l'article 23-2, interdisent de poser une question prioritaire de constitutionnalité lorsque la disposition législative contestée « n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances »(8).
Depuis que la procédure de la QPC a été introduite, et donc après la tenue de la journée d'études, le Conseil a déjà eu l'occasion de se prononcer sur ces rapports entre des décisions portant sur des objets identiques. C'est ainsi que dans la décision n° 2010-9 QPC du 2 juillet 2010, Section française de l'Observatoire international des prisons, à propos de l'article 706-53-21 du Code de procédure pénale, il a jugé qu'il y avait non lieu à statuer puisqu'il avait déjà été saisi « en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de la loi du 25 février 2008 susvisée ; que les requérants contestaient la conformité à la Constitution des dispositions de son article 1er ; que, dans les considérants 2 et suivants de sa décision du 21 février 2008 susvisée, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné cet article 1er ... ; que l'article 2 du dispositif de cette décision a déclaré cet article 1er conforme à la Constitution ; que, par suite, l'article 706-53-21 du Code de procédure pénale, devenu son article 706 53 22, a déjà été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel » (cons 4)(9). Dans cette décision 2010-9 QPC, le Conseil a bien pris soin de préciser qu'en « l'absence de changement des circonstances, il n'y a pas lieu, pour le Conseil constitutionnel, d'examiner la question prioritaire de constitutionnalité susvisée » (cons 5). Il ressort de cette décision que l'autorité de ses décisions impose au Conseil de ne pas statuer deux fois sur un même texte, sauf circonstances nouvelles dont le Conseil constitutionnel a lui-même admis qu'elles pouvaient aussi être des changements dans des situations de fait : cette condition « conduit à ce qu'une disposition législative déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel soit de nouveau soumise à son examen lorsqu'un tel réexamen est justifié par les changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée » (Décision n° 2009-595 DC du 03 décembre 2009, Loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, cons 13)(10).
Le double examen d'une même disposition législative dans un contentieux a posteriori a fait aussi l'objet de premières décisions. C'est ainsi que le Conseil constitutionnel a déjà refusé de statuer sur des dispositions déjà examinées dans une décision immédiatement antérieure. Dans sa décision n° 2010-59 QPC du 06 octobre 2010, Commune de Bron (Instruction CNI et passeports), il a considéré que « par sa décision susvisée du 22 septembre 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les paragraphes II et III de l'article 103 de la loi du 30 décembre 2008 susvisée ; que, par suite, il n'y a pas lieu d'examiner la question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions »(11). Mais, dans ces cas, il s'agit surtout d'un problème de procédure, le Conseil étant saisi parallèlement de questions identiques portant sur un même texte.
Le changement de circonstances prévue par l'ordonnance modifiée en 2009 ne peut donc pas provenir du changement des conditions dans lesquelles la décision a été rendue, le Conseil statuant d'abord a priori puis ensuite sur une QPC, sauf bouleversement de circonstances. Il faut penser qu'il adoptera la même solution lorsqu'il sera saisi, à l'avenir, d'une autre question portant sur la même disposition législative, toujours sous réserve de changement de circonstances. Dans ce cas, il ne peut véritablement s'agir d'une autorité de chose jugée au sens de l'article 1351 du Code civil, les parties n'étant nécessairement pas les mêmes, mais plutôt du caractère et objectif de la décision de constitutionnalité.
II - L'autorité des décisions et les autres
L'autorité de chose jugée ne règle pas toute la question de la portée des décisions du Conseil, en dehors de l'autorité directe des décisions portant sur un objet strictement identique. L'examen des deux décisions « DC » faisant référence à l'autorité de chose jugée montre d'ailleurs un certain glissement, même si ces deux décisions ne font application de cette autorité qu'à l'égard du seul Conseil. Dans la décision précitée, n° 88-244 DC, le Conseil rappelle le principe selon lequel « l'autorité de chose jugée attachée à la décision du Conseil constitutionnel du 22 octobre 1982 est limitée à la déclaration d'inconstitutionnalité visant certaines dispositions de la loi qui lui était alors soumise ; qu'elle ne peut être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi conçue, d'ailleurs, en termes différents » (cons 18). Mais, dans la décision n° 89-258 DC précitée, il a été conduit à nuancer son affirmation, compte tenu de l'objet même de la seconde loi examinée, qui reprenait des éléments de la loi précisément jugée dans la décision 244 DC : « Considérant que si l'autorité attachée à une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnelles des dispositions d'une loi ne peut en principe être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi conçue en termes distincts, il n'en va pas ainsi lorsque les dispositions de cette loi, bien que rédigées sous une forme différente, ont, en substance, un objet analogue à celui des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution » (cons 13). L'autorité de chose jugée peut donc porter sur des textes différents mais qui sont liés nécessairement entre eux.
