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Décision n° 96-385 DC du 30 décembre 1996 - Saisine par 60 députés

Loi de finances pour 1997
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES :
Paris, le 19 décembre 1996. Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue de Montpensier, 75001 Paris.

Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances pour 1997, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement, et notamment ses articles 2, 4, 19, 24 quater, 24 quater A, 28, 61, 61 bis, 83 bis, 83 ter, 84, 90, 91 bis, 94, 95 et 96 (1).
I : Sur l'article 2 de la loi déférée
Le 2 ° de l'article 2 de la loi déférée ajoute à l'article 197 du code général des impôts un troisième alinéa qui plafonne désormais à 13 000 F (et non plus à 15 000) la demi-part correspondant à un enfant à charge dans l'application du mécanisme du quotient familial pour les seuls contribuables célibataires et divorcés, alors qu'en ce qui concerne les contribuables veufs ayant un enfant à charge le même plafond sera dorénavant, aux termes du dernier alinéa du 2 ° du I de l'article 2, de 16 200 F (et non plus, là encore, de 15 000).
Ainsi, à charge familiale strictement égale, un contribuable célibataire ou divorcé est-il traité plus défavorablement qu'un contribuable veuf. Or, la différence de situations qui les distingue ne saurait être considérée comme justificative au regard de l'objet du mécanisme du quotient familial, qui ne consiste pas à sanctionner fiscalement le divorce mais à prendre en compte la charge résultant de l'éducation des enfants et à contribuer à la conduite d'une politique encourageant les naissances.
Dans ces conditions, le 2 ° de l'article 2 de la loi déférée ne pourra échapper à la censure pour rupture manifeste de l'égalité devant la loi fiscale.
II. : Sur l'article 4 de la loi déférée
L'article 4 de la loi déférée aligne, au regard du bénéfice de l'abattement de 20 p 100, sur la situation des salariés celle des artisans, commerçants, professionnels libéraux et agriculteurs adhérents de centres et associations de gestion agréés ainsi que celle des gérants de sociétés détenant plus de 35 p 100 des droits sociaux desdites sociétés.
Ainsi la quasi-totalité des non-salariés bénéficieraient-ils désormais d'un abattement qui vise pourtant à compenser la parfaite « transparence fiscale » des revenus des salariés et qui ne peut par conséquent être étendu à des non-salariés dont les revenus ne sont pas aussi aisément connaissables sans violer là encore le principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt.
Dans la mesure où la disposition déférée ne restreint pas l'extension de cet avantage fiscal aux non-salariés placés dans une situation comparable à celle des salariés, elle est inconstitutionnellement discriminatoire.
III. : Sur l'article 24 quater de la loi déférée
Cet article institue pour 1997 une contribution exceptionnelle au budget de l'Etat (d'un rendement estimé à 1,6 milliard de francs) sur les excédents financiers des organismes paritaires collecteurs agréés pour recevoir les contributions des employeurs au titre de la formation professionnelle « en alternance ».
Or, le régime de la formation professionnelle en droit français, qu'il s'agisse de son organisation ou de son financement, se caractérise par la confiance que le législateur a constamment placée dans les partenaires sociaux : l'article L 131-1 du code du travail, qui détermine « les règles suivant lesquelles s'exerce le droit des salariés à la négociation collective de l'ensemble de leurs conditions d'emploi et de travail, et de leurs garanties sociales », vise notamment, parmi ces dernières, la formation professionnelle, comme en témoignent explicitement les travaux parlementaires (voir notamment les explications en ce sens du ministre du travail au JO des débats de l'Assemblée nationale du 15 mai 1971, page 1914).
C'est dire que la place ainsi ménagée par la loi à la négociation collective ne représente que la mise en uvre des dispositions du huitième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, lesquelles ont précisément constitutionnalisé le droit des travailleurs à participer à la détermination collective de leurs conditions de travail. L'intervention du législateur s'est jusqu'à présent bornée à concilier le respect de cette norme constitutionnelle avec la promotion de l'intérêt général inspirant la politique publique d'incitation au développement de la formation professionnelle, les lois accompagnant tout en le régulant le développement des accords nationaux interprofessionnels puis de branches en ce qui concerne l'organisation de la formation - notamment en alternance : et les mécanismes de son financement qui en sont évidemment inséparables.
