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Décision n° 97-393 DC du 18 décembre 1997 - Saisine par 60 députés

Loi de financement de la sécurité sociale pour 1998
Conformité

Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, adoptée par l'Assemblée nationale le 2 décembre 1997.
Les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que la loi précédemment citée n'est pas conforme à la Consitution pour les motifs développés ci-dessous.
I : Sur l'ensemble de la loi

  1. La loi a été votée selon une procédure non conforme aux exigences constitutionnelles. En effet, contrairement aux prescriptions de la loi organique du 22 juillet 1996 sur le financement de la sécurité sociale : assimilable du point de vue de ses effets à l'ordonnance portant loi organique sur les lois de finances du 2 janvier 1959 -, les divers rapports et annexes qui, selon l'article LO 111-6 du code de la sécurité sociale, doivent être déposés sur le bureau de l'Assemblée « au plus tard le 15 octobre » n'ont pas été mis à la disposition des députés dans les délais prescrits.
    Cette année, les annexes prévues à l'article LO 111-4 n'ont pas été mises à la disposition des parlementaires dans des délais nécessaires à leur examen dans des conditions normales avant le début de la discussion du projet de loi.
    Si le feuilleton de l'Assemblée nationale du 16 octobre 1997 informe bien les députés de la mise en distribution le 15 octobre du projet de loi de financement de la sécurité sociale, du rapport et des annexes, en application de la loi organique précitée, il s'avère que seuls le projet de loi et le rapport étaient réellement disponibles à cette date.
    Les annexes n'ont été disponibles que six jours après la distribution du projet de loi, soit le 21 octobre 1997, le jour même de l'examen du texte en séance publique.
    Les députés n'ont donc disposé que de quelques heures pour étudier les 696 pages de ces annexes qui concernent : les données de la situation sanitaire et sociale de la population, la mise en oeuvre des dispositions de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1997, les recettes et dépenses des régimes de base, les ressources par catégories des régimes de base, les compensations financières entre régimes, les comptes du fonds de solidarité vieillesse et de la CADES, et les comptes de la protection sociale.
    Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision de principe du 29 décembre 1994 (n° 94-851 DC,
    26, in recueil de jurisprudence constitutionnelle I-606 : Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 9e éd, n° 48, p 891), a précisé qu'il s'agissait-là d'une obligation du Gouvernement, le Parlement devant disposer « en temps utile des informations nécessaires à l'exercice complet de ses prérogatives budgétaires ».
    II. : Sur les dispositions de la loi
    procédant à des validations d'actes administratifs
  2. Il a été soutenu, tout d'abord, lors des débats devant l'Assemblée nationale, du moins pour celui contenu dans l'article 27 (JO, Débats, Ass. nat, 2e séance, 27 octobre 1997, intervention de M Bourg-Broc), qu'il s'agissait de « cavaliers sociaux » comparables aux « cavaliers budgétaires » contenus dans les lois de finances et donc interdits comme ceux-ci. Cette éventualité avait déjà été évoquée par un spécialiste des questions parlementaires, le professeur Guy Carcassonne, lors de son audition par la commission spéciale chargée d'examiner la loi organique du 22 juillet 1996. Elle se réalise ici comme le reconnaissent expressément le rapporteur de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales ainsi que M Claude Evin (tous deux cités par M Bourg-Broc ; séance du 27 octobre 1997, p 4739) à propos de l'article 27.
    Cet article valide la cotation des actes de scanographie passés depuis 1991. Dans un arrêt du 4 mars 1996, le Conseil d'Etat a annulé une circulaire et un arrêté du 11 juillet 1991 modifiant la cotation de ces actes. Pour éviter « l'impact financier maximum du paiement de (la) différence découlant de ces annulations et dont le montant » a été évalué à 600 millions de francs, « la loi » valide l'ensemble des actes pris en application des décisions annulées et, de façon préventive, l'ensemble des décisions réglementaires portant tarification des actes de scanographie susceptibles d'être attaqués pour le même motif.
