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Décision n° 96-387 DC du 21 janvier 1997 - Saisine par 60 députés

Loi tendant, dans l'attente du vote de la loi instituant une prestation d'autonomie pour les personnes âgées dépendantes, à mieux répondre aux besoins des personnes âgées par l'institution d'une prestation spécifique dépendance
Conformité

SAISINE DEPUTES :
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi tendant, dans l'attente du vote de la loi instituant une prestation d'autonomie pour les personnes âgées dépendantes, à mieux répondre aux besoins des personnes âgées par l'institution d'une prestation spécifique dépendance, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
La loi déférée, dont l'intitulé même dit assez qu'elle ne constitue qu'au mieux un ersatz, au pire un faux-semblant, masquant le reniement d'une promesse électorale et l'absence de tout engagement de l'Etat au bénéfice des personnes âgées dépendantes, souffre des défauts juridiques qu'implique ce contexte politique malsain : faute d'avoir assumé la moindre charge financière, l'Etat renonce à assurer les conditions d'une égalité territoriale effective d'accès à la « prestation spécifique dépendance » (laquelle est pourtant nécessaire à l'exercice de la solidarité nationale constitutionnellement requise en la matière) et, pour masquer cet abandon, le législateur renonce quant à lui à exercer l'intégralité de sa compétence de garant de ladite égalité.
I : Sur l'incompétence négative entachant la loi déférée
Cette violation directe et caractérisée de l'article 34 de la Constitution affecte les articles 2 (alinéas 1 et 3), 6 (alinéas 1 à 5), 23-III et 27 de la loi déférée.
A : Sur l'article 2 de la loi déférée
Le premier alinéa de l'article 2 se borne tout simplement à renvoyer à un règlement d'application la détermination des conditions d'âge, de degré de dépendance et de ressources ouvrant droit à la prestation spécifique dépendance. Ainsi, dès l'abord, le législateur a-t-il entièrement renoncé à déterminer ne fût-ce que le champ d'application du régime qu'il entend instituer, sans fixer la moindre esquisse de cadre à l'exercice du pouvoir réglementaire. C'est donc discrétionnairement que le Gouvernement pourrait déterminer les conditions d'accès à la prestation.
Vainement objecterait-on que l'une des conditions à déterminer par voie réglementaire ne le serait que sur la base de la définition de la notion de dépendance que donne l'alinéa 3 du même article 1er de la loi déférée, car cette définition est si vague qu'elle ne conditionne en rien l'exercice du pouvoir entièrement délégué au Gouvernement.
On ne peut que constater ici une véritable démission du pouvoir législatif, le « profil bas » juridique répondant au « profil bas » financier pour achever d'illustrer la disparition de toute politique étatique de solidarité en la matière. La commission des affaires sociales du Sénat ne s'y est d'ailleurs pas trompée, qui par la voix de son rapporteur déplorait que l'on choisisse de « laisser au décret, et non à la loi, ce qui est pourtant un point essentiel dans un dispositif, à savoir le soin de fixer l'âge d'accès à telle ou telle prestation » (rapport de M Alain Vasselle, document n° 14 du Sénat pour la session ordinaire de 1996-1997, p 28).
B : Sur l'article 6 de la loi déférée
Cet article régit les conditions dans lesquelles la prestation spécifique dépendance peut se cumuler avec les ressources de l'intéressé ou du couple dont l'un des membres est bénéficiaire de la prestation.
Là encore, dès le premier alinéa le législateur se décharge de l'essentiel de sa mission sur le pouvoir réglementaire en renvoyant à un décret la fixation de l'ensemble des plafonds qui limiteront le droit au cumul. Et ce ne sont pas les quelques indications fournies par les alinéas 2 à 5 de ce même article qui, compte tenu de leur généralité et de leur imprécision, pourraient suffire à conditionner l'exercice du pouvoir gouvernemental au point de sauver cette disposition de la loi déférée de la censure pour « incompétence négative ».
C : Sur l'article 23-III de la loi déférée
Ce paragraphe, qui concerne les prestations servies dans les établissements accueillant des personnes âgées dépendantes, se borne à prévoir lapidairement que les montants de ces prestations « sont modulés selon l'état de la personne accueillie et déterminés dans des conditions fixées par voie réglementaire » sans autre forme de procès. Et le rapport de la commission mixte paritaire (document AN, n° 3220, p 28-29) précise bien que cette rédaction, choisie par le Sénat malgré les craintes de certains députés évoquant l'institution d'une « PSD à deux vitesses », permet de substituer au barème national prévu en première lecture par l'Assemblée nationale un barème départemental. Ainsi l'organisation de l'inégalité territoriale s'ajoute-t-elle à l'incompétence négative pour menacer les droits fondamentaux des personnes âgées concernées, lesquels dépendront des politiques sociales locales.
D : Sur l'article 27 de la loi déférée
Cet article modifie le premier alinéa du I de l'article 39 de la loi n° 75-534 du 30 juin 1975 en instituant le principe d'une limite d'âge d'accès à l'« allocation compensatrice pour tierce personne » mais une fois encore cet âge sera fixé par décret sans que le législateur fixe la moindre borne au pouvoir d'appréciation du Gouvernement à cet égard.