C'est tout l'équilibre de ce système de négociation collective qui est remis en cause par l'article 24 quater de la loi déférée. En privant d'une partie significative de leurs ressources les gestionnaires paritaires de la formation en alternance, cette disposition leur interdit d'exercer leur compétence constitutionnelle issue du huitième alinéa précité du Préambule. Elle organise à cet égard une régression considérable des garanties financières de la libre administration de la formation professionnelle en alternance par les partenaires sociaux, laquelle est partie intégrante de la négociation collective des conditions de travail et de formation, et appelle dès lors la censure au titre de la jurisprudence dite du « cliquet anti-retour » (voir notamment Conseil constitutionnel n° 89-259 DC du 26 juillet 1989, Rec. page 66), laquelle interdit au législateur de faire régresser les garanties d'exercice des libertés fondamentales reconnues par la Constitution à moins qu'un objectif de valeur constitutionnelle ne l'impose (ce qui n'est nullement le cas en l'espèce).
La spoliation ainsi organisée par le législateur constitue en outre une violation incontestable du principe de liberté contractuelle, lequel protège en la matière les partenaires sociaux contre toute remise en cause de la capacité de négociation, et du principe de confiance légitime, le prélèvement brutal de 40 p 100 de leur trésorerie remettant en cause tout l'équilibre d'un système qu'ils gèrent avec l'accord des pouvoirs publics depuis plus d'un quart de siècle.
Alors que la contribution des entreprises au financement de la formation, collectée par les organismes qui vont être soumis au prélèvement institué par la disposition déférée, ne présente un caractère ni fiscal ni parafiscal, ladite disposition crée un impôt exceptionnel dont le taux exorbitant (40 p 100) est manifestement confiscatoire et dont l'assiette est établie selon un critère parfaitement discriminatoire : les organismes collecteurs de la contribution des entreprises au financement de la formation professionnelle étant transformés en auxiliaires du fisc, c'est en réalité sur les entreprises contributrices que pèse la charge du nouvel impôt ; or, toute entreprise qui choisira d'assurer elle-même la formation de ses salariés au lieu de verser la contribution en cause échappera du même coup à l'imposition nouvelle, alors que cette entreprise et celle qui au contraire contribue au financement de formations « externes » pour ses salariés ne sont pas placées dans des situations différentes au regard de l'objectif de développement de la formation professionnelle et ne sauraient dès lors être l'objet d'un traitement fiscal aussi fortement différencié sans rupture de l'égalité devant l'impôt.
Enfin, la législation existante organisait la régulation des flux financiers de la formation professionnelle en obligeant les organismes paritaires collecteurs agréés à ne pas conserver plus d'un an les sommes qu'ils collectent, lesquelles sommes ainsi centralisées par l'Agefal et affectées au financement des formations dans le cadre d'une procédure permettant un débat contradictoire sur l'emploi des fonds en cause. Au contraire, la disposition déférée décide de prélever autoritairement, forfaitairement et globalement 40 p 100 de la trésorerie engendrée par cette collecte, sans prendre en compte les besoins de formation ni les moyens financiers nécessaires à leurs couverture. En finançant ainsi le budget général de l'Etat par un prélèvement massif et disproportionné sur une ressource affectée à un but spécifique d'utilité générale, le législateur a privé les bénéficiaires des stages de formation en alternance d'une part considérable des ressources permettant de les faire bénéficier de cette activité spécifique d'utilité générale et a dès lors violé le principe d'égalité devant les charges publiques (Conseil constitutionnel n° 86-200 DC du 16 janvier 1986).
Dans ces conditions, l'article 24 quater de la loi déférée ne saurait échapper à la censure.
IV. : Sur l'article 24 quater A de la loi déférée
Comme l'article 2 précité, cet article institue un plafonnement (à 13 000 F) de la réduction d'impôt résultant de l'application du quotient familial au titre de la demi-part supplémentaire dans le seul cas des contribuables célibataires et divorcés, les contribuables veufs n'étant pas quant à eux soumis à ce plafonnement.
Il s'agit cette fois de l'application non plus des a et b du 1 de l'article 195 du code général des impôts, mais du e de ce même article.
Pour autant, il va de soi que les mêmes inconstitutionnalités appellent les mêmes sanctions : dans le cas de l'article 24 quater A comme dans celui de l'article 2, la différence de traitements fiscaux entre divorcés ou célibataires et veufs n'est justifiée par aucune différence de situations en rapport avec l'objet du mécanisme du quotient familial, qui ne vise nullement à pénaliser les divorcés ou les parents célibataires. La censure de l'un est dès lors aussi inévitable que celle de l'autre.
