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Décision n° 95-370 DC du 30 décembre 1995 - Saisine par 60 sénateurs

Loi autorisant le Gouvernement, par application de l'article 38 de la Constitution, à réformer la protection sociale
Conformité

SAISINE SENATEURS :
Paris, le 21 décembre 1995.
Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers, Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi autorisant le Gouvernement, par application de l'article 38 de la Constitution, à réformer la protection sociale, telle qu'elle a été définitivement adoptée le 20 décembre 1995.
Nous faisons intégralement nôtres les moyens et arguments développés dans la saisine que vous ont adressée nos collègues députés. A ceux-ci nous tenons à ajouter les éléments suivants.
La loi qui vous est déférée a été considérée comme adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale en application du troisième alinéa de l'article 49 de la Constitution.
En première lecture également, elle a été rejetée par le Sénat qui, le 16 décembre, a adopté la question préalable.
En réalité, et la majorité sénatoriale non plus que le rapporteur du projet n'en ont fait mystère, l'adoption de cette question préalable traduisait le souci de supprimer tout débat sur les articles, ainsi que sur les amendements qui s'y rapportaient.
La discussion générale, ouverte le jeudi 14 décembre 1995 à quinze heures, s'est poursuivie le soir. Puis, le lendemain matin, la commission des affaires sociales, réunie à neuf heures, durant dix minutes seulement, n'a examiné aucun amendement et c'est son président, M Jean-Pierre Fourcade, qui a déposé lui-même la question préalable sur le projet que, de manière publique et maintes fois réitérée, lui-même et tous les autres orateurs de la majorité sénatoriale avaient déclaré soutenir.
Malgré la dénonciation, par l'opposition, de ce détournement de procédure, puisque l'adoption de la question préalable, comme chacun sait, équivaut au rejet du texte, d'ailleurs constaté comme tel par le président de séance, aucun amendement n'a donc pu être discuté.
A la suite de ce rejet, la commission mixte paritaire s'est réunie le 18 décembre à dix heures sans, d'ailleurs, que certains de ses membres aient été individuellement convoqués. Elle a naturellement, et très vite, abouti à une rédaction commune, puisque celle-ci était conçue entre les seuls parlementaires appartenant à la majorité. Et il est significatif de constater que le texte ainsi adopté était, à la virgule près, exactement celui que le Sénat venait de rejeter en première lecture ! Puis celui-ci a été soumis aux deux assemblées lors de lectures dans lesquelles tous les amendements étaient irrecevables du fait du troisième alinéa de l'article 45 de la Constitution.
La procédure ainsi conduite a eu pour effet, mais surtout pour objet même, de violer outrageusement le premier alinéa de l'article 44 de la Constitution, en privant les parlementaires, singulièrement les sénateurs en l'occurrence, du droit d'amendement qui leur est solennellement consacré.
Elle a également violé le premier alinéa de l'article 45, dans la mesure où le projet, bien qu'il y ait eu en définitive « adoption d'un texte identique », n'a pas été « examiné successivement dans les deux assemblées du Parlement ».
Le pis est que ce n'est pas la première fois qu'il est recouru à cet indigne subterfuge par lequel, quand ils le jugent bon, la majorité sénatoriale et le Gouvernement s'arrogent la faculté : à défaut du droit : de couper court à tout débat et à tout exercice normal du droit d'amendement.
Vous-même aviez d'ailleurs déjà été appelés à en connaître dans votre décision n° 86-218 DC du 18 novembre 1986. Saisi du même moyen, sur le recours à la même procédure, vous aviez alors considéré que l'utilisation de cette question préalable « positive » s'était faite « dans des conditions qui n'affectent pas, au cas présent, la régularité de la procédure législative ».
Mais il se trouve que, en droit comme en fait, le « cas présent » en 1995 est radicalement différent du « cas présent » en 1986.