Ainsi, ni les conditions d'octroi à la prestation spécifique dépendance, ni les conditions de cumul de la jouissance de cette prestation avec les ressources préexistantes des bénéficiaires, ni les montants des prestations servies dans les établissements d'accueil, ni l'âge jusqu'auquel peut être versée l'allocation compensatrice pour tierce personne ne sont fixés par la loi. Pis encore, sur aucun de ces points le pouvoir du Gouvernement n'est limité ou conditionné par le législateur. La délégation d'un pouvoir discrétionnaire à l'autorité réglementaire sur des points aussi essentiels du dispositif que la loi déférée prétend instituer fait de celle-ci une véritable coquille vide et appelle de toute évidence sa censure pour « incompétence négative ».
II. : Sur la violation du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et du principe d'égalité de traitement
C'est précisément la démission du pouvoir législatif qui laisse un vaste champ ouvert aux discriminations territoriales : en l'absence de tout encadrement législatif, le pouvoir discrétionnaire d'appréciation laissé non seulement au Gouvernement, mais aussi, sur des points décisifs, aux autorités départementales : sans doute en contrepartie de l'absence de tout engagement financier de l'Etat - organise un dispositif incompatible tant avec l'exigence de solidarité nationale qu'impose le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 en son onzième alinéa (« La nation [] garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle ») qu'avec le principe constitutionnel d'égalité devant la loi qui impose que les différences de protection des personnes âgées contre les risques induits par la dépendance selon le département où elles résident ne soient pas disproportionnées avec les différences de situations qui les séparent au regard de critères nationaux clairs et précis (relatifs notamment aux conditions d'accès à la prestation en cause).
L'article 3 de la loi déférée habilite ainsi le seul président du conseil général, après avis du maire de la commune de résidence du bénéficiaire mais sans l'intervention d'aucune autorité ou service de l'Etat, à accorder le bénéfice de la prestation spécifique dépendance. Et si l'article 4 prévoit que les conventions passées « pour l'instruction et le suivi de la prestation » par le département avec des institutions et organismes publics sociaux ou médico-sociaux doivent être conformes à une convention-cadre fixée par arrêté conjoint du ministre chargé des personnes âgées et du ministre chargé des collectivités territoriales, ladite convention-cadre n'aura qu'une portée procédurale et n'encadrera en rien le pouvoir discrétionnaire ainsi conféré à chaque président de conseil général. Il en résulte que l'octroi de la prestation spécifique dépendance ne dépendra que des orientations de telle ou telle majorité départementale, la solidarité nationale disparaissant au profit d'une action sociale « à la carte ».
Pis encore, aux termes de l'article 5 de la loi déférée, « le montant maximum de la prestation est fixé par le règlement départemental d'aide sociale », c'est-à-dire que la renonciation à l'exercice du pouvoir législatif ne profite ici même plus au pouvoir réglementaire gouvernemental mais conduit à l'habilitation d'autorités locales seulement tenues au respect d'un minimum fixé par décret. C'est donc non seulement le pouvoir d'appréciation de chaque dossier individuel, mais même la réglementation de l'accès à la prestation qui, sur un point essentiel, est ainsi renvoyée au niveau départemental, c'est-à-dire abandonnée aux différences de conceptions politiques des élus locaux. La loi organise ainsi méthodiquement la discrimination territoriale au détriment des personnes âgées dépendantes. On comprend que les associations représentatives desdites personnes âgées aient demandé le retrait pur et simple du texte, qualifié par l'une d'elles de « loi de scandale et de déshonneur ».
Quant à l'article 23-III de la loi déférée, on a vu qu'il renvoyait finalement, compte tenu de la reprise de la rédaction sénatoriale par la commission mixte paritaire, le soin de déterminer la tarification des établissements accueillant des personnes âgées dépendantes aux règlements départementaux : il encourt dès lors, à l'évidence, le même grief que les articles précédemment évoqués.
Enfin, l'article 32 de la loi déférée pousse la méconnaissance du principe constitutionnel d'égalité de traitement jusqu'à décider le maintien, dans les douze départements concernés, du régime de la « prestation expérimentale dépendance » qui s'y applique déjà aujourd'hui, ce qui signifie notamment que dans ces douze départements le plafond de ressources pris en compte sera supérieur à celui que la loi déférée institue sur le reste du territoire, alors que par hypothèse l'on ne sera plus dans une phase d'expérimentation et qu'à l'évidence la situation des personnes âgées concernées ne diffère pas, au regard de l'objet de la loi déférée, d'un groupe de départements à l'autre.
Ainsi les variations, d'un département à l'autre, de la protection et des droits des personnes âgées dépendantes : variations que rien ne justifie au regard de l'objet de la loi déférée : prennent-elles une telle ampleur que c'est l'ensemble de ladite loi qui, eu égard au caractère essentiel des nombreuses dispositions dont l'inconstitutionnalité a été caractérisée, appelle la censure.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.