    Mme le ministre de l'emploi et de la solidarité lors des débats à l'Assemblée nationale a soutenu qu'« en se référant à la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les cavaliers budgétaires, on peut dire qu'ont bien leur place dans un tel projet des dispositions qui ont une incidence sur le montant des ressources ou des charges inscrites dans le texte ». Et elle a ajouté : « Le Conseil constitutionnel ne pourrait que le reconnaître. »
    Cela apparaît peu évident non seulement au regard de la jurisprudence sus-rappelée mais aussi parce que le juge constitutionnel souhaitera sans nul doute éviter, dès le début, une prolifération de ces cavaliers : en effet pour cette seule fois, il y a déjà deux cavaliers (cf infra) et tous deux ont un objet strictement financier.
    3. Là réside en effet le second motif d'inconstitutionnalité. Le Conseil constitutionnel n'admet les mesures de validation que si est poursuivi un but d'intérêt général : dans sa récente décision du 28 décembre 1995 (n° 95-369 DC, Loi de finances pour 1996, RJC I-649,
    35), il a affirmé que « la seule considération d'un intérêt financier ne constituait pas un motif d'intérêt général autorisant le législateur à faire obstacle aux effets d'une décision de justice déjà intervenue et, le cas échéant, d'autres à intervenir ».
    Or, le représentant du Gouvernement a bien déclaré (cf supra) que la validation tendait à éviter le versement d'une somme de 600 millions de francs.
    L'article 27 de la loi est donc contraire à la Constitution.
    4. Il en va de même de la disposition qui opère la validation suivante (art 21) :
    « La base mensuelle de calcul des allocations familiales mentionnée à l'article L 551-1 du code de la sécurité sociale est fixée à 2 078,97 F pour la période du 1er janvier 1996 au 31 décembre 1996. A compter de 1997, la revalorisation de cette base est calculée à partir de cette même référence. »
    Cette validation fait suite à plusieurs arrêts du Conseil d'Etat dont les derniers rendus en assemblée (Ass. 28 juin 1997, deux arrêts : Req. 180943 UNAF ; Req. 180490, Fédération des familles de France) qui ont annulé des refus de revalorisation de la BMAF.
    L'exposé des motifs de l'amendement fait valoir que le Gouvernement va « appliquer l'arrêt du Conseil d'Etat pour l'année 1995 mais qu'afin d'éviter de nouveaux contentieux sur les effets reports sur les années suivantes de la revalorisation qui doit intervenir au titre de l'année 1995 il est précisé que le montant de la BMAF pour l'année 1996 s'élève à 2078,97 F, soit celui en vigueur durant l'année 1996 ».
    En réalité, le Gouvernement « gomme » ainsi les revalorisations pour 1996, 1997, 1998 et les années suivantes qui auraient résulté du rattrapage opéré pour 1995 (et qui aurait dû normalement se répercuter d'année en année). Le « manque à gagner » des familles serait alors de 5,5 milliards dont s'exonère ainsi le Gouvernement.
    5. Cette validation n'était pas prévue dans le projet de loi gouvernemental. Elle a été introduite subrepticement en séance de nuit par voie d'amendement, en deuxième lecture.
    Cela ne fait qu'accroître les doutes sur sa régularité.
    1 ° L'article 21 doit tout d'abord être censuré parce qu'il a été adopté selon une procédure irrégulière. En effet, il a été introduit par amendement en deuxième lecture alors qu'il est exigé, en matière de lois de financement de la sécurité sociale, que le Gouvernement fasse connaître l'ensemble des dispositions et mesures qu'il entend prendre.
    Et ceci paraît d'autant plus nécessaire qu'en présentant son amendement au dernier moment, en séance de nuit (3e séance du 25 novembre 1997, JO, Débats, AN, p 6362), le Gouvernement aurait pu éviter que la question de l'irrecevabilité dudit amendement soit soulevée et contestée, ce qui aurait eu pour effet de priver les parlementaires requérants du droit de mettre en cause sa constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel (et cela en vertu de la jurisprudence inaugurée par la décision n° 96-384 DC du 19 novembre 1996, RFDC 1996, p 115, note E Oliva).
    On notera d'ailleurs que le rapporteur de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales pour la famille constate que « la commission n'a pas examiné cet amendement » et « salue cependant l'explication de Mme la ministre ».
