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Colloque sur la QPC

Discours de Jean-Louis DEBRÉ, Conseil constitutionnel, 24 janvier 2014


Monsieur le Professeur,

Messieurs les Présidents,

Mesdames et Messieurs, Chers amis

Je suis particulièrement heureux de vous accueillir au Conseil constitutionnel et je remercie les deux organisateurs de cette manifestation, Dominique Rousseau et Pasquale Pasquino.

Je retrouve dans l'assistance de nombreux visages amis. Je veux notamment saluer ceux qui ont bien voulu venir de l'étranger pour participer à cette journée d'étude et notamment le Président Barbosa qui nous honore de sa présence. C'est pour nous une chance que de pouvoir l'entendre, de même que de nombreux autres orateurs au premier rang desquels M. Urvoas président de la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Les débuts d'année permettent des bilans. L'année 2013 aura été l'année durant laquelle le Conseil constitutionnel aura connu, depuis sa création, la plus intense activité. Il a rendu 358 décisions, ce qui, même les années d'élections, n'était jamais arrivé.

Cette activité exceptionnelle a vu le Conseil se prononcer à trois titres principaux.

L'année 2013 a, en premier lieu, été marquée par les comptes de campagne. D'une part, le Conseil constitutionnel a été saisi par la Commission nationale des comptes de campagne de la situation des candidats aux élections législatives dont le compte a été rejeté ou n'a pas été déposé dans les délais. D'autre part, il a été saisi d'un recours contre une décision de cette Commission rejetant les comptes de campagne d'un candidat à l'élection présidentielle. À ces deux titres, le Conseil a rendu 257 décisions.

En deuxième lieu, l'année écoulée a été marquée par l'activité de contrôle a priori de la loi. Les saisines ont été nombreuses. Le Conseil avait rendu 17 décisions en 2012. Il en a rendu 22 en 2013 et il a encore jugé en janvier trois lois dont il avait été saisi en décembre par des parlementaires.

En troisième et dernier lieu, 2013 a connu la stabilisation du contrôle a posteriori de la loi dans le cadre du contentieux de la QPC. Le Conseil a été saisi, en 2013, à 74 reprises par le Conseil d'État et la Cour de cassation. En 2012, le Conseil avait été saisi exactement du même nombre de QPC, 74. Ainsi, après deux premières années avec plus de 100 QPC par an, le système a trouvé son rythme de croisière. Il fonctionne bien. Il est devenu le principal outil de protection des droits et libertés constitutionnellement garantis aux mains des citoyens.

Parmi toute cette jurisprudence, je voudrais avec vous retenir deux questions : le dialogue des juges, d'une part, et la prise en compte du temps, d'autre part.

1 – Le dialogue des juges

Vous savez la volonté du Conseil constitutionnel de faire vivre le nécessaire dialogue des juges. Ce dialogue a été rendu plus nécessaire par les deux choix fondamentaux du Parlement lorsqu'il a posé le cadre juridique de la QPC : d'une part, la dissociation des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité et, d'autre part, la nécessaire interaction entre Conseil d'État, Cour de cassation et Conseil constitutionnel. J'y ajoute la nécessaire interaction avec la Cour de justice de l'Union européenne de Luxembourg et la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg.

Je relève avec vous que, grâce aux choix judicieux du Parlement, le mécanisme de la QPC a correctement fonctionné en 2013. Le nombre d'affaires transmises le souligne mais aussi la bonne application des critères de transmission. Pour sa part, le Conseil constitutionnel veille à ne pas connaître de l'applicabilité au litige de la disposition législative. Vous aurez également noté sa très grande prudence face à un contrôle « en tant que de ne pas », c'est-à-dire un contrôle d'une disposition législative en tant qu'elle ne s'appliquerait pas à la situation du requérant.

Le Conseil constitutionnel a également veillé en 2013 à l'interaction avec les cours européennes. Je ne reviens pas, car j'en avais parlé au colloque d'avril à l'Assemblée nationale, sur notre prise en compte de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Elle crée une présomption de conformité conventionnelle en cas de conformité constitutionnelle.

Plus encore, je ne peux que me féliciter avec vous de la première question préjudicielle posée par le Conseil à la Cour de Luxembourg dans notre décision du 4 avril 2013. Cette décision est un signal fort de la détermination du Conseil, tout en veillant à ne pas exercer un contrôle de conventionnalité, à s'insérer dans les nécessaires rapports de système entre ordres juridiques.

Ce dialogue des juges a-t-il atteint un parfait équilibre ? D'abord ce dialogue, comme l'amour, doit se nourrir de preuves quotidiennes ou même hebdomadaires. Il faut donc continuer de part et d'autre. En outre, je veux relever une voie de progrès nécessaire, celle du respect de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel.

Pour les lois, j'ai eu l'occasion de dire ce qu'il en était dans mes vœux au Président de la République qui, tout à la fois, veille au respect de la Constitution, promulgue les lois et peut demander une nouvelle délibération de celles-ci. Je veux aussi souligner les progrès qui demeurent à effectuer avec les cours suprêmes.