Mais la question de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel déborde le cadre du seul Conseil. Les travaux précités de la journée d'étude ont été aussi consacrés à la question de l'autorité de chose jugée à l'égard des autres, qu'il s'agisse des juridictions dites ordinaires ou des autorités politiques, principalement le Parlement, ce qui reprend les termes de l'alinéa 3 de l'article 62(12).
Cette autorité est souvent qualifiée d'autorité de chose « interprétée », signifiant que les décisions du Conseil ont aussi une influence sur les jurisprudences des autres juridictions(13). L'affaire de la responsabilité pénale du chef de l'État entre 1999 et 2001, avec la décision 98-408 DC du 22 janvier 1999 du Conseil constitutionnel et l'arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2001, M. Breisacher, a montré les limites de cette autorité de chose jugée telle qu'elle a été précisément mais strictement « interprétée » par la Cour de cassation, sans doute habituée aux conditions posées par l'article 1351 du Code civil.
Cette notion de chose interprétée ne fait cependant pas l'objet d'une appréciation évidente pour tous, certains auteurs estimant ainsi que les motifs d'une décision ne pouvant avoir une force normative car cela reviendrait à considérer que la Constitution serait alors l'ensemble des recueils des décisions du Conseil lui-même(14).
Mais que l'on parle de « l'autorité », ou de la « persuasion » ou de la « force » des décisions du Conseil à l'égard des autres jurisprudences, pour qualifier les relations entre le Conseil et les juridictions, il faut remarquer que ces relations intéressent l'attitude des deux partenaires en cause et qu'il est nécessaire que, de la part des juridictions ordinaires, il existe une sorte d'obéissance ou de volonté d'accepter la jurisprudence du Conseil. Du côté du Conseil constitutionnel, il a fallu aussi qu'il s'impose au sein des institutions, quand bien même cette démarche n'est pas synonyme de hiérarchie ou de supériorité(15). On sait que cette acceptation n'est pas venue ni immédiatement, ni spontanément. La décision du Conseil d'État du 20 décembre 1985, SA Établissements Outters, (Rec. p. 382) est souvent présentée comme une étape importante dans cette relation à deux. La justification souvent donnée à cette forme de « prééminence » tiendrait au fait que le juge constitutionnel français, qui n'est certes pas une Cour suprême, est un juge spécialisé en matière constitutionnelle. Mais il est possible de se demander si cette spécialisation n'entraîne pas une supériorité de facto, compte tenu de la spécialité de la Constitution.
Sans doute faut-il raisonner sur un plan autre que celui d'un ordre juridictionnel homogène et unique, ne serait-ce que du fait de la traditionnelle dualité des ordres juridictionnels en France(16). Sans doute aussi ne faut-il pas donner à l'expression de « juridictions ordinaires », le sens trivial qui en ferait des juridictions subordonnées à une juridiction supérieure, mais seulement son sens de juridictions accessibles à tous. On peut alors envisager ces relations sur un modèle plus apaisé (ose-t-on dire « soft » ?), ce que le doyen Vedel suggérait en parlant de l'autorité persuasive des décisions du Conseil constitutionnel. Cette persuasion, qui peut prendre aussi les habits de la pédagogie, peut être parfois longue et se heurter à des résistances. Pour autant, il faut bien que l'interprétation de la Constitution soit réservée, in fine, au Conseil constitutionnel et qu'en cas de contradictions de jurisprudences, ce soit lui qui ait le dernier mot, sauf à renvoyer la question au constituant lui-même. L'épisode de l'arrêt Koné ne peut et ne doit rester qu'isolé (Conseil d'État, Ass, 3 juillet 1996, Rec p. 255) et si les juridictions « ordinaires » peuvent, chacune dans leur rôle, être conduites à dégager de nouveaux principes constitutionnels, il faut que ce soit sous le contrôle final du Conseil constitutionnel. Lorsque les juridictions judiciaires ou administratives retiennent la même interprétation de la Constitution que le Conseil constitutionnel, il ne faut pas alors considérer que ce soit l'effet du hasard ou de la coïncidence, mais une application, même implicite, de l'article 62, quand bien même les décisions des juges ne citent pas les décisions du Conseil. Il en va ainsi de l'unité du droit, à défaut de l'unité des juridictions.
