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Décision n° 96-383 DC du 6 novembre 1996 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective
Conformité

Paris, le 16 octobre 1996. Les sénateurs soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
Claude Estier

La loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective, est critiquée en son article 6.
En effet, alors que le reste de ce texte transpose en droit interne une directive communautaire, cet article 6 transcrit l'accord national interprofessionnel conclu le 31 octobre 1995 par certaines organisations syndicales représentatives.
Si dans sa version originale, le texte autorisait les dérogations nécessaires au code du travail et renvoyait pour le détail des mesures à l'accord lui-même, l'Assemblée nationale, refusant que sa compétence soit ainsi méconnue, a réécrit l'article en incorporant les mesures négociées et en supprimant les renvois sans toutefois modifier le fond. Le Sénat a souscrit à cette démarche.
Ce processus d'élaboration de la loi par le biais d'une double transposition n'empêche cependant pas que des griefs d'inconstitutionnalité puissent être articulés à l'encontre des dispositions issues de la volonté des partenaires sociaux.
En effet, il s'avère que ledit article 6 conduit à une profonde remise en cause de l'équilibre du droit social à travers une méconnaissance des principes constitutionnels qui commandent la matière.
I : Sur la portée du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République tendant à garantir les droits des salariés dans le cadre de la négociation collective
En premier lieu, avec le préambule de la Constitution de 1946, le peuple français a réaffirmé solennellement « les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Même si l'on a pu s'interroger sur l'ambiguïté originelle de la formule, il reste que devant l'Assemblée nationale constituante, Maurice Guerin insista sur le fait que l'amendement par lui proposé avait pour but de combler « une sorte de hiatus entre l' uvre de la première Révolution française » et celle de l'Assemblée nationale constituante en mettant l'accent sur l' uvre de la IIIe République en matière sociale évoquant notamment : la loi du 21 mars 1884 sur l'action syndicale, la loi du 24 juin 1936 sur les conventions collectives (JO, débat Assemblée nationale constituante, 28 août 1946, p 3363 ; cité par M B Genevois in « La Jurisprudence du Conseil constitutionnel, principes directeurs », n°s 332, 333 et 469, Ed. STH).
Et c'est en parfait écho à cette dimension sociale du préambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République que l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 souligne que : « la France est une République, indivisible, laïque, démocratique et sociale. »
Pour en revenir à la notion de PFRLR, celui-ci apparaît bien comme un principe essentiel posé par le législateur républicain touchant à l'exercice des droits et libertés et qui a reçu application avec une constance suffisante dans la législation antérieure à 1946.
Il se trouve que la loi du 24 juin 1936, s'inscrivant dans un mouvement historique de conquête et d'affirmation des droits sociaux, dispose très fortement en son article 1er introduisant l'article 36 vc dans le code du travail que : « Les conventions collectives ne doivent pas contenir des dispositions contraires aux lois et règlements en vigueur, mais peuvent stipuler des dispositions plus favorables » (JO, 26 juin 1936, p 6698).
Avec la loi du 24 juin 1936 apparaît donc la convention collective dotée d'une efficacité normative et d'une efficacité générale. C'est à son propos que le principe de faveur est formulé posant ainsi une limitation de la compétence des acteurs collectifs à l'amélioration de la loi dans un sens favorable au travailleur.
D'ailleurs, dans un fameux avis rendu en assemblée générale le 22 mars 1973, le Conseil d'Etat a rangé au rang des principes généraux du droit du travail la faculté ouverte à la négociation collective d'accroître les garanties et avantages minimaux consentis aux travailleurs par la loi et d'en instituer de nouveaux, les conventions collectives ne pouvant toutefois déroger ni aux dispositions qui par leurs termes même présentent un caractère impératif, ni aux principes fondamentaux énoncés dans la Constitution et aux règles de droit interne et international ou intéressant des avantages ou garanties échappant, par leur nature, aux rapports conventionnels (CE, Assemblée générale, avis du 22 mars 1973, Droit ouvrier 1973, p 190, Droit social 1973, p 514).
Récemment encore, la haute juridiction administrative, statuant cette fois au contentieux, a considéré que l'article L 132-4 du code du travail, lequel reprend le principe de faveur, renvoie à un principe général du droit « dont s'inspirent ces dispositions législatives » (CE 8 juillet 1994, CGT, req. n° 105471).