D'une part, ces progrès concernent les « réserves » du Conseil constitutionnel auxquelles s'applique pleinement l'autorité de l'article 62 de la Constitution. Le juge administratif ou judiciaire, lorsqu'il applique une loi, doit pleinement prendre en compte les réserves du Conseil et non se préoccuper de savoir à quelle occasion cette réserve a été formulée.

D'autre part, des avancées sont nécessaires quant à l'autorité de la chose interprétée. Sa prise en compte doit se généraliser dans le cadre de l'article 61-1 de la Constitution. Il incombe alors aux juridictions administrative et judiciaire de faire application des décisions du Conseil constitutionnel selon une interprétation renouvelée de l'article 62 de la Constitution.

Lorsque le juge se trouve en face d'une disposition législative proche de celle qu'a déclarée contraire à la Constitution le Conseil constitutionnel, il ne peut pas s'abriter derrière la loi-écran et doit être amené à transmettre la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel par l'intermédiaire, le cas échéant, de sa cour suprême. La seule limite à cette orientation est l'interdiction voulue par le Parlement de la possibilité pour le juge de soulever lui-même, d'office, une QPC.

J'en viens au second point que je voudrais aborder avec vous, celui de la prise en compte du temps.

2 – La prise en compte du temps

Le Conseil constitutionnel veille avec soin à cette prise en compte du temps dans le contentieux de la QPC. Le Constituant a en effet voulu à l'article 62 de la Constitution que le Conseil détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que les dispositions déclarées inconstitutionnelles produisent sont susceptibles d'être remis en cause. Dans deux décisions du 25 mars 2011, le Conseil constitutionnel a posé le principe : « en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ». Il a aussi rappelé que c'est au Conseil constitutionnel de fixer la date de l'abrogation et, le cas échéant, de reporter dans le temps ses effets et de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.

Plusieurs décisions soulignent le soin avec lequel le Conseil procède à cette détermination. La précision des décisions se fait croissante sur ce point. Je n'en donne qu'un exemple récent.

Dans la décision 360 QPC du 9 janvier 2014, le Conseil constitutionnel avait à connaître des dispositions relatives à la perte de la nationalité française par acquisition d'une nationalité étrangère qui ont été applicables entre le 1er juin 1951 et l'entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1973. Le Conseil constitutionnel a alors relevé que le législateur avait réservé aux Français du sexe masculin, quelle que soit leur situation au regard des obligations militaires, le droit de choisir de conserver la nationalité française lors de l'acquisition volontaire d'une nationalité étrangère. Dès lors, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions contestées instituent entre les femmes et les hommes une différence de traitement sans rapport avec l'objectif poursuivi et qui ne peut être regardée comme justifiée. Il a donc jugé contraires à la Constitution les mots « du sexe masculin » dans les dispositions contestées. Il lui incombait alors de fixer les effets dans le temps de cette déclaration d'inconstitutionnalité.

Le Conseil a jugé que cette déclaration d'inconstitutionnalité prend effet à compter de la publication de sa décision. Il a ajouté qu'elle peut être invoquée par les femmes qui ont perdu la nationalité française par l'application des dispositions de l'article 87 du code de la nationalité, entre le 1er juin 1951 et l'entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1973. Il a précisé que les descendants de ces femmes peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant, compte tenu de cette inconstitutionnalité, que ces femmes ont conservé la nationalité française.

Vous voyez avec quel soin le Conseil fixe désormais les effets dans le temps de ses décisions QPC. Mais il me faut évidement dire quelques mots de la prise en compte du temps dans les décisions DC.

Vous savez que le Conseil constitutionnel fait une place aux principes de sécurité juridique et de confiance légitime, même si l'exigence de sécurité juridique n'est pas reconnue comme un principe constitutionnel par le Conseil. Le Conseil utilise cette exigence pour limiter la rétroactivité des lois, protéger l'économie des contrats légalement conclus et renforcer son contrôle sur les lois de validation.

Toutefois, jusqu'à la décision du 19 décembre 2013 relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, le Conseil avait toujours refusé de reconnaître, en tant que tel, un principe de confiance légitime.

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a maintenu son refus de consacrer en tant que tel un principe de sécurité juridique. Il continue de juger qu'« il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ».

En revanche, le Conseil a confirmé l'évolution de sa jurisprudence relative à la garantie des droits et a reconnu à ce titre une protection constitutionnelle non seulement des « situations légalement acquises », mais aussi des « effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations ». Dans le cas des dispositions qu'il examinait, cela l'a conduit à limiter l'application rétrospective de taux de prélèvements sociaux plus élevés aux gains des contrats d'assurance-vie ouverts avant le 26 septembre 1997.

Cette évolution est importante. Les citoyens peuvent avoir une légitime confiance dans la volonté du Conseil constitutionnel de faire vivre cette jurisprudence.

Mesdames et Messieurs,

Il est temps que je vous laisse la parole, pour vous écouter sur votre analyse des institutions, du droit constitutionnel et du contrôle de constitutionnalité.

Je vous remercie à nouveau très vivement d'être venus.

Bon colloque.