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Principes d'interprétation constitutionnelle et autolimitation du juge constitutionnel

Exposé présenté par Michel AMELLER à l'occasion d'une rencontre organisée à Istanbul en mai 1998 par l'OCDE


Un des grands penseurs français du « siècle des Lumières », Montesquieu, écrivait au début du 18ème siècle que le législateur « devait écrire d'une main tremblante ». Il entendait par là que la production des normes censées régir les relations sociales devait être le fruit d'une longue méditation.

La « main tremblante » doit s'imposer a fortiori au juge constitutionnel, doté du pouvoir, plus considérable encore, d'invalider sans appel l'oeuvre des représentants du peuple.

D'où l'importance des questions d'interprétation constitutionnelle.

Au delà de leurs aspects techniques, ne conditionnent-elles pas étroitement le pouvoir que nous nous reconnaissons sur la loi ?

Ne sont-elles pas les instruments dont nous nous sommes dotés pour encadrer notre propre capacité à créer de nouvelles normes constitutionnelles à partir des normes existantes ?

N'ont-elles pas vocation à rendre plus lisible, plus prévisible, plus conforme à la recherche de la sécurité juridique, plus légitime en somme, notre mode d'intervention ?

En un mot : ne sont-elles pas notre meilleur garde-fou contre un constructivisme arbitraire ? Notre meilleure protection contre le soupçon perpétuel qui pèse dans tous nos pays sur l'action des cours constitutionnelles : le gouvernement des juges ?

Cet usage des règles d'interprétation comme techniques d'autolimitation et de justification du juge constitutionnel me paraît essentiel car, nous le savons bien, nos constitutions ne comportent pas toujours des énoncés clairs et précis.

C'est sans doute le cas dans leur partie consacrée à l'organisation des pouvoirs publics -et encore.

Mais il n'en va plus de même dans leur partie consacrée aux droits fondamentaux, dont l'énoncé se réfère le plus souvent à des catégories polysémiques et abstraites, dont le contenu s'est, au surplus, modifié au cours du temps.

Ainsi, en France, le Préambule de notre actuelle Constitution, qui renvoie au préambule de la Constitution de 1946, proclame le « droit de chacun à obtenir un emploi ». S'agit-il d'un simple objectif ? D'une obligation de résultat ? Si le droit à l'emploi constitue une créance de l'individu sur la collectivité, quelle est la valeur de cette créance dans une situation économique donnée, par exemple dans une conjoncture déprimée ? Quelle est, en somme, la portée normative de ce droit ?

Une technique d'interprétation classique, pour répondre à ce type de question, consiste à rechercher la valeur normative que les auteurs de la Constitution ont entendu attacher à un énoncé constitutionnel. Dans l'exemple choisi, il s'agit de l'assemblée constituante de 1946. Or celle-ci avait d'autant moins l'idée de conférer au « droit à l'emploi » une valeur prescriptive précise que le catalogue des droits contenu dans le préambule de la Constitution de 1946 se trouvait explicitement soustrait au contrôle de constitutionnalité par un article de la Constitution. Autrement dit, l'intention du constituant n'a pas été de conférer au droit à l'emploi une pleine force normative.

Mais on sait que beaucoup de spécialistes du droit constitutionnel sont très réservés sur le recours à l'intention des auteurs de la norme constitutionnelle comme technique d'interprétation. Ils ont de bonnes raisons à cela : le texte constitutionnel, dès lors qu'il est ratifié par référendum, échappe à ses auteurs et ne saurait plus être décrypté à l'aune des travaux préparatoires ; la norme constitutionnelle doit vivre, être constamment actualisée etc...

Cette vision de la norme constitutionnelle comme une norme vivante conduirait, dans notre exemple du droit à l'emploi, à poser que la législation ne peut que rendre plus effectif ce droit. La législation devrait être toujours plus protectrice. Un tel « effet cliquet » élèverait bien sûr considérablement la portée normative du droit à l'emploi. Chaque avancée législative étant en quelque sorte constitutionnalisée, la sauvegarde de ce droit deviendrait une exigence constitutionnelle toujours plus prégnante et plus précise.

Finalement, le Conseil constitutionnel a décidé en 1983 que le droit à l'emploi constituait un objectif justifiant qu'une contribution de solidarité au profit des travailleurs privés d'emploi soit prélevée sur les personnes cumulant un emploi et une retraite (28 mai 1983, prestations de vieillesse).