Il est ici particulièrement remarquable que le Conseil d'Etat ait précisé outre l'existence d'un principe général du droit du travail, le fait que celui-ci inspire le législateur. C'est dire sans doute sa valeur fondamentale.
Quant à la Cour de cassation, elle n'est pas en reste, puisque dans quatre arrêts du 17 juillet 1996 (Soc. 17 juillet 1996, req. n°s 3458, 3459, 3460 et 3461) elle a relevé dans ses visas :
« Vu le principe fondamental en droit du travail selon lequel en cas de conflit de normes, c'est le plus favorable aux salariés qui doit recevoir application. » Et ce n'est pas non plus par hasard que la haute juridiction a utilisé l'épithète « fondamental », soulignant par là qu'il ne saurait souffrir aucune dérogation.
Ainsi entendu le principe de faveur qui trouve sa source dans la loi du 24 juin 1936 revêt nécessairement le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Dès lors, le législateur ne saurait autoriser les acteurs sociaux à conclure des conventions ou autres accords dont l'objet avoué ou non serait d'abandonner un certain nombre de droits sociaux déjà accordés aux salariés.
L'impossibilité ainsi posée pour le législateur de supprimer les limites aux compétences normatives des acteurs collectifs est d'autant plus nécessaire que dans les périodes de grave crise économique et sociale, comme celle actuellement traversée, les risques de déréglementation du droit social sont réels. La circonstance que de tels dangers soient présentés sous l'appellation de flexibilité n'enlève rien à leur réalité.
Il semble ici conforme à la tradition sociale française de maintenir, sinon accroître, la protection des personnes les plus exposées à la précarité dans les périodes de fort chômage.
Des garde-fous doivent donc exister et le principe de faveur en est un. La loi ne saurait le méconnaître.
En second lieu, et si par extraordinaire le principe de faveur ne se voyait pas reconnaître le caractère d'un tel principe fondamental, il n'en resterait pas moins que les éventuelles dérogations pouvant y être apportées devraient demeurer exceptionnelles et être encadrées strictement par la loi, sauf à ce que le législateur entache sa décision du vice d'incompétence négative.
Le Conseil constitutionnel en rappelant qu'appartient au domaine de la loi la détermination des principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical (CC 25 juillet 1989, DC n° 89-257) invite sans doute le législateur à déterminer avec suffisamment de précisions les conditions dans lesquelles des exceptions à cette règle peuvent être adoptées.
Ainsi, la loi devrait a priori déterminer précisément les conditions de mise à l'écart du principe de faveur en définissant :
: l'objet de la dérogation ;
: les modalités de la dérogation, dont la qualité des négociateurs intervenant dans ce cadre singulier.
De plus, la loi devrait prévoir expressément des garanties quant au champ possible des dérogations aux lois et règlements applicables en droit du travail, tel un véritable droit d'opposition.
Une loi qui ne poserait pas des bornes strictes à ces exceptions au principe de faveur serait alors entachée du vice d'incompétence négative (CC 5 juillet 1977, DC n° 77-79 DC).
En l'occurrence, force est de constater que la loi critiquée encourage une double atteinte au principe de faveur.
D'une part, en prévoyant que l'accord de branche peut écarter l'exigence d'un syndicat représentatif comme partie et signataire d'un accord collectif. Faisant sauter le verrou syndical, le texte affaiblit d'autant plus le principe de faveur.
C'est vainement que l'on opposerait ici le droit d'opposition organisé tant les conditions mises par le texte sont insuffisamment précises.
D'autre part, en habilitant des « partenaires sociaux » choisis hors le cadre syndical traditionnel et donc hors les garanties législatives existantes, à déroger aux règles étatiques, alors que d'abord le champ des dérogations n'est pas défini et qu'ensuite les garanties sont incomplètes.
En effet, si l'accord en cause a été conclu par un ou des représentants élus du personnel, la validation a lieu par la commission paritaire de branche où ne siègent que les syndicats signataires de l'accord de branche. Par contre, si l'accord a été conclu par un négociateur « spontané » mandaté spécialement dans cette hypothèse, le droit d'opposition n'existe pas.