    2 ° Comme pour la précédente validation, sa constitutionnalité peut être mise en cause au double motif que, d'une part, elle apparaît comme un « cavalier social » et, d'autre part, que le but poursuivi est d'ordre purement financier, comme l'a reconnu en séance le représentant du Gouvernement en précisant qu'il s'agissait par cet amendement « de prévenir d'éventuels contentieux sur les effets reports de la revalorisation de 1995 pour les années suivantes ; ces effets auraient un coût très important de 3,5 milliards pour 1996-1997 ».
    6. Il en est également de même pour l'article 31 relatif au prolongement de la caisse d'amortissement de la dette sociale.
    L'article LO 111-3-1 (2 °) du code de la sécurité sociale exclut un vote sur le montant du RDS et sur son taux. Seules donnent lieu à un vote les recettes des régimes et des « organismes créés pour concourir à leur financement », ce qui n'est pas le cas de la CADES.
    Celle-ci n'est appréhendée dans la loi organique du 22 juillet 1996, que par le biais de l'annexe « f » visée à l'article LO 111-4 du code de la sécurité sociale. Cette annexe décrit, s'il y a lieu, les comptes prévisionnels « des organismes » ayant pour mission de concourir « à l'apurement de la dette », au rang desquels il convient naturellement de ranger la CADES, d'ailleurs incluse dans l'annexe en cause.
    La loi de financement ne peut modifier le régime juridique d'un organisme dont elle n'établit ni les recettes, ni les dépenses, ni la gestion.
    III. : La mise sous conditions de ressources
    des allocations familiales
  3. Les dispositions de l'article 23 mettant sous conditions de ressources les allocations familiales sont entachées de plusieurs irrégularités.
    8. 1 ° La méconnaissance d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
    Il a été maintes fois affirmé que le versement d'allocations familiales sans conditions de ressources était, en quelque sorte, la traduction du principe supérieur dit de « l'universalité des allocations familiales » et selon lequel la présence d'enfants dans un foyer détermine l'attribution d'allocations familiales, quels que soient le statut et la situation des parents.
    Dans la mesure où un tel principe ne peut trouver un fondement dans l'un des trois textes de ce qu'il est convenu d'appeler le bloc de constitutionnalité : à savoir la Constitution du 4 octobre 1958, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 : force est de se tourner vers le quatrième élément de ce bloc, c'est-à-dire les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
    La question est de savoir cependant si le principe dit de « l'universalité des allocations familiales » peut être qualifié de principe fondamental reconnu par les lois de la République au regard des conditions posées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, notamment dans sa décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988 (pour son dernier état, cf Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 9e éd, p 264).
    9. Le principe d'universalité des allocations familiales est d'abord consacré par une loi du 11 mars 1932 (JO du 12 mars 1932, p 2626) généralisant les allocations familiales et donnant une nouvelle rédaction aux :
    Article 74 (a) du code du travail :
    « Tout employeur occupant habituellement des ouvriers ou des employés de quelque âge et de quelque sexe que ce soit, dans une profession industrielle, commerciale, agricole ou libérale, est tenu de s'affilier à une caisse de compensation ou à toute autre institution agréée par le ministre du travail, constituée entre employeurs en vue de répartir entre eux les charges résultant des allocations familiales prévues par le présent chapitre »
    Article 74 (b) du code du travail :
    « Les allocations familiales sont dues pour tout enfant ou descendant légitime, reconnu ou adoptif, et pour tout pupille, résidant en France, à la charge de l'ouvrier ou de l'employé »
    Il apparaît ainsi très nettement que le bénéfice des allocations familiales est accordé pour tout enfant sans aucune autre condition.
    Le principe a été confirmé quelques années plus tard par l'important décret-loi du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité pris en application de la loi du 19 mars 1939 « tendant à accorder au Gouvernement des pouvoirs spéciaux » jusqu'au 30 novembre de la même année. Le « rapport au Président de la République » qui précède la centaine d'articles contenus dans ce texte donne toute son ampleur à ce qui constitue une véritable charte de la politique familiale.
    Il est repris dans le texte de base qu'est l'ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française en date du 4 octobre 1945 qui instaure en France le régime général des allocations familiales :
    " Art 1er. -
    Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu'ils supportent.
    « L'organisation de la sécurité sociale assure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l'allocation aux vieux travailleurs salariés, les accidents du travail et les maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles-ci et sous réserve des dispositions de la précédente ordonnance.
