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Décision n° 94-351 DC du 29 décembre 1994 - Saisine par 60 députés

Loi de finances pour 1995
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES : Les députés soussignés à Monsieur le président et Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris
Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances pour 1995 telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
I : Face à une dérive particulièrement inquiétante de la présentation des lois de finances, qui atteint cette année un niveau assez exceptionnel pour que l'on puisse juger dépassée une véritable cote d'alerte, les saisissants entendent soulever une question de principe que le juge constitutionnel peut seul trancher : celle de la nécessaire sincérité budgétaire, entendue avant tout comme garantie fondamentale du respect des attributions du Parlement prévues par l'article 47 de la Constitution et par l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances (notamment par l'article 32 de celle-ci) et obligeant dès lors le Gouvernement à fournir aux assemblées une « information en temps utile pour leur permettre de se prononcer sur le projet de loi de finances », voire des « éléments d'information approfondis » (Conseil constitutionnel n° 90-285 DC du 28 décembre 1990, rec. page 95).
L'utilisation systématique et généralisée de procédés dont certains sont par eux-mêmes inconstitutionnels et dont d'autres n'échapperaient à l'inconstitutionnalité que s'il y était recouru dans des proportions marginales et dans les limites de besoins d'ajustements strictement délimités aboutit en effet à priver les assemblées parlementaires de tout pouvoir effectif de contrôle en les mettant hors d'état de connaître la réalité des comptes retraçant les prévisions budgétaires pour l'exercice en cause.
II. : Les saisissants n'ignorent évidemment pas que la prévision budgétaire ne peut être considérée comme une science totalement exacte et que dès lors la présentation des recettes dans la loi de finances initiale est essentiellement évaluative.
Toutefois, sauf à réduire à une mascarade la discussion parlementaire du budget, le décalage entre la prévision initiale et l'exécution finalement enregistrée doit rester d'une ampleur raisonnablement limitée, sauf bouleversements imputables à une conjoncture exceptionnelle qui appelleraient alors le vote d'une loi de finances rectificative (Conseil constitutionnel n° 91-298 DC du 24 juillet 1991, rec. page 82). C'est dire que, si le Gouvernement n'est pas soumis, en matière de prévision, à une obligation de résultats, il l'est à une obligation de moyens (Conseil constitutionnel n° 90-285 DC précitée) qui lui interdit d'organiser la confusion et la désinformation du Parlement par la présentation de données sciemment et considérablement déformées.
De ce point de vue, l'exécution de la loi de finances pour 1994 fournit d'ores et déjà un exemple édifiant. L'annonce gouvernementale, lors de la discussion parlementaire de cette loi, d'une croissance des dépenses limitée à 1,1 p 100 : obtenue au prix d'un artifice grossier qui consistait à comparer le seul projet de loi de finances pour 1994 avec l'addition de la loi de finances pour 1994 et de la loi de finances rectificative votée au printemps 1994 : a pu un temps abuser sinon l'opinion, du moins la majorité parlementaire, mais le bilan de l'exécution de l'exercice 1994 fait apparaître une croissance réelle d'environ 5 p 100. L'ampleur de l'écart, compte tenu de l'ampleur de la masse des crédits dont l'augmentation est ainsi mesurée, suffit à établir que l'information fournie au Parlement à l'automne 1994 était inexacte dans une proportion qui exclut l'hypothèse de l'erreur technique d'appréciation, sans que, par ailleurs, un bouleversement conjoncturel puisse être sérieusement invoqué pour en rendre véritablement compte.
Et même si par impossible on admettait que le Gouvernement ait pu, il y a un an, faire preuve d'une imprévoyance aussi abyssale, l'adage errare humanum qui pourrait inciter à une relative indulgence ne pourrait indéfiniment lui servir d'excuse : la loi déférée n'en témoigne comme on le verra que trop, perseverare diabolicum.
S'agissant des dépenses, les saisissants ne contestent naturellement pas davantage le principe du pouvoir gouvernemental d'élaboration du projet de loi de finances, notamment en matière de choix de l'affectation des masses budgétaires, mais il va de soi que ce pouvoir ne peut être régulièrement exercé que si deux conditions sont effectivement réunies : le respect de la totalité des normes constitutionnelles et organiques ; l'information claire et sincère qui est, là aussi, due aux élus du suffrage universel.
Ces conditions, aujourd'hui, ne sont plus remplies. Il sera ci-après démontré que la loi déférée en porte maintes marques et, qui plus est, qu'à plusieurs reprises et sur des points majeurs, certains membres du Gouvernement ne s'en sont même pas cachés.
