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Vers une Cour suprême ?

Allocution de Hubert HAENEL - Conférence-débat à la Faculté de droit de Nancy, sur le thème « Le Conseil constitutionnel : vers une Cour Suprême à la française ? », 21 octobre 2010


Le Conseil constitutionnel a fêté, il y a deux ans, son cinquantième anniversaire. Cet événement a permis de mesurer tout le chemin parcouru depuis sa création en 1958.

  • Alors qu'il n'était à l'origine que juge des élections parlementaires et gardien des prérogatives du pouvoir exécutif, le Conseil a d'abord, en 1971, élargi le champ de son contrôle en intégrant dans le bloc de constitutionnalité la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. Le Conseil est ainsi devenu, non plus seulement le gardien de la procédure constitutionnelle, mais le protecteur des droits fondamentaux.
  • Ensuite, depuis la réforme constitutionnelle de 1974, le Conseil constitutionnel peut être saisi par l'opposition parlementaire avant la promulgation d'une loi définitivement adoptée. Il s'agit là d'un contrôle efficace puisque la loi qui porte atteinte aux droits fondamentaux disparaît avant d'être appliquée.

Cette évolution a permis une constitutionnalisation croissante des droits et libertés des citoyens. Aujourd'hui, la loi a cessé d'être toute-puissante : elle n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution. Toutefois, dans le cadre du contrôle a priori, la saisine du Conseil constitutionnel reste facultative pour les lois ordinaires. Or il arrive que, parfois pour des raisons d'opportunité politique, les acteurs politiques décident de ne pas saisir le Conseil. Par ailleurs les lois antérieures à 1958 n'ont par définition jamais été soumises au Conseil. Il se peut donc que subsistent, dans l'ordre juridique, des lois promulguées qui portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution sans que les citoyens puissent trouver un juge pour faire constater cette atteinte.

La France était ainsi devenue un des derniers pays d'Europe à ne pas permettre au justiciable de saisir, directement ou indirectement, le juge constitutionnel pour faire respecter ses droits fondamentaux. C'est ce qui a conduit à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et à la création de la question prioritaire de constitutionnalité, la QPC.

À la suite de cette révision constitutionnelle, vous vous interrogez déjà sur l'évolution vers une Cour suprême. Je voudrais cependant vous montrer que :

I – Le Conseil constitutionnel n'est pas une Cour suprême mais se rattache au modèle kelsenien des Cours constitutionnelles

Il existe deux grands systèmes d'organisation des cours constitutionnelles (A). L'autorité des décisions de ces cours est très différente (B).

A - Deux grands systèmes

- Le premier système est celui de la Cour suprême de type américain. La Cour suprême des Etats Unis en est l'exemple le plus ancien puisqu'il remonte formellement à la Constitution de 1787 et fonctionnellement à 1803 avec l'arrêt Madison v. Marbury. Cette cour a servi de modèle à de nombreux pays, notamment l'Inde et Israël. Ce système se caractérise par deux traits : d'une part, le pouvoir judiciaire apparaît comme une branche du pouvoir, autonome par rapport aux deux autres branches, législative et exécutive ; d'autre part, la Cour suprême, placée au sommet d'un ordre de juridiction unique, exerce son autorité sur toutes les autres juridictions.

- Le second système est celui conçu par Hans Kelsen. Il est apparu en 1920 avec la création de la Cour constitutionnelle d'Autriche. Ce modèle européen de justice constitutionnelle se caractérise, pour reprendre la définition du doyen Favoreu, par la création d'une Cour constitutionnelle qui est « une juridiction créée pour connaître spécialement et exclusivement du contentieux constitutionnel, située hors de l'appareil juridictionnel ordinaire et indépendante de celui-ci, comme des pouvoirs publics ».

Ce modèle kelsenien s'est développé en Europe en deux grandes vagues : d'une part, après la seconde guerre mondiale avec la création des Cours constitutionnelles italienne et allemande ; d'autre part, après la chute du mur de Berlin, avec l'apparition de Cours constitutionnelles dans l'ensemble des pays d'Europe centrale et orientale et des pays de l'ancienne URSS.

Ce modèle kelsenien connaît lui-même deux variantes :

Le juge ordinaire peut avoir la possibilité de renvoyer, par une question préjudicielle, devant la Cour constitutionnelle l'examen de la constitutionnalité d'une loi dont il doit faire application. Ce système instaure un dialogue entre la Cour constitutionnelle et les juridictions ordinaires. Il existe en Italie, en Espagne ou en Allemagne.

Les citoyens eux-mêmes peuvent, après épuisement des voies de recours ordinaires, avoir la possibilité de se prévaloir devant la Cour constitutionnelle de la violation par l'administration, ou même par une juridiction, de leurs droits et libertés fondamentales. C'est le système qui existe en Allemagne ( Verfassungsbeschwerde), et en Espagne (amparo). Cette variante tend à rapprocher la Cour constitutionnelle d'une Cour suprême.

