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Colloque « Mieux légiférer»

Discours de Jean-Louis DEBRÉ, Assemblée nationale, du 28 novembre 2014


Il est des sujets de colloque comme des saisons ou des fleurs. Ils reviennent avec régularité.

Une régularité heureuse quant il s'agit de voir réapparaître les bourgeons puis l'été.

Une régularité plus lassante quand il s'agit de traiter de la médiocre qualité de la loi. À l'air de déjà vu, s'ajoute en effet un sentiment d'incapacité à mettre en œuvre les moyens pour remédier à la détérioration de la qualité de la loi.

Les causes de la mauvaise législation sont internes au Parlement ; elles sont également partagées avec le Gouvernement. À ces deux acteurs de réagir pour revenir sur les errements actuels.

J'ai donc hésité à participer à ce colloque. D'autant plus que le Conseil constitutionnel n'est pas là pour se prononcer sur la qualité de la loi ni sur les moyens de l'améliorer. Il n'est pas là pour définir les moyens pour « mieux légiférer ».

Il n'est pas possible que le juge de la conformité des lois à la Constitution, c'est-à-dire principalement aux droits et libertés qu'elle garantit, fasse évoluer son rôle pour devenir l'arbitre des choix législatifs.

Mais j'ai été sensible à l'invitation du Président Bartolone et n'avais aucune envie de lui répondre négativement. J'ai aussi un attachement très particulier et fort avec cette maison.

Le thème retenu est important à défaut d'être très constitutionnel. « Mieux légiférer » est un bel objectif qui doit évidement être encouragé.

Après plusieurs orateurs, je voudrais d'abord faire avec vous un bilan de la médiocre législation (I) avant de relever que cette question a un caractère faiblement constitutionnel (II).

I – Une législation médiocre

Faire un bilan de la médiocre législation ne vise évidemment pas à se prononcer sur le fond de celle-ci. Cette appréciation est malheureusement commune aux législatures successives. Je rappelle deux chiffres pour mesurer de l'inflation que subit la loi. Ces chiffres portent sur les textes définitifs des lois promulguées dans une année, ainsi que les textes des résolutions adoptées par l'Assemblée nationale.

En 2002 le nombre de caractères de ces textes étaient de 1,87 millions.

En 2013, il a atteint 3,82 millions.

Le volume des lois a ainsi plus que doublé en dix ans. De ce fait le nombre de pages nécessaires pour reproduire ces textes est passé de 1 152 à 2 440. Là aussi, c'est logique, ce nombre a plus que doublé.

Le constat quantitatif est également impressionnant pour les amendements déposés. Ce droit d'amendement est naturellement un droit constitutionnel sur lequel il n'est pas question de revenir.

A l'Assemblée nationale, pour la session 2012-2013, on dénombre 32 545 amendements, et pour la session 2013-2014, 21 051 déposés et 3 896 adoptés. Par comparaison, pour la session 2000-2001, ce nombre était de 7 821. Et pour la session 1999-2000 de 11 522. Là encore, le nombre a plus que doublé.

Ce constat est quantitatif. Il semble irréel.

Deux exemples pour l'illustrer.

Sous la précédente législature, la loi dite Grenelle II du 12 juillet 2010 comportait 257 articles. Le projet de loi initial en comportait déjà 104 : à l'issue des travaux parlementaires, ce sont donc 153 articles additionnels qui l'ont enrichie !

Sous l'actuelle législature, la loi du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové comportait 177 articles. Là aussi, l'inflation est tout autant l'œuvre du projet de loi initial (84 articles) que des amendements ajoutant de nouvelles dispositions (93 articles additionnels).

Cette loi modifiait de très nombreuses dispositions législatives touchant à la vie quotidienne. Elle nécessitait près d'une centaine de mesures règlementaires d'application. Alors que ces mesures n'ont, pour la plupart, pas encore été prises, la modification de la loi est d'ores et déjà mise en chantier. C'est là le deuxième constat de la mauvaise législation. Celui de sa modification trop fréquente.

Sur l'instabilité de la norme, il faut énoncer un préalable. Il est normal que chaque alternance politique puisse conduire à la modification de notre législation. C'est bien là le jeu démocratique.

En ce sens les alternances politiques régulières dans notre pays depuis 1981 ont contribué à la modification récurrente des lois et règlements. Mais ce facteur explicatif là est républicain.

Il devrait en revanche conduire, après chaque alternance, le pouvoir à ne modifier la norme qu'après réflexion et en veillant à la stabilité de la nouvelle norme pendant la période où il est aux affaires. Or il n'en est rien. Ni à droite. Ni à gauche.

Je voudrais prendre avec vous deux exemples.

Le premier exemple est celui du dispositif de crédit d'impôt en faveur du développement durable. Ce mécanisme a pour objet de faire bénéficier d'un crédit d'impôt sur le revenu les contribuables, propriétaires, locataires ou occupants à titre gratuit de leur résidence principale au titre des dépenses supportées pour l'amélioration de la qualité environnementale de leur logement.