Que même en matière de charges relevant du régime des crédits limitatifs une marge d'incertitude soit difficilement évitable, on peut l'admettre. Mais lorsque l'incertain cède la place au fictif, lorsque le Gouvernement tient un langage différent sur la même prévision budgétaire selon qu'il s'adresse aux représentants du peuple ou à d'autres instances de contrôle, ou encore selon les projets de loi qu'il défend devant la représentation nationale, c'est véritablement une négation tranquillement assumée du pouvoir parlementaire d'autorisation budgétaire qui doit être caractérisée et qui appelle la censure.
III. : Sur l'insincérité de la présentation des recettes et de l'équilibre général du budget (art 14 et 19 de la loi déférée) :
L'article 14 de la loi déférée reconduit pour l'exercice 1995 le mécanisme d'affectation au budget général de l'Etat d'une partie du produit des « cessions d'actifs publics », le reste de ce produit continuant à être versé au compte d'affectation spéciale destiné à alimenter la recapitalisation des entreprises publiques. Mais la distribution de ces deux masses est littéralement bouleversée puisque contrairement aux engagements précédemment pris par le Gouvernement, 8 milliards de francs seulement (contre 40 milliards de francs en 1994) iront en 1995 au compte d'affectation spéciale tandis que 47 milliards de francs abonderont les dépenses courantes du budget général.
La sincérité de la loi déférée est ici strictement en cause.
D'une part, le montant total des recettes attendues des privatisations (55 milliards de francs) est considéré par l'unanimité des observateurs indépendants du Gouvernement comme totalement irréaliste : c'est-à-dire comme très fortement surévalué : dès lors que l'on attache foi à la dernière expression en date de la pensée gouvernementale s'agissant de l'avenir de Renault, laquelle devrait finalement rester en 1995 au sein du secteur public. Le Gouvernement n'a à vrai dire jamais déféré aux demandes parlementaires répétées d'information précise sur le programme de privatisation qu'il envisageait de mettre réellement en uvre, arguant d'une nécessaire confidentialité en la matière. Ce souci peut se comprendre, mais il ne saurait alors proposer que le montant de recettes dont l'évaluation n'a pas été sérieusement justifiée contribue au financement de crédits limitatifs : le précédent de novembre 1987 et l'état du marché boursier peuvent le conduire à devoir engager des privatisations économiquement impossibles ou du moins désastreuses pour respecter l'engagement budgétaire qu'il croit pouvoir prendre aujourd'hui. En tout état de cause, l'ampleur de l'aléa qui pèse, du fait de la considérable augmentation de la part du produit des privatisations qui sera affectée au budget général, sur l'exécution de ce dernier retire toute crédibilité et toute sincérité à la prévision budgétaire en ce domaine et met le Parlement hors d'état d'exercer un pouvoir de contrôle effectif.
D'autre part, l'extrême instabilité de l'utilisation du produit des privatisations, aisément constatable par comparaison entre les exercices 1994 et 1995, contribue à une sorte d'anomie budgétaire qui retire toute lisibilité à la politique gouvernementale. Sauf à ce que la règle de non-affectation perde tout sens, la loi de finances se doit de définir avec une précision acceptable et une logique compréhensible d'une part les charges permanentes de l'Etat, d'autre part les recettes des comptes spéciaux du Trésor. Tel n'est à l'évidence pas le cas en l'espèce, la distribution entre les compartiments de la loi de finances étant aussi aléatoires, voire arbitraire, qu'instable.
Enfin et surtout, non seulement le financement massif de charges permanentes par des recettes incertaines et temporaires contrevient à l'évidence aux principes les plus élémentaires d'une gestion budgétaire saine : et la dérogation manifeste à ces principes n'est ici ni motivée, ni cohérente avec les présentations antérieures de la politique budgétaire du Gouvernement : mais encore l'incohérence s'est-elle accompagnée d'une sorte de double langage achevant d'installer la confusion. Le 17 octobre 1994, le ministre de l'économie a reconnu devant l'Assemblée nationale (compte rendu analytique de la 24e séance de la première session ordinaire de 1994-1995, page 9) qu'« il est exact qu'une partie des recettes de privatisation : celle qui sert à financer les dépenses courantes de l'Etat : doit être intégrée dans le déficit lorqu'on fait des comparaisons internationales [] c'est ce que nous avons fait dans le projet de budget soumis à la commission ». En d'autres termes, le Gouvernement reconnaît de lui-même que la présentation de l'équilibre budgétaire qu'il soumet à la représentation nationale est à ce point contraire à la réalité qu'il est contraint d'en adopter une autre devant les instances communautaires chargées de surveiller le respect des obligations contractées par la France aux termes du traité dit de Maastricht. Tirant les conséquences de cet aveu, les saisissants avaient déposé un amendement rectifiant la présentation de l'équilibre des ressources et des charges exposées à l'article 19 du projet de loi de finances afin d'en rétablir la sincérité en excluant des recettes du budget général la part du produit escompté des privatisations que le Gouvernement avait cru pouvoir y intégrer, mais le rejet de cet amendement a laissé subsister une version de l'article 19 entachée d'insincérité manifeste.