La loi qui vous était soumise à l'époque, en effet, faisait suite à une autre loi, adoptée dans des conditions habituelles. Il s'agissait d'une loi d'habilitation de l'article 38, à la suite de laquelle le Parlement n'avait plus lieu d'être saisi sur le même sujet (sauf, éventuellement, pour ratification des ordonnances). Mais le refus du Président de la République de signer certaines des ordonnances que le Gouvernement avait été autorisé à prendre n'a pas laissé d'autres recours à ce dernier que de transformer en projets de loi certains des textes qu'il s'apprêtait à publier. Et c'est sur l'un de ces projets de loi qu'a été utilisée au Sénat la procédure dite de la question préalable positive.
Quoi qu'on puisse ou quoi qu'on ait pu en penser, dans ce cas d'espèce, les deux assemblées du Parlement avaient déjà eu l'occasion d'exprimer leur volonté de manière univoque à l'occasion de l'adoption de la loi du 11 juillet 1986, et celle postérieure pouvait donc s'interpréter comme une décision purement confirmative. De plus, le Gouvernement pouvait craindre, à l'époque, de ne pouvoir remédier à des délais trop longs par la convocation d'une session extraordinaire, le Président de la République pouvant refuser d'en signer le décret de convocation comme il avait déjà refusé de signer l'ordonnance.
C'est donc tout à fait à juste titre qu'un commentateur très autorisé de la décision précitée avait pu souligner que l'insistance mise par elle sur le « cas présent » devait donner « à penser que la haute instance a rendu une décision d'espèce, liée au fait que le projet de loi faisait suite à la loi du 11 juillet 1986, tout en réservant sa position de principe pour le cas où il y aurait un usage répété de la question préalable positive » (B Genevois, La Jurisprudence du Conseil constitutionnel, p 147).
En sens inverse, d'autres commentateurs ne voient « pas pourquoi l'usage répété de la question préalable positive serait plus critiquable que l'usage répété de la question négative, car tous deux portent également atteinte au droit d'amendement » (L Favoreu, L Philip, Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, p 686).
Cette seconde thèse nous paraît infondée.
D'une part, le droit d'amendement n'a nullement le même sens ni la même portée lorsqu'il s'applique à un texte dont une assemblée ne veut pas l'adoption (question préalable négative) ou, au contraire, à un texte dont elle veut l'adoption (question préalable positive), qu'elle espère même faciliter par ce moyen.
D'autre part, il est faux de dire que ces deux versions de la question préalable portent une égale atteinte au droit d'amendement.
La question préalable négative soit ne porte pas atteinte au droit d'amendement puisque, par un acte de volonté, une assemblée considère simplement que le texte ne mérite pas qu'on en use, soit, si l'on tient à cette thèse, porte atteinte au droit d'amendement de tous les membres de l'assemblée intéressée. Au contraire, la question préalable positive a pour objet et pour effet de porter une atteinte inconstitutionnellement sélective au droit d'amendement. Seuls en sont privés les parlementaires de l'opposition puisque ceux de la majorité, en dehors de tout débat, de tout échange public, peuvent non seulement introduire les amendements de leur choix, sur la totalité du texte puisque c'est la totalité de celui-ci qui reste en discussion, mais peuvent de surcroît donner à ces amendements le caractère décisif qui résulte de la deuxième phrase du troisième alinéa de l'article 45. De ce point de vue, il importe peu qu'ils usent ou non du monopole dont ils disposent. Seul compte le fait qu'ils se l'arrogent indûment.
Il y a donc bien une différence majeure, au regard du droit d'amendement, entre les questions préalables selon qu'elles sont négatives ou positives. De même y a-t-il des différences fondamentales entre l'usage de la question préalable positive tel qu'il a été fait en 1986 et tel qu'il a été fait à l'occasion de l'adoption de la loi qui vous est aujourd'hui déférée.
Cette dernière n'est nullement la confirmation d'une décision déjà prise. Elle porte au contraire, et de surcroît, sur une habilitation d'une portée considérable sur laquelle le consentement du Parlement ne pouvait être arraché de manière aussi irrégulière.
A cela, on ne manquera pas d'objecter qu'il s'agissait de réagir au nombre, jugé excessif, d'amendements déposés. Mais une telle objection ne saurait convaincre.