Ce mécanisme a été créé par la loi du 30 décembre 1999 (de finances pour 2000). Il a été profondément réformé par la loi du 30 décembre 2004 (de finances pour 2005). Il a aussi été modifié par la loi de finances pour 2006 à la fois dans son assiette et dans son taux.

Puis dans son assiette par la loi sur l'eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006.

Puis dans son assiette et dans son taux par la loi du 27 décembre 2008 (de finances pour 2009).

Puis dans son assiette et dans son taux par la loi du 29 décembre 2010 (de finances pour 2011).

Puis dans son assiette et dans son taux par la loi du 28 décembre 2011 (de finances pour 2012).

Puis dans son assiette et dans son taux par la loi du 29 décembre 2013 (de finances pour 2014).

Et il me semble que l'actuel projet de loi de finances pour 2015 en réforme à nouveau le taux et l'assiette ! Pour dire pudiquement les choses, cette loi de finances prend une orientation assez différente de la précédente.

Ainsi presque chaque année, l'avantage est accordé ou retiré aux propriétaires bailleurs, étendu à l'isolation des murs, supprimé pour les parois opaques, supprimé pour les changements de fenêtre, étendu aux chaudières à micro cogénération gazeuse...

De même le taux est passé à 40 % pour certaines chaudières, puis à 50 % pour certains panneaux solaires, puis a été diminué à 15 %, avant de remonter à 25 % pour un bouquet de travaux.

Bref, c'est le mouvement perpétuel, cela change tout le temps. Ce qui rend impossible pour les acteurs économiques une quelconque prévisibilité de leur retour sur investissement et nuit à la confiance nécessaire pour chaque entreprise. De leur coté, les particuliers sont dans l'incapacité de suivre une règlementation si mouvante. La conséquence en est que les particuliers ne font plus dépendre leur comportement d'une règle qui, à force de varier, a perdu son pouvoir incitatif.

Je voudrais prendre avec vous un deuxième exemple, celui du régime d'imposition des plus-values immobilières de cessions de terrain à bâtir.

La loi de finances rectificative du 19 septembre 2011 a allongé de 2 à 30 ans la durée de détention d'un bien pour obtenir une exonération totale. L'abattement était de 2 % pendant 17 ans puis de 4 % pendant 7 ans puis de 8 % pendant 6 ans.

La loi de finances du 29 décembre 2012 (pour 2013) modifiait l'imposition des plus-values immobilières sur les terrains à bâtir pour les soumettre au barème de l'impôt sur le revenu. Ce choix avait pour conséquence de porter, avec toutes les autres impositions pouvant peser sur ces plus-values, à 82 % l'imposition marginale de ces plus-values.

Le Conseil constitutionnel a jugé ce nouveau niveau d'imposition, qui faisait peser sur les contribuables concernés une charge excessive au regard de leur capacité contributive, contraire au principe d'égalité devant les charges publiques. Il a censuré cet article.

Dans le même temps, la loi du 29 décembre 2012 (de finances rectificative pour 2012) a institué une nouvelle taxe sur les plus-values de cessions immobilières portant sur les immeubles bâtis dont la plus-value imposable est supérieure à 50 000 euros.

La loi du 29 décembre 2013 (de finances pour 2014) a ajouté une pierre supplémentaire à la complexité en créant un régime d'abattement différent pour les prélèvements sociaux et pour les prélèvements forfaitaires libératoires de l'impôt sur le revenu. En outre elle a institué un abattement exceptionnel de 25 % pour les immeubles bâtis. Enfin la loi entendait réformer l'imposition des plus-values immobilières sur les cessions de terrains à bâtir, avec la suppression de tout abattement. Toutefois, le Conseil constitutionnel a censuré ce dernier point.

La loi de finances pour 2015 réforme à nouveau profondément ce dispositif.

Il ne me revient pas de savoir quelle est la bonne imposition des plus-values immobilières. Mais il est certain que les modifications récurrentes de cette fiscalité ont contribué à geler les anticipations économiques dans le secteur du logement.

Mesdames et Messieurs je me limiterai à ces deux exemples qui pourraient bien sûr être multipliés. L'essentiel est de percevoir que ce n'est pas seulement l'augmentation de la masse des dispositions législatives qui est le symptôme du « mal légiférer ». C'est aussi et surtout le rythme de modification des mêmes dispositions législatives.

J'en viens maintenant au second temps de mon propos qui est de relever avec vous que cette problématique est faiblement constitutionnelle.

II – Une problématique faiblement constitutionnelle

Le Conseil constitutionnel a souvent à connaître de lois aussi longues qu'imparfaitement travaillées. Il est saisi de dispositions incohérentes et mal coordonnées. Il examine des textes gonflés d'amendements préparés hâtivement. Il voit revenir chaque année, notamment en droit fiscal, des modifications récurrentes des mêmes règles. Bref, il subit les bégaiements et les malfaçons législatives. J'ai eu l'occasion de faire part de ma préoccupation sur ce point lors des vœux au Président de la République en janvier 2014.