Les articles 14 et 19 de la loi déférée ne reflètent dès lors en rien la réalité budgétaire et comptable et le projet de loi de finances a ici fourni au Parlement une information si gravement erronée que celui-ci n'a pas été en mesure d'exercer réellement ses compétences constitutionnelles.
IV. : Sur la dissimulation de charges publiques : A : Sur la pratique systématique de la budgétisation (art 16 et 17 de la loi déférée et chapitre 46-40 du budget du ministère du logement)
L'article 16 de la loi déférée porte de 0,4 p 100 à 0,7 p 100 (soit une augmentation de 10 milliards de francs) la part des recettes de TVA affectées au budget annexe des prestations sociales agricoles (BAPSA) afin de diminuer d'autant la subvention du budget général à ce budget annexe. Cette opérations de débudgétisation, si discutable qu'elle puisse être en opportunité, ne serait pas par elle-même irrégulière si elle ne constituait pas un simple élément d'un ensemble de manipulations de la présentation budgétaire visant à dissimuler au contrôle parlementaire l'essentiel des dépenses du budget général.
En effet, l'article 17 de la loi déférée met quant à lui à la charge du Fonds de solidarité vieillesse, qui connaît pourtant déjà d'incontestables difficultés, le financement des majorations de pensions pour enfants à charge, d'une part, des exploitants agricoles, d'autre part, des fonctionnaires de l'Etat, ce qui représente un nouveau transfert de charges faisant disparaître 9 milliards de francs de dépenses dans la présentation du budget général. On notera qu'au surplus la loi de finances rectificative pour 1994 soumise au Parlement en même temps que la loi déférée a anticipé sur l'application de cette mesure prévue pour 1995 en débudgétisant d'ores et déjà une somme de 1,8 milliard de francs.
Enfin, le chapitre 46-40 du budget du ministère du logement fait apparaître une baisse d'un milliard de francs de la subvention du budget général au Fonds national d'aide au logement, qui correspond à la prise en charge par les organismes gestionnaires du « 1 p 100 patronal » d'un financement supplémentaire à hauteur de cette même somme.
Ces trois exemples, qui ne sont pas exhaustifs, représentent cependant un montant total de 20 milliards de francs de débudgétisation, c'est-à-dire de dépenses qui n'apparaissent plus dans le budget général mais ne disparaissent évidemment pas pour autant de la réalité des besoins de financement public relevant de l'appréciation et du contrôle parlementaires. Encore une fois si, prise isolément, chaque opération ne contrevient pas par elle-même aux règles constitutionnelles et organiques, le recours massif et systématique à ce procédé permet au Gouvernement de prétendre que la croissance des dépenses budgétaires apparentes est limitée à 2 p 100 pour 1995 alors que la réalité, masquée à la représentation nationale par l'émiettement des affectations et des transferts, est au moins de l'ordre de 4 p 100.
Le pouvoir d'appréciation et de contrôle du Parlement est privé d'effectivité.
B : Sur la pratique systématique de la sous-évaluation
Là encore, les saisissants ne donneront que cinq illustrations d'une politique générale de déformation de la réalité budgétaire.
En premier lieu, l'article 18 de la loi déférée, qui évalue le prélèvement opéré sur les recettes de l'Etat au titre de la participation de la France au budget de l'Union européenne à 88 milliards de francs en 1995, a été calculé comme si l'union devait continuer à ne comporter que douze Etats membres, alors que le Parlement européen a d'ores et déjà adopté un projet de budget calculé en tenant compte de l'élargissement de l'union à quinze Etats membres, d'où une augmentation de 55 milliards de francs du montant total de ce budget. Il en résulte que la contribution réelle de la France se montera en 1995 à environ 98 milliards de francs. En d'autres termes, 10 nouveaux milliards de francs de charges certaines ont été dissimulés à la représentation nationale par la présentation incomplète du projet de loi de finances.