On voit, par cet exemple, que le recours à telle méthode d'interprétation plutôt qu'à telle autre n'est ni neutre, ni innocent. Les problèmes d'interprétation ne sont pas de nature seulement technique. Ils délimitent en réalité le rôle du juge constitutionnel dans le système politique.

Autre exemple, tiré également du Préambule de la Constitution de 1946. Il s'agit cette fois du droit au logement. Une décision de 1995, ayant eu à se prononcer sur la valeur constitutionnelle de ce droit, marque à la fois l'aptitude du juge constitutionnel à déduire des normes implicites de normes constitutionnelles explicites -c'est, si l'on veut sa part de créativité- mais aussi la réticence qu'il éprouve à conférer un contenu prescriptif précis, contraignant pour le législateur, à une notion générale et ambitieuse. Dans la décision de 1995, il assigne donc un statut normatif, en quelque sorte intermédiaire entre le voeu et l'injonction, au droit au logement. Nous pourrions parler à cet égard de la recherche de l' « effet utile minimum ».

La lecture du passage central de la décision éclaire bien cette technique d'interprétation :

" Considérant qu'il ressort du Préambule de la Constitution de 1946 que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ;

Considérant qu'il résulte de ces principes que la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle ;

Considérant qu'il incombe tant au législateur qu'au Gouvernement de déterminer, conformément à leurs compétences respectives, les modalités de mise en oeuvre de cet objectif à valeur constitutionnelle ; que le législateur peut à cette fin modifier, compléter ou abroger des dispositions législatives antérieurement promulguées à la seule condition de ne pas priver de garanties légales des principes à valeur constitutionnelle qu'elles avaient pour objet de mettre en oeuvre ..." (19 janvier 1995, loi relative à la diversité de l'habitat).

On me permettra de donner un troisième exemple, peut-être plus parlant encore, du lien entre choix d'une méthode d'interprétation et pouvoir normatif que se reconnaît le juge constitutionnel. Le Préambule de la Constitution française de 1946 (toujours lui), auquel renvoie le Préambule de notre actuelle Constitution, se réfère aux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »... sans autre précision.

C'est en 1971 (16 juillet 1971, contrat d'association) que le Conseil constitutionnel français a fait application pour la première fois de cette notion, en dégageant le principe selon lequel la création des associations ne devait pas se trouver soumise à une autorisation administrative.

D'autres décisions ont suivi qui ont conféré valeur constitutionnelle, sur le même fondement, par exemple à l'indépendance des professeurs de l'enseignement supérieur (qui implique leur représentation distincte dans les instances universitaires) ou à la compétence exclusive du juge administratif pour connaître des actes administratifs unilatéraux mettant en oeuvre une prérogative de puissance publique...

Cette formule de « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » a fait couler beaucoup d'encre, car, par son caractère très ouvert, elle permettrait au juge constitutionnel d'élever au rang constitutionnel une multitude de règles.

On a dénoncé le danger de voir le juge constitutionnel utiliser une telle « matrice de normes constitutionnelles » de façon arbitraire et inconsidérée, produisant une « Constitution bis » par voie purement jurisprudentielle, en faisant mine de l'extraire de la tradition républicaine. On a aussi souligné le péril de conservatisme juridique que cette constitutionnalisation du passé recélait.

Le Conseil constitutionnel a en partie clos le débat -et conjuré le danger- en s'imposant une certaine discipline d'interprétation dans la mise à jour des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». De plus, il a énoncé de façon détaillée cette discipline dans une décision de 1988 (20 juillet 1988, loi d'amnistie) : il faut que le principe ait un degré suffisant de généralité ; qu'il trouve un ancrage textuel dans une ou plusieurs lois intervenues sous un régime républicain antérieur à 1946 ; qu'il n'y ait jamais été dérogé par une loi républicaine etc...

Enfin, le Conseil préfère systématiquement, lorsqu'il en a le choix, faire reposer le contrôle de constitutionnalité sur une autre disposition constitutionnelle que les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Ceux-ci ne sont donc utilisés qu'à titre subsidiaire.

On peut disserter à l'infini, sur un plan universitaire, des mérites de la règle d'interprétation que s'est donnée le Conseil en 1988 à propos des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». L'essentiel est ailleurs : dans la volonté d'autolimitation (« self restraint ») et de transparence qu'elle manifeste.