On relèvera à cet égard que si depuis 1982 un accord d'entreprise dérogatoire peut être adopté, c'est à la triple condition :
: qu'il soit négocié et conclu par des syndicats représentatifs ;
: qu'il porte sur une matière strictement définie par la loi ;
: et que soit institué un droit d'opposition au profit des syndicats « majoritaires » non signataires.
C'est pourquoi l'article 6 querellé méconnaît le principe fondamental reconnu par les lois de la République tel qu'illustré par l'article 1er de la loi du 24 juin 1936, et, à tout le moins, en ne prescrivant pas les conditions et garanties indispensables à une dérogation exceptionnelle au principe de faveur se trouve entaché du vice d'incompétence négative.
II. : Sur la portée du préambule de la Constitution
du 27 octobre 1946 pris en son huitième alinéa
Le huitième alinéa du préambule de 1946 dispose que : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. »
Invité à se prononcer sur la portée de cette prescription, le Conseil a certes estimé qu'il revient au législateur de déterminer, dans le respect des principes qui sont ainsi énoncés, les conditions de sa mise en uvre (CC 5 juillet 1977, précité). Au nombre de ces principes figure la question centrale de la qualité du représentant des travailleurs habilité à les engager. Question fondamentale qui à la fois concerne le rôle des organisations représentatives dans le cadre de la négociation collective et appelle la nécessaire indépendance du représentant-négociateur.
S'agissant en premier lieu du rôle des organisations représentatives, on rappellera que le Conseil constitutionnel a déjà admis que la loi réserve aux seules organisations représentatives la négociation collective dans l'entreprise (CC 19 et 20 juillet 1983, DC n° 83-162).
Sans méconnaître la liberté personnelle du travailleur avec laquelle doit se concilier le rôle consacré des syndicats représentatifs intervenant dans la procédure de négociation collective, il n'en est pas moins certain que la place ainsi accordée à ces organisations participe du pacte fondateur de la démocratie sociale.
Certes, la liberté syndicale, dont celle de ne pas se syndiquer, et la liberté d'entreprendre constituent les pendants indispensables au pilier syndical du droit social. Mais toutefois, et ce depuis que la loi du 24 juin 1936 a conféré à la convention collective son efficacité normative et générale, la détermination des conditions de travail s'exerce bien de façon collective et, toujours selon le préambule de 1946, la participation des travailleurs suppose « l'intermédiaire de délégués ».
Modifier l'ordonnancement juridique applicable au contrat de travail exige que la procédure mise en uvre prenne en compte les garanties nécessaires à un processus décisionnel de portée normative.
Un salarié isolé ne peut agir ainsi. Un travailleur non ou mal préparé à la négociation ne saurait y satisfaire.
D'où le rôle protecteur de l'intérêt du travailleur qu'acquiert l'organisation représentative.
Au cas présent, l'une des ambitions avouées du texte est de confier le pouvoir à des personnes travaillant dans des entreprises où il n'y a pas de représentation syndicale.
Le risque est ici de favoriser un éclatement du droit social, mettant à bas sa cohérence et son homogénéité.
En tout état de cause, admettre que le législateur peut, en matière de négociation collective, s'affranchir du rôle syndical ne l'exonère pas du respect des autres exigences constitutionnelles liées au Préambule de 1946.
Car, si l'on considère en second lieu l'exigence d'indépendance du représentant du travailleur, quel qu'il soit, l'absence de monopole syndical renforce paradoxalement les besoins de garantir les conditions d'intervention du négociateur « ad hoc ».
On remarquera d'abord que les termes employés par le huitième alinéa du Préambule, et notamment celui de « délégué », induisent l'existence d'un lien fort et particulier entre le négociateur et les travailleurs.
Autrement dit, au-delà même du monopole syndical, ce délégué doit être représentatif. Représentativité dont la traduction concrète dans le rapport de négociation, souvent rapport de forces, passe par une authentique et totale indépendance du délégué à l'égard de l'employeur.
Cette indépendance absolue du négociateur est ainsi illustrée en Allemagne, par une jurisprudence constante de la cour de Karlsruhe exigeant que les parties à la convention collective soient indépendantes de la partie adverse (BVERFG, 1er mars 1979, voir plus généralement : F Kessler, « Le droit des conventions collectives en RFA », Ed. Peter Lang, 1988, p 260 et s). Il faut donc un réel équilibre entre les parties.