En deuxième lieu, le budget des charges communes fait apparaître qu'est prévu un versement de 5 milliards de francs à l'Unedic en 1995. Or le ministre du budget a lui-même reconnu devant l'Assemblée nationale que l'engagement pris auprès des « partenaires sociaux » gestionnaires de l'Unedic portait pour l'année 1995 sur 10 milliards de francs. La loi de finances ne rend donc compte que de la moitié des charges réelles de l'exercice en la matière.
En troisième lieu, le montant des crédits d'équipement ouverts au ministre de la défense a été artificiellement minoré de 6,5 milliards de francs qui seront cependant effectivement dépensés grâce à un report massif de crédits, à même hauteur, de l'exercice 1994. Le projet de loi de finances n'a là encore renseigné que très incomplètement les Assemblées sur la réalité des dépenses de l'Etat.
En quatrième lieu, un accord passé avec l'AGIRC et l'Arrco le 29 décembre 1993 en vue du financement de l'« Association pour la gestion de la structure financière », c'est-à-dire afin d'assurer le financement des régimes de retraites complémentaires, oblige l'Etat à verser à cette structure une contribution de 1,5 milliard de francs.
C'est en vain que l'on chercherait dans la loi déférée la moindre trace de crédits permettant à l'Etat de faire face à cet engagement pourtant certain.
En cinquième lieu, le « bleu » budgétaire relatif à l'éducation nationale prévoit au titre de l'exécution en 1995 de la loi de programmation en cours de discussion parlementaire un montant de crédits de 426 millions de francs (232 millions au titre III, 164 millions au titre IV et 30 millions au titre V), ainsi que la création de 1 466 emplois budgétaires. Mais ledit projet de loi de programmation a prévu quant à lui, pour le même exercice 1995, 685,7 millions de francs de crédits et 2 927 nouveaux emplois budgétaires Le Conseil économique et social, dans un avis en date des 22 et 23 novembre 1994, a clairement mis en évidence cette considérable distorsion et a souligné qu'elle était due à la présentation comme création d'emplois de redéploiements et de reconductions de postes dit « en surnombre » Le rapport présenté sur le projet de loi de programmation au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale (document n° 1822, page 57) souligne que la lecture du « bleu » budgétaire ne permet pas à la représentation nationale d'obtenir les éclaircissements souhaitables et demande que le Gouvernement améliore l'information des parlementaires pour parvenir à une réelle « lisibilité des documents budgétaires ». L'insincérité est une fois encore manifeste.
Les cinq cas de sous-évaluation qui viennent d'être évoqués faussent à eux seuls de plus de 25 milliards de francs la présentation de la loi de finances.
C : Sur le recours systématique à la technique des « emplois en surnombre »
On vient d'en rencontrer une illustration : le recours aux emplois « en surnombre », c'est-à-dire financés sur des disponibilités figurant dans des chapitres budgétaires intitulés Rémunérations, a pris dans la loi déférée une ampleur véritablement sans précédent.
C'est par cet artifice que s'explique l'essentiel de la « disparition » de 1 461 des 2 927 créations d'emplois prévues par le projet de loi de programmation présenté par le ministre de l'éducation nationale et masquées par la loi déférée. De même, vont être recrutés en 1995 quinze magistrats « titulaires temporaires » sur de tels emplois « en surnombre » : afin de dissimuler à la représentation nationale la réalité de l'évolution des emplois budgétaires, le Gouvernement en est venu ici à faire introduire dans notre droit une catégorie de magistrats aussi surréelle que, sans aucun doute, contraire au principe constitutionnel d'inamovibilité Au total, on peut estimer à environ 4 500 le nombre d'emplois ainsi créés « en surnombre », c'est-à-dire sans autorisation parlementaire et donc en violation de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959.
On pourrait à la limite admettre que ce procédé puisse, comme ce fut le cas par le passé, constituer une sorte de soupape de sûreté permettant de faire face à des imprévus marginaux (le nombre de ces emplois étant traditionnellement de l'ordre de 300), mais sa transformation en un procédé systématique de gestion courante des effectifs de l'Etat, qui se traduit par une radicale insincérité de la majorité des tableaux d'effectifs insérés dans les « bleus » budgétaires, dénature à une échelle inacceptable la présentation de la loi de finances et, partant, la fiabilité de l'information communiquée au Parlement.