Autre exemple d'interprétation manifestant une volonté d'autolimitation. L'article 55 de la Constitution française énonce que les traités ont, dès leur ratification par la France, une valeur supérieure à celle des lois. Cette affirmation du caractère moniste du système juridique français devait-elle conduire à faire du respect par la loi des engagements internationaux de la France une condition de leur constitutionnalité ?

L'enjeu était, là encore, considérable : en cas de réponse positive, les normes de référence du contrôle de constitutionnalité s'étendaient à l'ensemble des instruments internationaux auxquels la France est partie...

Cette solution a été écartée en 1975 (15 janvier 1975, interruption volontaire de grossesse) au moyen d'une technique d'interprétation que l'on rattachera, faute de trouver un meilleur terme, au « réalisme fonctionnel » : l'article 55 ne condamne pas la loi contraire au traité. Simplement, mais c'est déjà beaucoup, il oblige les juridictions de droit commun à faire prévaloir le traité sur la loi contraire, même postérieure (ce que font quotidiennement toutes les juridictions françaises depuis le début des années 90).

Il n'y a donc pas lieu, pour le Conseil constitutionnel, de déclarer contraire à l'article 55 telle disposition législative au motif qu'elle est contraire à telle convention internationale.

Cette interprétation a été critiquée, parfois avec des arguments intellectuellement impressionnants, par d'éminents spécialistes du droit international. Mais ceux-ci méconnaissent sa véritable raison d'être : l'impossibilité pratique pour le juge constitutionnel français, soumis aux contraintes du contrôle abstrait et a priori, et enfermé dans un délai d'examen court (au maximum un mois), d'inventorier le « stock » immense des engagements internationaux de la France en vigueur, pour repérer une éventuelle contrariété de la disposition déférée avec tel ou tel d'entre eux. L'autolimitation est ici dictée par la nécessité impérieuse d'assurer la crédibilité et la sûreté du contrôle de constitutionnalité.

Dernier exemple (last but not least) de principe d'interprétation manifestant une volonté d'autolimitation : la loi, expression de la volonté générale, ne peut céder que devant une manifestation plus solennelle encore de la volonté générale. Aussi, comme il le répète souvent dans ses décisions, le Conseil constitutionnel ne dispose-t-il pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement. Il a seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Chaque fois qu'il déclare une loi non-conforme à la Constitution, il prend le soin de préciser sur quel texte de valeur constitutionnelle il se fonde.

En l'absence d'un fondement sûr dans la Constitution, il ne saurait être question, pour le juge constitutionnel, lorsque des considérations d'opportunité ou d'équité lui sembleraient gravement méconnues par les dispositions soumises à son examen, ni de solliciter à l'excès une norme constitutionnelle dont l'application à l'espèce est rien moins qu'évident, ni -a fortiori- de créer de toutes pièces une nouvelle norme constitutionnelle justifiant l'invalidation « pour les besoins de la cause ».

D'où la réticence du Conseil à admettre des « principes généraux du droit à valeur constitutionnelle » non rattachables à tel élément ou à tel autre des textes constitutionnels (par exemple aux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » que j'ai évoqués plus tôt).

« Il a existé une tendance, aujourd'hui à peu près vaincue, à faire appel à des principes constitutionnels sans texte » disait à ce sujet en 1996, dans un colloque, le doyen Vedel, ancien membre du Conseil constitutionnel.

Le Conseil ne l'a d'ailleurs fait dans le passé qu'avec parcimonie, et seulement lorsque le principe en cause lui paraissait, par son importance, consubstantiel à l'Etat de droit :

- ordre public (27 juillet 1982, communication audiovisuelle ; 13 août 1993, immigration ) ;

- continuité du service public (25 juillet 1979, droit de grève à la radio et à la télévision) ;

- et, tout récemment, caractère non impératif des mandats électoraux (6 mars 1998, fonctionnement des conseils régionaux).

De même, dans la conciliation qu'il lui appartient d'opérer entre normes constitutionnelles susceptibles d'entrer en conflit, il doit s'interdire de sacrifier une norme à une autre, car cela reviendrait à admettre que certaines de ces normes sont d'un rang plus élevé que d'autres.