Premièrement, le droit d'amendement n'a pas d'autre limites que celles qui résultent de la Constitution, et le nombre n'en fait pas partie. Au demeurant, la majorité du Sénat peut parfaitement déclarer par une seule décision des amendements irrecevables, qu'ils soient d'ordre réglementaire ou qu'ils soient sans rapport avec le texte en discussion : elle n'a pas manqué de le faire en maintes occasions. De plus, pour appeler les choses par leur nom, l'obstruction éventuelle, outre qu'elle existe dans de nombreux parlements de pays développés, n'est, lorsqu'elle se manifeste, que la réaction exceptionnelle à une brutalité elle-même exceptionnelle. Elle ne saurait donc tenir lieu d'excuse absolutoire à tout manquement aux procédures constitutionnelles. Enfin, pour remédier aux inconvénients d'une obstruction, la Constitution apporte désormais une solution à la fois efficace et démocratique, c'est-à-dire la session ordinaire unique du Parlement.
Deuxièmement, et surtout, des hypothèses pourraient être imaginées dans lesquelles une urgence particulière s'attacherait à l'entrée en vigueur rapide de certains textes. L'intérêt général pourrait à la limite alors expliquer, sinon justifier, certaines libertés prises avec les règles afin d'accélérer l'indispensable.
Mais tel n'est absolument pas le cas en l'espèce.
D'une part, en effet, on est ici en présence d'une loi d'habilitation qui ouvre un délai de quatre mois pour prendre des ordonnances. Il ne s'agit pas d'une loi normative qui produira ses effets dès sa promulgation. Dès lors, si l'habilitation prend un peu plus de temps que prévu par le Gouvernement, cela ne l'empêche nullement d'anticiper sur son adoption, en préparant les ordonnances qu'il souhaite prendre. Même si le débat retarde de quelques jours, voire de quelques semaines, le calendrier prévu par l'exécutif, cela n'a aucunement comme conséquence de retarder proportionnellement la publication des ordonnances mais simplement, si du moins les ordonnances sont réellement urgentes et que le Gouvernement le souhaite, de réduire le laps de temps qui sépare la promulgation de la loi d'habilitation de la publication des ordonnances. Du point de vue de l'urgence, même en la supposant existante, il n'y a pas concrètement la moindre perte de temps. Y en aurait-il une, au demeurant, que cela ne suffirait pas à justifier le viol des procédures. Mais lorsqu'en plus un tel retard à la satisfaction de besoins d'intérêt général est totalement inexistant, le viol des procédures est purement indéfendable.
D'autre part, entre votre décision de 1986 et aujourd'hui, un changement considérable a été opéré par la révision constitutionnelle du 4 août 1995. Depuis celle-ci, le Parlement est en session ordinaire, de manière continue jusqu'au dernier jour ouvrable de juin. Outre que cela, en termes généraux, peut faire douter de la légitimité même du recours aux ordonnances (dès lors que le Gouvernement peut sans inconvénient demander au Parlement de siéger pour adopter les textes dont il estime avoir besoin plutôt que de les faire élaborer par ses seuls services), au cas particulier, cela signifie que le débat en cause pouvait se prolonger le temps nécessaire à sa conduite normale, sans s'exposer, comme en 1986, soit à une interruption de plusieurs mois entre deux sessions, soit à la nécessité de convoquer une session extraordinaire.
A la lumière de tous ces éléments, l'utilisation de la question préalable positive apparaît pour ce qu'elle est : la violation délibérée de la Constitution par des autorités persuadées que tout leur est permis au sein du Parlement. Elle ne représente aucune des circonstances atténuantes ou simplement explicatives qui existaient en 1986 lorsque vous avez pris la décision précédente.
Il est clair que si cette violation caractérisée, et totalement injustifiable en l'espèce, n'était pas sanctionnée aujourd'hui, cela signifierait clairement qu'elle n'aurait plus jamais lieu de l'être, qu'il dépendrait de la seule volonté politique d'une majorité de priver le Parlement de ses droits les plus élémentaires, de s'affranchir du respect des règles constitutionnelles les plus nécessaires à la démocratie.
Et c'est parce qu'il ne saurait s'y résigner que le Conseil constitutionnel censurera la loi qui lui est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.