     » Des ordonnances ultérieures procéderont à l'harmonisation desdites législations et pourront étendre le champ d'application de l'organisation de la sécurité sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévus par les textes en vigueur. "
    La loi de 1932 répond évidemment à la première exigence.
    10. Le décret-loi de 1939 peut être considéré aussi comme satisfaisant à la première condition, à savoir être une « loi de la République ». En effet, intervenant dans le domaine législatif en vertu d'une habilitation, il s'agit d'un texte ayant force de loi.
    De même, les ordonnances prises par le Gouvernement provisoire de la République française, sous la signature du général de Gaulle, après « le rétablissement de la légalité républicaine » sont reconnues, sans discussion, comme étant des textes législatifs et ayant comme tels force de loi (cf, en ce sens, L Favoreu, « Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », in La République en droit français, Economica PUAM, 1996, p 23JS, et aussi in Le Discours d'Epinal, Economica PUAM, 1997, p 79 ").
    11. Il doit s'agir de « lois de la République » intervenues avant le 27 octobre 1946 (Décision du Conseil constitutionnel du 20 juillet 1988 précitée).
    C'est bien évidemment le cas s'agissant de la loi du 11 mars 1932, du décret-loi de 1939 et de l'ordonnance du 4 octobre 1945 : la deuxième condition est donc remplie.
    12. Le principe n'a pas connu d'exception, non seulement avant le 27 octobre 1946 : ce qui est la troisième condition exigée (n° 88-244 DC,
  1. : mais, même après cette date, car si d'autres prestations familiales ont été mises peu à peu sous conditions de ressources, le système initial a été maintenu pour les allocations familiales.
    13. Le principe de l'universalité des allocations familiales revêt un caractère suffisamment général et non contingent pour être considéré comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République (comme il est exigé dans la décision n° 93-32 DC du 20 juillet 1993,
    18, à propos d'un prétendu principe d'« automaticité d'acquisition de la nationalité »).
    Ceci ressort à l'évidence de la lecture des trois textes républicains de 1932, 1939 et 1945 et est parfaitement exprimé dans le rapport exposé des motifs précédant le décret-loi de 1939 :
    « Il nous est apparu que les pouvoirs publics failliraient à leur mission s'ils ne se préoccupaient pas de soutenir les familles nombreuses du point de vue matériel et de protéger la cellule familiale du point de vue moral.
     » Ce concours et cette protection ne portent atteinte en aucune façon à l'indépendance morale de la famille, laquelle, nous en sommes fermement convaincus, ne saurait s'épanouir que sous le signe de la liberté.
    « L'aide à la famille est égale pour tous les Français, à quelque classe qu'ils appartiennent ; elle est due, en contrepartie, à la contribution solidaire de tous les Français, quelle que soit leur profession.
     » Les enfants constituent la part la plus importante du patrimoine national : il est donc juste que chaque individu participe aux frais de leur entretien ; le fondement des ressources destinées à faire face aux allocations familiales est, par conséquent, constitué par les cotisations, les caisses en fixent le taux en fonction des charges résultant des allocations qu'elles versent : les personnes sans enfant participent ainsi indirectement aux dépenses des familles nombreuses. "
    14. Toutes les conditions sont donc réunies pour que soit admise par le Conseil constitutionnel l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
    Certes, le juge constitutionnel a une attitude habituellement restrictive en matière d'admission de nouveaux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ; et on pourrait même ajouter qu'il n'a, jusqu'ici, jamais consacré un principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de droits sociaux. Mais, ainsi qu'il a pu être précédemment remarqué (in Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République précités), rien ne s'oppose à une telle reconnaissance, et le Conseil constitutionnel peut parfaitement innover en procédant à celle-ci dans un domaine nouveau, car la République : et notamment la IIIe : a incontestablement grandement contribué à une promotion des droits sociaux, et cela dès la fin du xixe siècle.
    En outre, comme l'a très justement souligné le président de la commission des lois du Sénat « le droit aux allocations familiales », au-delà d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, « depuis 1946, s'ancre sur la Constitution elle-même, plus précisément sur deux alinéas du Préambule de la Constitution de la IVe République : les alinéas 10 et 11 » (dont il sera question à nouveau plus loin).