De même que l'abus du recours aux débudgétisations appelle à l'évidence un encadrement jurisprudentiel proscrivant l'excès des dérives actuelles, seul le juge de la constitutionnalité budgétaire peut ici donner un coup d'arrêt à l'insincérité extraordinairement accrue des informations fournies à la représentation nationale.
V : Sur la non-prise en compte de charge certaines :
L'article 1er (alinéa 4) de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 prévoit que « lorsque des dispositions d'ordre législatif [] doivent entraîner des charges nouvelles, aucun projet de loi ne peut être définitivement voté [] tant que ces charges n'ont pas été prévues, évaluées et autorisées dans les conditions fixées par la présente ordonnance ».
L'esprit de cette disposition interdit incontestablement au Gouvernement de ne pas faire figurer dans le projet de loi de finances les charges qui découlent nécessairement et expressément des dispositions de projets de loi déposés par lui, en cours de discussion parlementaire et destinés à entrer en vigueur dès le début de l'exercice budgétaire en cause (voir dans la même logique Conseil constitutionnel n° 91-298-DC du 24 juillet 1991, 9e considérant, rec.
page 82).
Or le projet de loi portant diverses dispositions d'ordre social en cours d'adoption met à la charge de l'Etat la compensation, par subventions aux organismes de sécurité sociale, des exonérations qu'il prévoit dans le cadre des mesures d'insertion bénéficiant aux titulaires du revenu minimum d'insertion. De cette charge certaine de l'exercice 1995, on ne trouve nulle trace dans la loi déférée.
Sur un autre plan, la non-prise en compte de charges certaines résulte aussi de la confusion entretenue entre les exercices 1994 et 1995. Ainsi, on l'a déjà noté, la loi de finances rectificative pour 1994 « anticipe-t-elle » l'application du mécanisme, prévu par la loi déférée, de transfert du budget général au Fonds de solidarité vieillesse du financement des majorations de pensions pour enfants à charge versées aux exploitants agricoles retraités. Est-ce à dire que ce financement n'aurait pas encore été assuré pour 1994, et donc les avantages en question pas encore versés aux intéressés ? A l'évidence, tel ne peut être le cas : ce sont bien les charges de l'exercice 1995 qui seront ainsi couvertes par le « collectif » de 1994, en violation incontestable du principe d'annualité.
De même, s'agissant du programme Acropol d'équipement en matériels de transmission des services de police, le ministre de l'intérieur, répondant le 7 novembre 1994 à une question d'un député qui s'inquiétait de l'extrême faiblesse des crédits inscrits à ce titre à la loi de finances pour 1995 (qui ne s'élèvent qu'à 30 millions de francs), répondait sans détour : « Il est bien évident que ce n'est pas avec cela que nous ferons grand-chose, mais vous allez trouver un peu plus de 300 millions de francs dans le collectif qui existe et qui vous sera prochainement soumis » (JO, Assemblée nationale, première séance du 7 novembre 1994, page 6555). La confusion entre les exercices et la méconnaissance de l'annualité budgétaire, qui ont pour résultat l'absence radicale de signification de la présentation de la loi de finances initiale, sont manifestement voulues et tranquillement assumées par le Gouvernement.
A nouveau, l'insincérité est patente et appelle la censure.
VI. : Sur la violation directe de l'article 6 de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 (art 17 de la loi déférée) :
Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, les « charges de la dette publique ainsi que de la dette viagère » doivent être inscrites au premier titre de la loi de finances initiale en tant que « charges permanentes de l'Etat ».
Or on a constaté que l'article 17 de la loi déférée transférait du budget général au Fonds de solidarité vieillesse le financement des majorations de pensions servies aux fonctionnaires de l'Etat retraités pour enfants à charge.
On ne saurait sérieusement contester que ces majorations, comme les pensions de retraite dont elles constituent l'accessoire, représentent des « charges permanentes de l'Etat », et plus précisément des composantes de la « dette viagère ». Elles ne pouvaient dès lors être régulièrement extraites du premier titre du budget général.
On a, à la vérité, peine à croire qu'une irrégularité aussi manifeste, qui a mis dans un évident embarras la commission des finances du Sénat (rapport général, tome III, fascicule 1, document n° 79, pages 137-139), ait pu échapper à la sagacité de la direction générale de la fonction publique.
En tout état de cause, elle ne saurait échapper à l'annulation.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée, et notamment ceux de ses articles et chapitres qui ont fait l'objet des développements qui précèdent.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.