V : Sur l'article 28 de la loi déférée
Cet article organise le prélèvement puis la gestion du produit d'une contribution exceptionnelle d'un montant de 37,5 milliards de francs prélevée sur l'entreprise pulique France Télécom et dont le projet de loi de finances soutient qu'elle vise à achever de couvrir « les engagements de retraites de l'entreprise » qui incomberont désormais à l'Etat (exposé des motifs de l'article 28 du projet de loi de finances).
Mais le produit considérable de cette contribution, géré par un établissement public spécialement créé à cet effet, sera reversé chaque année à l'Etat à concurrence d'un montant (actualisé chaque année) d'un milliard de francs par an à partir de 1997 ce qui permettra de contribuer à l'atténuation du déficit du budget général pendant plusieurs années. En d'autres termes, les sommes prélevées en invoquant la nécessité de financer les retraites des agents de France Télécom désormais servies par l'Etat seront dépensées à de tout autres objets bien avant que la charge de ce financement n'ait achevé de peser sur les finances publiques.
La loi de finances est donc présentée sur ce point dans des conditions manifestement contraires à l'exigence de sincérité budgétaire et le prélèvement de 37,5 milliards de francs imposé à France Télécom perd toute nécessité dès lors qu'il est affecté à d'autres fins qu'à celle qui seule pouvait justifier son ampleur exceptionnelle.
VI. : Sur l'article 61 de la loi déférée
Cet article supprime progressivement les abattements supplémentaires pour frais professionnels dont bénéficiaient, d'une part, certaines catégories de salariés, d'autre part les auteurs et compositeurs (non-salariés). Or, si les premiers peuvent bénéficier de compensations salariales (obtenues de leur employeur) à l'alourdissement considérable de l'impôt dont ils sont redevables résultant de la disposition critiquée et s'ils peuvent également, pour échapper à cet alourdissement, opter pour le régime des frais réels, ces deux solutions sont inaccessibles aux auteurs et compositeurs qui, d'une part, n'ont pas d'employeur susceptible de compenser la charge fiscale nouvelle et, d'autre part, ne peuvent que très malaisément justifier de frais professionnels « au réel » compte tenu de la difficulté de distinguer dépenses professionnelles et dépenses personnelles dans leur type d'activité.
C'est dire que la différence de situations entre les auteurs-compositeurs et les salariés également touchés par la disposition critiquée aurait dû conduire à une différence de traitement seule de nature à préserver l'égalité devant l'impôt.
Faute de l'avoir prévu, l'article 61 de la loi déférée est entaché de discrimination inconstitutionnelle.
VII. : Sur l'article 90 de la loi déférée
Cet article, comme la loi de finances pour 1996, cherche à mobiliser au bénéfice du budget général de l'Etat de nouvelles ressources fiscales prélevées sur les « grandes surfaces » qui devaient en principe servir à financer l'indemnité viagère de départ (IVD) des commerçants et artisans âgés.
On sait que tel est en effet le principal emploi de la « taxe sur les grandes surfaces » créée par la loi n° 72-657 du 13 juillet 1972, taxe qui alimente le Fisac (Fonds d'intervention pour la sauvegarde, la transmission et la restructuration des activités artisanales et commerciales). Il y a un an, la loi de finances rectificative pour 1995 avait opéré sur le Fisac un prélèvement « exceptionnel » de 680 millions de francs au profit du budget général, privant d'autant de ressources les actions d'aides aux commerçants et artisans en difficulté. Cette manipulation budgétaire avait cependant été jugée non contraire à la Constitution par la décision n° 95-370 DC du 30 décembre 1995, au motif que l'effort exceptionnel ainsi demandé à une catégorie spécifique de contribuables ne rompait pas l'égalité devant l'impôt alors même qu'il était détourné de l'objet de solidarité professionnelle auquel il avait été jusqu'alors affecté.
Mais il est vrai que la loi de finances rectificative pour 1995 avait eu au moins le mérite de présenter en un même document budgétaire l'ensemble de l'opération contestée.