    On peut dire en effet soit que les dispositions précitées du Préambule de 1946 confortent le principe fondamental reconnu par les lois de la République, soit même, comme le dit M Larché, qu'elles s'y substituent (JO, Débats, Sénat du 4 novembre 1997, p 3227).
    15. En mettant les allocations familiales sous condition de ressources la loi exclut un certain nombre de familles du bénéfice de ces allocations et porte donc atteinte à l'universalité des allocations familiales protégée par un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
    Mais on peut aussi estimer qu'elle méconnaît les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946.
    16. 2 ° Les dispositions critiquées ne sont pas compatibles avec les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946.
    Existe-t-il un « droit aux allocations familiales » comme il existe un droit à la protection de la santé ou un droit à l'instruction ?
    Le président de la commission des lois du Sénat l'affirme (cf supra), et l'on peut trouver de bonnes raisons de le suivre dans cette voie, surtout si l'on rapproche et lie le principe fondamental reconnu par les lois de la République consacrant l'universalité des allocations familiales et les deux alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946.
    En effet, si l'on considère que l'alinéa 10 (« La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ») et l'alinéa 11 (« La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ») définissant de manière générale la prise en charge par la Nation de la protection de la famille et des enfants, on peut estimer que le principe d'universalité des allocations familiales s'inscrit dans ce cadre général et contribue à rendre effectifs les principes proclamés.
    Alors surtout que si l'on se réfère à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui constitue la première partie du projet de Constitution d'avril 1946, on constate que l'article 24 affirme :
    « La Nation garantit à la famille les conditions nécessaires à son libre développement. Elle protège également toutes les mères et tous les enfants par une législation et des institutions sociales appropriées. »
    17. On peut considérer aussi que ce « droit aux allocations familiales » est la contrepartie de l'aide apportée à la Nation par les familles avec enfants.
    C'est ce qui est dit, en d'autres termes, dans l'exposé des motifs (« rapport au Président de la République ») du décret-loi de 1939 : « L'aide à la famille est égale pour tous les Français. Les enfants constituent la part la plus importante du patrimoine national ; il est juste que chaque individu participe aux frais de leur entretien. »
    C'est le but général de la législation sur les allocations familiales dans notre tradition républicaine. Les familles qui élèvent plusieurs enfants doivent recevoir une aide de la Nation parce qu'elles contribuent ainsi à assurer l'avenir de la collectivité, notamment en permettant que les actifs succèdent à ceux qui partiront à la retraite et assurent la production de biens et de services nécessaires ainsi que le paiement des pensions des retraités.
    Il n'est pas question ici de « justice distributive » (qui conduirait à établir une distinction entre familles riches et familles pauvres) mais en quelque sorte de « justice contributive » (qui est étrangère à toute distinction). Cela conduit évidemment à examiner de manière encore plus attentive l'application du principe constitutionnel d'égalité en matière d'allocations familiales.
    18. 3 ° La mise sous conditions de ressources des allocations familiales est contraire au principe constitutionnel d'égalité.
    La nouvelle loi, en rompant avec le principe d'universalité des allocations familiales, introduit donc une inégalité entre les familles qui continueront à percevoir les allocations familiales et celles qui en seront désormais privées parce que leurs ressources atteignent ou dépassent un certain plafond. Ces nouvelles dispositions sont-elles conformes au principe constitutionnel d'égalité ?
    A vrai dire, la question ne peut se poser que si l'on écarte l'application du principe d'universalité des allocations familiales.
    C'est pourquoi elle n'est examinée qu'en dernier lieu.
    Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n'est pas interdit au législateur de créer une différence de traitement au sein d'un même groupe : en l'espèce les familles avec enfants : et donc de déroger à l'égalité, mais à la condition que « la différence de traitement soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit » (voir par exemple, n° 87-232 DC, 7 janvier 1988. Mutualisation de la CNCA, Recueil de jurisprudence constitutionnelle, I 317 ; 91-302 DC, 30 décembre 1991, Lois de finances pour 1992, RJC I 476).