B - L'autorité de l'interprétation constitutionnelle vis-à-vis des autres juges est fonction de la nature du contrôle de constitutionnalité

L'autorité des décisions d'une Cour constitutionnelle dépend du point de savoir s'il existe ou non une sanction de cette autorité vis-à-vis des autres juges, c'est-à-dire si la Cour constitutionnelle peut ou non annuler les jugements des autres juridictions. De ce point de vue, la situation est évidemment fondamentalement différente entre le modèle d'une Cour suprême et le modèle kelsenien.

• Dans le modèle des Cours suprêmes, celles-ci sont placées au sommet du système juridictionnel ordinaire. Les Cours suprêmes sont, selon la définition du doyen Favoreu, « des juridictions placées au sommet d'un édifice juridictionnel et dont relèvent, par la voie de l'appel ou de la cassation, l'ensemble des tribunaux et cours composant cet édifice ». La suprématie résulte du rapport hiérarchique qui relie la Cour aux autres autorités juridictionnelles. La Cour suprême est, par construction, en mesure d'imposer son point de vue aux autres juridictions par une sanction radicale qui est l'annulation de leurs jugements.

Ainsi, en tant que plus haute instance du pouvoir judiciaire fédéral, la Cour suprême des Etats-Unis a la charge de garantir une application effective et une interprétation uniforme du droit fédéral et notamment de la Constitution. Elle peut annuler, non seulement les décisions des juridictions fédérales mais également les décisions des Cours suprêmes des Etats qui méconnaîtraient le droit de l'Union.

• Dans le modèle kelsenien, les choses sont très différentes puisque la Cour constitutionnelle, distincte de l'appareil juridictionnel ordinaire, n'est pas en mesure, comme l'est une Cour suprême, de lui imposer ses décisions.

En Italie, un juge judiciaire peut renvoyer à la Cour constitutionnelle, par voie d'exception, la question de la constitutionnalité d'une loi dont il doit faire application dans le litige dont il est saisi. La mise en place de ce contrôle de constitutionnalité a donné lieu à des tensions dans les années 60-70 entre la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle. Ces tensions se sont apaisées avec les jurisprudences sur la théorie du droit vivant.

En Espagne ou en Allemagne, quiconque s'estime lésé par la puissance publique dans l'un de ses droits fondamentaux consacré par la Constitution peut saisir la Cour constitutionnelle. Cette voie de recours permet aux Cours constitutionnelles concernées d'annuler des jugements. En Allemagne, comme en Espagne, cette voie de recours est très utilisée. Elle domine même l'activité de ces Cours et leur permet d'assurer une application uniforme de la Constitution sur l'ensemble du territoire en imposant leurs décisions aux juridictions inférieures.

En ce qui concerne le Conseil constitutionnel français, chacun connaît ses attributions dans le domaine du contrôle de la conformité de la loi à la Constitution. Depuis 1958, ce contrôle s'exerce de manière a priori, dans le cadre de l'article 61 de la Constitution. En outre, avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, il s'exerce a posteriori dans le cadre de l'article 61-1 de la Constitution : la question prioritaire de constitutionnalité est soulevée à l'occasion d'une instance devant le juge a quo. Elle est, le cas échéant, transmise au Conseil d'État ou à la Cour de cassation puis renvoyée au Conseil constitutionnel.

Nous reviendrons sur le cas français très particulier. Mais il est déjà intéressant de souligner sa différence avec les autres pays d'Europe où la Cour constitutionnelle n'est jamais saisie par la Cour suprême d'un des deux ordres de juridiction.

II – Au sein des modèles kelsenien, le Conseil constitutionnel présente des originalités fortes qui n'en font pas une Cour suprême au-dessus du Conseil d'État et de la Cour de cassation

A – La création de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) renforce le Conseil constitutionnel dans sa fonction de juge constitutionnel

Le constituant a, par la révision du 23 juillet 2008, créé, avec l'article 61-1 de la Constitution, la question prioritaire de constitutionnalité. Il a ainsi ouvert aux justiciables un droit nouveau, en permettant que le Conseil constitutionnel puisse être saisi, à l'occasion des procès intentés devant les juridictions administratives et judiciaires, s'ils estiment qu'une disposition législative promulguée porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit.

La question de constitutionnalité peut être soulevée au cours de toute instance, devant toute juridiction relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, y compris pour la première fois en appel ou en cassation.

La juridiction saisie du litige procède à un premier examen, destiné à vérifier que l'argumentation présente un minimum de consistance, avant de renvoyer la question de constitutionnalité à la juridiction suprême dont elle relève. Si elle est saisie de moyens contestant la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, elle doit examiner en premier la question de constitutionnalité.

Le Conseil d'État ou la Cour de cassation saisit le Conseil constitutionnel de la question de constitutionnalité si la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse.