(1) Il s'agit des articles 20 à 23 compris dans le chapitre II du titre II de l'Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, intitulé « Des déclarations de conformité à la Constitution ».
(2) L'alinéa 4 de l'article 61 dispose en effet que, « dans ces mêmes cas, la saisine du Conseil constitutionnel suspend le délai de promulgation ».
(3) JO du 11 décembre 2009, p. 21379. Cet article 23-11 est ainsi rédigé : « Art. 23-11. - La décision du Conseil constitutionnel est motivée. Elle est notifiée aux parties et communiquée soit au Conseil d'État, soit à la Cour de cassation ainsi que, le cas échéant, à la juridiction devant laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été soulevée. « Le Conseil constitutionnel communique également sa décision au Président de la République, au Premier ministre et aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi que, dans le cas prévu au dernier alinéa de l'article 23-8, aux autorités qui y sont mentionnées. »
(4) Les actes de cette journée ont été publiés : « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel » (dir. B. Mathieu et M. Verpeaux), Thèmes et commentaires, Les Cahiers constitutionnels de Paris I, Dalloz, 2010).
(5) Maus (D.) (dir.), Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, « Documents pour servir à l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958 », La Documentation française, 2002, cité par Bezzina (A.-C.), L'autorité des décisions du Conseil sur lui-même, contribution in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 14.
(6) Bezzina (A.-C.), L'autorité des décisions du Conseil sur lui-même, contribution in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 14.
(7) Sur ce thème, voir la contribution de Millard (E.), Le Conseil constitutionnel opère-t-il des revirements de jurisprudence ?, in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 89.
(8) Sur le changement de circonstances, voir la contribution de Rousseau (D.), La prise en compte du changement de circonstances, in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 99.
(9) La loi n° 2008-174 du 25 février 2008 est celle relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, sur laquelle le Conseil constitutionnel s'est prononcé dans sa décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 (Rec., p. 89).
(10) Sur ce sujet, voir les débats tenus lors de la journée d'études « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 107-113.
(11) La décision antérieure est la décision n° 2010-29/37 QPC du 22 septembre 2010, Commune de Besançon et autres (Instruction CNI et passeports). Pour un autre exemple similaire, voir la Décision n° 2010-36/46 QPC du 6 août 2010, 36/46 QPC du 6 août 2010, Époux B. et autres [Pourvoi de la partie civile].
(12) S'agissant de l'autorité des décisions du Conseil sur la fonction législative, voir les interventions de Portelli (H.), Urvoas (J.-J.) et Colliard (J.-C.) lors de la seconde table ronde, in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 153.
(13) Voir la contribution de Disant (M.), Quelle autorité pour la « chose interprétée » par le Conseil constitutionnel ? De la persuasion à la direction, in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 57, et, du même auteur, L'autorité de la chose interprétée, LGDJ, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », t. 135, 2010. En réponse, voir la contribution de Ponsard (R.), Questions de principe sur « l'autorité de la chose interprétée par le Conseil constitutionnel : normativité et pragmatisme, in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 29.
(14) Voir l'intervention de Pfersmann (O.) in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 84.
(15) Dans ce sens, voir la contribution de Guillaume (M.) lors de la première table ronde, in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., p. 121.
(16) Voir, en ce sens, les contributions différentes de Schrameck (O.) et de Gariazzo (A.), in « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel », op. cit., respectivement p. 132 et p. 136. Voir aussi, pour un point de vue plus « extérieur », la contribution de Le Prado (D.), op. cit., p. 141.