    Ainsi, dans cette dernière affaire, le juge constitutionnel invalide une disposition établissant une discrimination entre les donations passées devant notaire et les autres donations au motif que ladite disposition, dont « l'objet est d'ordre purement fiscal », est sans rapport avec le but de la loi qui est de favoriser la transmission des patrimoines du vivant de leur détenteur. De même, en 1995 (n° 95-369 DC du 28 décembre 1995, Loi de finances pour 1996, RJC I 646), va-t-il censurer la disposition d'une loi destinée à nouveau à favoriser la transmission d'entreprises au motif que l'allégement d'impôt accordé à ceux des héritiers non repreneurs de l'entreprise transmise est sans rapport avec le but de la loi (qui est de favoriser la transmission d'entreprises afin de préserver l'emploi). Enfin, en 1996 (n° 96-385 DC, 30 décembre 1996, Loi de finances pour 1997), le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelle la différence établie : du point de vue fiscal - entre les parents élevant seuls un enfant selon qu'ils étaient veufs, divorcés ou concubins, parce que la mesure était sans rapport avec l'objet de la loi.
    19. En l'espèce, nous retrouvons le même cas de figure. En effet, le but poursuivi par la loi est social, s'agissant de la famille et des allocations familiales, mais le critère de différenciation de traitement est fiscal, car ce que cherche en réalité le Gouvernement, c'est à réduire le déficit de la sécurité sociale en économisant les sommes versées jusque-là aux familles dépassant un certain plafond de ressources.
    Les précautions prises par le ministre de l'emploi et de la solidarité le 27 octobre 1997 à l'Assemblée nationale en réponse aux observations de M Bourg-Broc (JO, Débats, Assemblée nationale, p 4745) s'appuient significativement sur le premier état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d'application du principe d'égalité (n° 79-107 DC, 12 juillet 1979, RJC I 73, à propos du paiement des péages du pont de l'île d'Oléron, dont étaient dispensés les riverains de ce pont) et non sur la jurisprudence la plus récente qui a établi des conditions plus restrictives. La position du Gouvernement est donc juridiquement peu solide, et c'est sans doute pourquoi il a accepté un amendement communiste précisant que la mise sous condition de ressources des allocations familiales avait un caractère « transitoire », car il a bien perçu que cette disposition à caractère fiscal s'insérait mal dans un ensemble à but social.
    20. Par ailleurs, la rupture de l'égalité est caractérisée entre les familles mariées et les familles qui vivent en concubinage, à revenu égal, et pour un même nombre d'enfants.
    En effet, les familles qui vivent en concubinage, dès lors qu'elles présentent des déclarations de revenus séparées, vont pouvoir se trouver en dessous du plafond de ressources et donc bénéficier du versement des allocations familiales, contrairement aux familles mariées dont la déclaration de revenus est commune. Cette situation a été largement évoquée lors des débats à l'Assemblée nationale (voir Débats, Assemblée nationale, 27 octobre 1997, M Bourg-Broc, p 4741).
    21. 4 ° Cette disposition méconnaît le principe reconnu par le Conseil constitutionnel selon lequel à toute cotisation doit correspondre un droit potentiel à l'ouverture de prestations.
    Ce principe a été reconnu dans une décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 dans les termes suivants : « Considérant que les cotisations versées au régime obligatoire de sécurité sociale qui résultent de l'affiliation à ces régimes constituent des versements à caractère obligatoire de la part des employeurs comme des assurés ; que ces cotisations ouvrent vocation à des droits aux prestations et avantages servis par ces régimes. »
    L'article 23 bafoue ce principe puisque les familles dont les revenus seront supérieurs aux plafonds n'auront plus un droit potentiel au versement de prestations.
    22. 5 ° Violation des conventions internationales sur les droits de l'homme et les droits de l'enfant.
    Si, depuis sa décision du 15 janvier 1975 (Interruption volontaire de grossesse, Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 9e éd, p 305), le Conseil constitutionnel écarte régulièrement le moyen tiré de l'incompatibilité des dispositions législatives avec les engagements internationaux et, de manière plus précise, avec les normes européennes et communautaires, en revanche, dès lors que ces conventions internationales ont été dûment ratifiées et sont ainsi entrées dans l'ordre juridique interne, il peut être demandé aux juridictions judiciaires (Arrêt café Jacques Vabre, Cour de cassation, 24 mai 1975) et aux juridictions administratives (Arrêt Nicolo, Conseil d'Etat, 20 octobre 1989) de déclarer les dispositions législatives litigieuses incompatibles avec de telles conventions.