Si le Conseil constitutionnel juge que la disposition législative porte effectivement atteinte aux droits et libertés, il prononce son abrogation et cette disposition disparaît de l'ordonnancement juridique. La décision produit alors un effet erga omnes.

Pour sa mise en œuvre, l'article 61-1 de la Constitution est complété par une loi organique du 10 décembre 2008 ainsi que par deux décrets du 16 février dernier, l'un relatif à la procédure et l'autre à l'aide juridictionnelle, ainsi que par le règlement de procédure du Conseil constitutionnel du 4 février 2010.

La centralisation du contrôle de constitutionnalité, avec effet abrogatif erga omnes, est un important gage de sécurité juridique et de cohérence dans la protection des droits fondamentaux. Comme l'a voulu le constituant, il prime sur le contrôle diffus et relatif de conventionnalité réalisé par les juges judiciaires et administratifs.

B – Le renforcement du Conseil constitutionnel n'en fait pas une Cour suprême au-dessus du Conseil d'État et de la Cour de cassation

La question prioritaire de constitutionnalité est le fruit tant de la hiérarchie des normes que du rôle propre au Conseil constitutionnel, au Conseil d'État et à la Cour de cassation.

Dans l'ordre interne, la Constitution est au sommet de la hiérarchie des normes. Cette primauté est reconnue tant par le Conseil constitutionnel (décision no 2004-505 DC du 19 novembre 2004) que par le Conseil d'État (30 octobre 1998, Sarran) et par la Cour de cassation (2 juin 2000, Mlle Fraisse). Cette primauté du droit constitutionnel s'exerce bien sûr à l'égard du droit communautaire. C'est même pour cela que le Conseil constitutionnel a dégagé une jurisprudence sur l'« identité constitutionnelle de la France ».

La QPC se fonde sur deux principes d'organisation pour mettre en œuvre ce droit nouveau reconnu aux justiciables : la préservation de notre organisation juridictionnelle et la spécialisation des juges :

- D'abord la préservation de notre organisation juridictionnelle. Celle-ci est fondée sur deux ordres de juridiction, administratif et judiciaire, ayant à leur sommet deux Cours suprêmes, le Conseil d'État et la Cour de cassation. Cette organisation n'est pas modifiée. C'est le sens du double filtre devant le juge a quo puis devant les Cours suprêmes. Le Conseil constitutionnel n'est pas une Cour suprême au-dessus du Conseil d'État et de la Cour de cassation.

- Le deuxième principe est celui de la spécialisation des juges. Le Conseil constitutionnel est l'unique juge de la constitutionnalité des lois. Il est renforcé dans ce rôle par la création du contrôle a posteriori. Mais il n'est pas juge de la conventionnalité des lois. Le Conseil d'État et la Cour de cassation, et leur ordre de juridiction, sont les juges de la conventionnalité de la loi mais le constituant leur interdit d'être les juges de sa conformité à la Constitution. Cette spécialisation des juges fonde la priorité de la « QPC ».

Ces deux principes sont confortés par les premiers mois de fonctionnement de la QPC. Ils ont été confortés par les jurisprudences du Conseil constitutionnel, du Conseil d'État et de la Cour de justice de l'Union européenne.

Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé dès sa décision n° 2009‑ 595 DC du 3 décembre 2009, sur la loi organique relative à la QPC, que la priorité d'examen de celle-ci avait pour seul effet d'imposer l'ordre d'examen des moyens présentés par les parties. Elle ne restreint en rien l'office ultérieur du juge de la conventionnalité. Le Conseil l'a confirmé dans sa décision « Jeux en ligne » n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 et a rappelé que, depuis la décision IVG de 1975, il n'est pas juge de la conventionnalité des lois.

Conseil constitutionnel et Conseil d'État ont retenu la même interprétation de l'articulation de la QPC avec le droit communautaire dans leur décision respective des 12 et 14 mai 2010. La Cour de justice de l'Union européenne a exactement repris ces conditions dans son arrêt Melki du 22 juin 2010.


Au total, la question prioritaire de constitutionnalité tire bien les conséquences de la hiérarchie des normes et de la place, dans l'ordre interne, de la Constitution au sommet de cette hiérarchie. Dans ce cadre, sont soulignées la spécialisation des juges et la différence entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, y compris communautaire.

D'une part, le Conseil constitutionnel est renforcé par l'article 61-1 dans sa fonction de juge constitutionnel mais il n'est pas juge de la conventionnalité Il est l'unique juge constitutionnel de la loi mais il n'est que cela (no 2010-605 DC du12 mai 2010).

D'autre part, le Conseil d'État et la Cour de cassation sont et demeurent les plus hautes juridictions chargées de juger de la conventionnalité de la loi. Mais le constituant a refusé qu'ils puissent écarter une loi comme contraire à la Constitution.

Ce système original ne peut fonctionner que si Conseil constitutionnel, Conseil d'État et Cour de cassation « jouent le jeu ». C'est tout le pari de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui n'a pas visé à la création d'une Cour suprême.