De même le Conseil constitutionnel a-t-il clairement dit que la protection des représentants élus du personnel ou des responsables syndicaux, eu égard à l'exercice de leurs fonctions, était une exigence constitutionnelle (CC 20 juillet 1988, DC n° 88-244, AJDA 12/88 p 752, note P Wachsmann).
Il est si vrai que l'indépendance du négociateur appelle une protection légitime et adaptée. Ces deux exigences sont intimement liées.
En l'espèce, l'exigence constitutionnelle d'indépendance du négociateur comprenant celle de sa protection est manifestement violée.
D'abord, en admettant qu'un accord de branche puisse confier à des élus du personnel, dans des entreprises sans présence syndicale, une aptitude à négocier et donc à engager tous les salariés, le texte querellé a manifestement méconnu l'exigence d'indépendance sus- évoquée.
Ensuite, le paragraphe III de cet article 6 renvoie les modalités de protection de ces salariés et les conditions d'exercice de leur mandat de négociation aux accords de branche, lesquels pourront prévoir des garanties équivalentes à celles définies par la loi.
Heureuse faculté. Mais ce n'est qu'une faculté là où s'impose une exigence constitutionnelle.
Il s'ensuit, par voie de conséquence, que le législateur en abandonnant aux partenaires sociaux la détermination des modalités de protection des négociateurs, méconnaissant ainsi le principe d'indépendance déduit du Préambule de 1946, a en outre entaché sa décision d'un vice d'incompétence négative. Bien plus, en permettant que les régimes de protection des négociateurs soient différents selon les entreprises, le législateur a encore méconnu le principe d'égalité devant la loi.
Confier aux partenaires sociaux, comme certains l'ont souhaité, l'élaboration de leur propre régime de protection (cf Sénat, rapport n° 510, p 70) en plus de l'évitement de la voie syndicale pour autoriser des dérogations au principe de faveur, peut passer pour une marque de souplesse. Ce peut-être aussi une brèche dans le socle des droits sociaux.
L'expérimentation d'un jour n'est pas toujours très éloignée de la régression du lendemain.
D'évidence, la rédaction de l'article 6 heurte trop de principes et d'exigences constitutionnelles pour ne pas encourir la censure.
Et ce n'est pas le rôle réservé au législateur par l'ultime paragraphe de l'article discuté qui apporte des garanties suffisantes.
III. : Sur la méconnaissance par le législateur
de son propre pouvoir d'appréciation
Le pouvoir d'appréciation du Parlement ne saurait être satisfait par l'organisation d'un système de compétence liée.
Car c'est bien de cela dont il s'agit quand le texte prévoit qu'« afin de permettre l'examen des dispositions législatives nécessaires à l'entrée en vigueur des clauses dérogatoires des accords de branche mentionnés à l'alinéa précédent », le Parlement sera saisi.
Certes, le recours à la validation législative est admis. En matière sociale, il a ainsi été jugé que le législateur puisse intervenir pour substituer rétroactivement une règle législative impérative résultant des stipulations d'une convention collective dont l'interprétation donnait lieu à des divergences, dès lors qu'une telle mesure réserve expressément la situation des personnes à l'égard desquelles est intervenue une décision de justice définitive et entend mettre fin à des divergences d'interprétation ainsi qu'au développement des contestations (CC 13 janvier 1994, DC n° 93-332).
Mais, en l'occurrence, le législateur va plus loin. Il décide de se lier pour le futur et, devenu auxiliaire des partenaires sociaux, il propose que la loi entérine leurs volontés. Par là, le Parlement consent à l'abaissement de la loi en tant que norme subsidiaire.
Il ressort du paragraphe V, alinéa 2, que le législateur devra intervenir pour que les clauses dérogatoires, donc celles entamant le principe de faveur, entrent en vigueur. A cette occasion, il perdra toute marge véritable de man uvre. Dans ces conditions, il faut se demander comment l'on peut concilier cette prescription avec l'article 34 C aux termes duquel le Parlement détermine, par exemple, les principes fondamentaux du droit du travail.
Un tel abandon de son pouvoir d'appréciation pour l'avenir correspond à une forme originale d'incompétence négative, originale mais inadmissible.
De ce chef encore, la censure est encourue.