Or le Conseil a toujours refusé toute idée de supraconstitutionnalité. Si, sur le plan historique, éthique ou philosophique, certaines d'entre elles paraissent plus fondamentales (ainsi de notions comme la liberté individuelle, la sûreté ou l'égalité), car liées aux valeurs premières de la société démocratique, les règles et les principes constitutionnels sont tous d'égale valeur juridique.

La conciliation exige en outre qu'il ne soit pas porté une « atteinte excessive » à l'une des normes constitutionnelles en conflit (par exemple : décision des 19 et 20 janvier 1981, loi « sécurité liberté »).

Bien sûr, beaucoup de règles d'interprétation se présentent comme de simples heuristiques, valables pour tout juge, et sans rapport direct avec le pouvoir que se reconnaît le juge constitutionnel. Citons en quelques unes (empruntées à un article du Professeur Luchaire, ancien membre du Conseil constitutionnel français) :

- lorsqu'un principe a été posé, les dérogations à ce principe sont d'interprétation stricte ;

- entre deux interprétations possibles d'un texte, il convient de retenir celle qui lui donne son effet utile ;

- les termes susceptibles de deux sens doivent être pris dans le sens qui convient le mieux à la matière ;

- un terme qui revient à plusieurs reprises dans le même texte doit être interprété dans le même sens ;

- la lettre claire d'un texte prévaut sur son esprit ;

- la norme explicite l'emporte sur la norme implicite, dégagée par exemple par a contrario ;

- la règle spéciale prime la règle générale ;

- la norme postérieure l'emporte sur la règle antérieure....

A noter que cette dernière heuristique vaut pour la norme contrôlée et non pour la norme de référence. Si la Constitution française de 1958 renvoie à la Déclaration des Droits de l'homme de 1789, aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République avant 1946 et aux « principes particulièrement nécessaires à notre temps » énumérés par le Préambule de la Constitution de 1946, la date de ces différentes sources n'entraîne aucune hiérarchie entre elles, le peuple souverain les ayant adoptées en bloc en 1958.

En revanche, le Conseil n'hésite pas à actualiser la portée des principes les plus anciennement énoncés, compte tenu des évolutions intervenues depuis. Ainsi, la « liberté de communication des pensées et des opinions », proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789, a été appliquée moyennant un effort de transposition, parfois considérable, pour prendre en compte les réalités de la communication audiovisuelle.

Mais même les sujétions que les techniques classiques d'interprétation font peser sur le juge constitutionnel constituent des « garde fous » contre le subjectivisme et l'arbitraire de l'interprète de la Constitution.

Si celui-ci les accepte pleinement et refuse de s'en écarter lorsque cela l'arrangerait, il fait acte d'autolimitation.

Il y a là, cependant, un équilibre délicat à trouver entre sécurité juridique et empirisme. Appliquées inexorablement, les techniques d'interprétation pourraient en effet conduire le juge constitutionnel à des solutions contraires à l'intérêt général ou totalement irréalistes. C'est ainsi que, malgré l'heuristique selon laquelle un terme revenant à plusieurs reprises doit être interprété dans le même sens, le Conseil a considéré qu'il ne lui appartenait pas de connaître de la loi référendaire : or, dans la Constitution, le terme « loi » (sans adjectif) se réfère indistinctement aux différents types de lois (ordinaire, organique, référendaire...) et l'article donnant compétence au Conseil pour vérifier la conformité des lois à la Constitution ne fait nullement la réserve des lois adoptées par voie référendaire.

Par cette introduction, dont l'unique ambition est de lancer le débat, j'ai voulu établir un lien entre principes d'interprétation constitutionnelle et autolimitation du juge constitutionnel. Je suis convaincu en effet que ce dernier, sans rien abdiquer de son rôle de gardien de la charte fondamentale, ne doit pas céder à la tentation d'amender celle-ci.

C'est la rigueur, la clarté, la constance des règles d'interprétation qu'il utilise qui doivent lui permette de jouer tout son rôle, mais seulement son rôle, dans le fonctionnement de l'Etat de droit.

En définitive, l'autolimitation du juge constitutionnel exprime sa volonté de lutter contre ce qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse : la libre interprétation de la Constitution.

Pour résister aux sirènes de sa propre subjectivité et des pressions idéologiques qui s'exercent inévitablement sur lui, le juge constitutionnel se lie par des principes d'interprétation... comme Ulysse se fait attacher au mât de son navire !...