Face à cette situation, le Conseil constitutionnel ne peut pas beaucoup agir. Son contrôle de constitutionnalité vise à faire respecter les règles institutionnelles figurant dans la Constitution notamment en matière parlementaire, ainsi que l'ensemble des droits et libertés constitutionnellement garantis. Rien de tout cela n'a trait à la qualité de la loi. Ce n'est donc pas principalement vers le Conseil constitutionnel qu'il faut se tourner pour remédier aux maux que nous relevons ensemble.

Le Conseil constitutionnel a néanmoins développé une jurisprudence relative à la clarté puis à l'accessibilité et à l'intelligibilité de la loi.

Dans un premier temps, le Conseil a pu juger inconstitutionnelle une disposition législative ne répondant pas à l'exigence de clarté qui découle de l'article 34 de la Constitution : une disposition législative qui est incompréhensible et donc inapplicable est entachée d'incompétence négative. Le Conseil a jugé :

– qu'une disposition fiscale susceptible de deux interprétations, entre lesquelles les travaux préparatoires ne permettaient pas de trancher, n'avait pas fixé les règles concernant l'assiette de l'impôt et était donc entachée d'incompétence négative (décision n° 85-191 DC du 10 juillet 1985) ;

– qu'une disposition en matière d'urbanisme commercial, qui apportait à la liberté d'entreprendre des limitations qui n'étaient pas énoncées de façon claire et précise, était contraire à l'article 34 de la Constitution (décision n° 2000-435 DC du 7 décembre 2000).

Dans un second temps, le Conseil constitutionnel a dégagé un objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi en se fondant sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 (décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999).

Il a jugé que l'égalité devant la loi, énoncée par l'article 6 de la Déclaration, et la garantie des droits, requise par son article 16, pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables. Il a estimé qu'une telle connaissance était en outre nécessaire à l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5 aux termes duquel « tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas ».

Sur cette base, le Conseil constitutionnel a censuré la disposition législative relative au libellé de certains bulletins de vote tant les défectuosités dont elle était entachée méconnaissaient cet objectif de valeur constitutionnelle : incertitude sur la portée normative d'une partie du texte, enchaînement peu clair de ses alinéas, vocabulaire imprécis, insertion d'une disposition paraissant viser l'élection des sénateurs dans une partie du code électoral non applicable à l'élection de ces derniers (décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003).

La méconnaissance de cet objectif de valeur constitutionnelle a donné lieu à d'autres censures (n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008, n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 et n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013).

Dans la décision n° 2005-530 DC, le Conseil constitutionnel a censuré l'intégralité de l'article 78 de la loi de finances pour 2006, notamment car sa complexité était excessive eu égard à sa finalité.

Il s'agissait de fixer un plafonnement global des niches fiscales. Les contribuables devaient calculer par avance le montant de leur impôt, afin d'évaluer les conséquences des nouvelles règles de plafonnement sur tel ou tel de leurs choix. Ces calculs étaient d'une très grande complexité qui se traduisait notamment par la longueur de l'article 78 (9 pages de la « petite loi » et 14 801 caractères), par le caractère imperméable au profane (et parfois ambigu pour le spécialiste) de ses dispositions, ainsi que par les très nombreux renvois qu'il comportait à d'autres dispositions.

Les incertitudes qui en résultaient auraient été à la source d'insécurité juridique, et notamment de malentendus et de contentieux. Le Conseil a donc censuré cette disposition.

Dans la décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008, le législateur avait entendu ouvrir aux entités adjudicatrices la possibilité de recourir de plein droit à la procédure négociée pour la passation de leurs marchés. Il avait, à cet effet, défini deux procédures, supposées alternatives, en dessous et au dessus d'un seuil défini par décret. Le texte était cependant entaché d'une erreur matérielle. En effet le dernier alinéa relatif à cette procédure négociée simplifiée mentionnait « supérieur » au lieu de mentionner « inférieur ». Il en résultait un dispositif incohérent de par sa contradiction interne, deux procédures supposées exclusives l'une de l'autre pouvant s'appliquer ensemble, en méconnaissance d'ailleurs de l'intention du législateur et du droit communautaire. Le risque de contentieux était réel. Le texte a été jugé inintelligible et censuré.

Le Conseil constitutionnel a aujourd'hui un considérant bien fixé : « considérant qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, lui impose d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009).

Selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ne peut en lui-même être invoqué à l'appui d'une QPC (n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012 et n° 2012-283 QPC du 23 novembre 2012).

Mais cet objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, lorsqu'il est fondé sur la méconnaissance de la première phrase de l'article 2 de la Constitution, peut être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (n° 2010-285 QPC du 30 novembre 2012). Le Conseil a ainsi jugé « qu'aux termes du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français » ; que si la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, ne peut, en elle-même, être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution, l'atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité de la loi qui résulte de l'absence de version française d'une disposition législative peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité » (cons. 12).

Ainsi, à la place qui est la sienne, le Conseil constitutionnel œuvre pour la qualité de la loi. Celle-ci est cependant d'abord le fait de ceux qui préparent et votent la loi. Il faut espérer une prise de conscience renouvelée des exigences en cette matière. Votre colloque peut sans doute y contribuer . Restons optimiste.