    Ainsi donc, même si elle était adoptée et promulguée, la loi pourrait voir son application contestée au cas par cas.
    23. 6 ° Les dispositions contestées ont pour effet de priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel.
    Le législateur ne peut diminuer les garanties dont est entouré un droit, en l'espèce le droit pour les familles avec enfants de bénéficier des allocations familiales (cf Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, p 581). Certes, il peut modifier la législation antérieure et abroger un certain nombre de mesures ou garanties, mais à condition de les remplacer par des garanties équivalentes.
    IV. : La réduction de l'exonération de charges sociales
    pour l'AGED
  1. On peut estimer qu'en renvoyant à plusieurs reprises à un décret pour la fixation d'un « plafond » et d'une « fraction » à l'article 24 le législateur a méconnu sa compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution et qu'il ne peut se dispenser d'exercer sous peine de se rendre coupable d'incompétence négative.
    On est ici dans un domaine, en effet, où le législateur doit exercer pleinement sa compétence.
    V : La hausse de la CSG
  2. Le basculement massif des cotisations maladie sur la CSG constitue un élément majeur de cette loi de financement de la sécurité sociale.
    Le 1 ° du paragraphe I de l'article 5 fait passer le taux de la CSG de 3,4 % à 7,5 % pour les revenus d'activité, de remplacement, de placement et du patrimoine ainsi qu'aux sommes jouées ou au produit brut des jeux dans les casinos.
    Le 3 ° de ce même paragraphe institue un taux dérogatoire de 6,2 % pour les pensions de retraite et d'invalidité des personnes imposables, y compris les retraites complémentaires et les majorations pour enfants à charge, et les allocations de chômage et de préretraite des personnes imposables.
    26. Le I de l'article 5 conduit à une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques entre tous les citoyens.
    Dans sa décision n° 90-285 DC, le Conseil constitutionnel a considéré que les différentes formes de la CSG ne devaient pas aboutir à « une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques entre tous les citoyens ».
    Ce raisonnement doit être prolongé au profit des différentes catégories socioprofessionnelles pour lesquelles il importe que les modalités de compensation du basculement des cotisations maladie sur la CSG, annoncées par le Gouvernement, se traduisent bien par une compensation parfaite et non par une rupture du principe d'égalité entre les citoyens en raison de la nature de leurs activités.
    27. La rupture est notamment avérée entre les salariés et les professions indépendantes.
    Les débats ont pu démontrer combien ces compensations étaient difficiles à réaliser, Mme la ministre de l'emploi et de la solidarité ayant précisé, à partir d'un chiffrage contesté par les organisations professionnelles concernées, que « l'opération n'est légèrement perdante que pour 20 % des travailleurs indépendants » (Débats, Assemblée nationale, 28 octobre 1997, p 4823).
    En effet si les professions libérales et indépendantes seront bien soumises au même taux de CSG, accru de 4,1 points, le taux des cotisations maladie de ces professions sera réduit de 11,4 % à 5,9 % pour les revenus inférieurs au plafond de la sécurité sociale et de 9 % à 5,35 % pour les revenus allant jusqu'à cinq fois ce plafond.
    Pour ces derniers, la baisse de 3,65 points sera inférieure à la hausse de 4,1 points de CSG. Il est donc clair que les revenus dépassant un certain seuil seront pénalisés et que pour beaucoup de professions indépendantes et libérales, la hausse de la CSG ne sera pas compensée intégralement par la baisse des cotisations maladie.
    Le rapporteur du Sénat, M Charles Descours, n'a pu obtenir ni le bilan détaillé du transfert CSG/cotisations maladie engagé en 1997, ni une étude d'impact sérieuse ou précise des conséquences du nouveau basculement.
    Dans ces conditions, le Parlement n'a pas été en mesure d'apprécier, de manière objective et rationnelle, les risques d'une « rupture caractérisée » entre les citoyens selon leurs revenus d'activité.
    Pour ces motifs et d'autres que les soussignés se réservent d'invoquer et de développer, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1998 doit être déclaré non conforme à la Constitution.
    Les députés soussignés attacheraient le plus grand intérêt à recevoir les remarques du secrétaire général du Gouvernement et souhaiteraient pouvoir y répondre utilement.