La loi présentement déférée innove sur ce dernier point : l'article 90 de la loi de finances pour 1997 se borne à modifier l'assiette et le taux de la « taxe sur les grandes surfaces » afin d'y assujettir également les stations-service exploitées par lesdites « grandes surfaces », si bien qu'à ne lire que cette disposition les commerçants et artisans pourraient se réjouir de l'attention que le projet gouvernemental de loi de finances initiale a portée au financement de leur IVD. Mais il se trouve que l'article 2 de la loi de finances rectificative pour 1996 institue quant à lui un nouveau « prélèvement exceptionnel » (cette fois de 300 millions de francs) sur le produit de la même taxe au profit du budget général de l'Etat.
En d'autres termes, la même manipulation budgétaire que l'année précédente permettrait de détourner de leur affectation les sommes collectées au titre de la taxe, mais cette fois l'un des termes de l'opération est masqué par la disjonction de ses deux éléments entre loi rectificative pour 1996 et loi initiale pour 1997 : l'alourdissement de la taxe que le Gouvernement demande au Parlement de voter au titre de la seconde loi a pour seule raison d'être de permettre le prélèvement décidé par la première.
Ainsi non seulement les « grandes surfaces » se voient demander un effort supplémentaire au titre de la solidarité professionnelle avec le commerce de détail alors que cet effort servira en réalité à réduire le déficit du budget général, mais encore : et là est la nouveauté par rapport à l'année dernière : le Gouvernement a tout fait pour dissimuler aux parlementaires cette manipulation il est vrai aussi peu glorieuse que populaire auprès des bénéficiaires des interventions du Fisac. La violation du principe de sincérité budgétaire est patente.
De plus, l'assiette de la taxe supplémentaire instituée par l'article 90 de la loi déférée se révèle violer le principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt. Cette taxe est en effet prélevée sur les « grandes surfaces », au titre du II de cet article 90, à un taux qui varie selon leur chiffre d'affaires au mètre carré, alors que ce critère ne permet en rien de mesurer l'activité des stations-service qu'elles gèrent : dès lors que la taxe supplémentaire ne frappe que la distribution de carburants, elle ne pouvait constitutionnellement être assise que sur cette activité même. En outre, la taxe ne frappe pas les stations-service non gérées par les « grandes surfaces » qui peuvent réaliser (par exemple sur les autoroutes) un chiffre d'affaires et dégager une marge bien supérieurs à ceux des stations-service visées par la disposition déférée : le traitement fiscal de la distribution de carburants n'en est que plus discriminatoire.
C'est donc pour violation et du principe de sincérité budgétaire et : à ce double titre : du principe d'égalité devant l'impôt que l'article 90 de la loi déférée appelle la censure.
VIII. : Sur les articles 19, 61 bis, 83 bis, 83 ter, 84, 91 bis, 94, 95 et 96 de la loi déférée
Ces articles constituent tous des « cavaliers budgétaires » insérés dans la loi de finances pour 1997 en violation de l'article 1er de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959.
Tel est le cas de l'article 19 en ce qu'il prévoit les modalités de la répartition d'un Fonds de compensation de la fiscalité transférée entre des collectivités territoriales éligibles à cette procédure, cette disposition ne visant qu'à une nouvelle présentation comptable sans incidence sur les finances de l'Etat.
Il en va de même de l'article 61 bis, qui se borne, sans autre précision, à annoncer la création d'un « Fonds spécifique pour les journalistes », de l'article 83 bis, qui crée un « Fonds de gestion de l'espace rural », de l'article 83 ter, qui prévoit le dépôt d'un rapport sur le programme de maîtrise des pollutions d'origine agricole, de l'article 84 relatif au régime de retraite des chefs d'exploitation ou d'entreprise agricoles, de l'article 91 bis relatif au financement de la formation professionnelle des artisans, de l'article 94 relatif aux charges sociales pesant sur certains demandeurs d'emploi, de l'article 95 relatif à l'organisation de certains stages de formation et de l'article 96 relatif au « contrat initiative emploi ».
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 2, 4, 19, 24 quater, 24 quater A, 28, 61, 61 bis, 83 bis, 83 ter, 84, 90, 91 bis, 94, 95 et 96 de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
(1) Ces articles, dont la numérotation correspond ici à une version intermédiaire du projet de loi, sont respectivement numérotés 2, 4, 31, 40, 39, 46, 87, 88, 123, 124, 125, 130, 132, 136, 137 et 138 dans la loi définitivement votée.