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Décision n° 94-345 DC du 29 juillet 1994 - Saisine par 60 députés

Loi relative à l'emploi de la langue française
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à l'emploi de la langue française telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
I Sur la défense de la langue française
La loi déférée a en partie pour objet d'une part d'imposer l'emploi de la langue française dans un grand nombre de situations de communication à des personnes tant publiques que privées et tant françaises qu'étrangères, d'autre part de proscrire l'utilisation de termes empruntés à une langue étrangère dans un nombre non moins considérable de situations de communication et à l'intention des mêmes personnes.
Afin d'éviter toute ambiguïté et toute interprétation tendancieuse de leur démarche, les saisissants tiennent à préciser d'entrée de jeu qu'ils partagent les préoccupations affichées par le Gouvernement et par une partie de la majorité parlementaire en ce qui concerne la nécessité de défendre la place de la langue française dans le monde, d'en promouvoir la qualité et l'usage préférentiel notamment dans les rapports internationaux publics et privés.
Toutefois, ils observent en premier lieu que le Gouvernement et son actuelle majorité non seulement n'entendent pas consentir les efforts notamment budgétaires nécessaires à la réalisation de ce louable objectif, mais au contraire ont réduit les moyens et les crédits qui devraient y concourir.
En deuxième lieu, ils ne sauraient accepter que l'affirmation excessive d'une sorte de monopole de l'expression en langue française aboutisse, quelles qu'aient pu être les protestations embarrassées du ministre de la culture, à de nouvelles restrictions de l'usage de langues régionales souvent déjà menacées et qui ne sauraient être assimilées à des langues étrangères alors qu'elles constituent une part essentielle du patrimoine culturel de la nation.
En troisième lieu et surtout, ils ne sauraient accepter que la défense de la langue française passe non par la politique active de formation et de diffusion de notre culture qu'ils appellent de leurs v ux, mais par une action de répression et de restriction considérables de la liberté d'expression et de communication.
Attachés à l'usage de la langue française, mais pour le moins autant à la liberté et au respect de l'Etat de droit, les députés soussignés se voient donc contraints de déférer les articles 1er, 2, 3, 5, 5 bis, 10, 11, 12 et 15 de la loi votée par le Parlement à la censure du Conseil constitutionnel.
II. Sur l'ensemble de la loi déférée
Les saisissants, qui ne considèrent nullement l'ensemble de la loi comme inconstitutionnelle, estiment en revanche nécessaire, afin de démontrer l'inconstitutionnalité des seuls articles qu'ils défèrent à la censure du Conseil constitutionnel, de situer ceux-ci dans leur contexte général.
De ce point de vue, la loi déférée n'est pas intervenue sur un terrain entièrement vierge, loin s'en faut. Il faut en particulier rappeler ici l'existence d'une loi du 31 décembre 1975 portant sur le même sujet, qui déjà brandissait les foudres de nombreuses interdictions en se référant à une sorte de vocabulaire officiel à valeur impérative, mais n'entendait contraindre que les personnes (de droit public ou de droit privé) assurant des missions de service public.
Cette loi n'a pas été l'objet d'une application significativement efficace, en partie en raison de son contenu (une langue vit plus d'enthousiame et de plaisir des mots que de normes contraignantes et de barrières à la libre expression), en partie aussi en raison de l'hésitation des juridictions à sanctionner des comportements dont la dangerosité pour l'ordre public était pour le moins peu évidente. Peu utile, elle restait cependant relativement modérée et également peu dangereuse pour l'état des libertés.
Bien au contraire, la loi déférée a, en certaines de ses dispositions, été marquée par l'abandon de toute mesure dans l'expression du chauvinisme linguistique et dans la recherche d'une sorte de « purification lexicale ».
La simple lecture des rapports et débats parlementaires suffit à en convaincre : le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale ne cesse de stigmatiser « l'anarchie », un « libertinage verbal » (sic) qui « mérite d'être contenu », le « relâchement » et la « paresse » des Français, ou encore de dénoncer « l'ennemi » et les « invasions étrangères » ; il a même ce mot admirable : « l'usage d'une langue étrangère n'est jamais innocent ».
(Rapport présenté en première lecture devant l'Assemblée nationale, page 12)
Le rapporteur de la commission des lois du Sénat l'avait d'ailleurs précédé sur cet étrange terrain, fustigeant l'« empressement coupable des Français à recourir à l'anglo-américain » et affirmant ensuite en séance publique que les Etats-Unis « écrasent » et « excluent » (compte rendu analytique des débats du Sénat du 26 mai 1994, page 15) alors que M Lauriol, qui avait rapporté sur la loi du 31 décembre 1975, avait déjà jeté le masque lors de la séance du 12 avril du Sénat : « il s'agit d'imposer [] une réaction sécuritaire s'impose » (compte rendu analytique, page 74).
Après cela, on ne peut guère se laisser prendre au discours ministériel qui prétend, contre toute évidence, que la loi déférée ne serait par une « loi sur la langue » (compte rendu analytique des débats du Sénat du 12 avril 1994, page 58), ni aux propos du rapporteur précité de la commission des lois de l'Assemblée nationale qui, reconnaissant que « l'usage d'une langue [est] un des éléments de la liberté d'expression », proclame que « le législateur ne saurait bien sûr ici prétendre imposer à tout propos ses propres conceptions ». (Rapport présenté en première lecture, page 18)
Certes, les débats parlementaires ont fourni au Gouvernement et à une partie secourable de sa majorité l'occasion d'adoucir quelque peu le texte initial. A ainsi disparu du deuxième alinéa de l'article 4 du projet de loi l'extraordinaire et révélatrice formule de la « rédaction en français obligatoire » qui eût conduit le législateur à tenter de définir a contrario la notion problématique de « français facultatif » et à distinguer les cas dans lesquels le choix de la langue reste libre pour les citoyens ordinaires Mais ces adoucissements sont le plus souvent restés « cosmétiques » : ils cherchent à atténuer l'effet spectaculaire produit par le ton et par la forme du projet de loi et des propos entendus dans la majorité parlementaire, propos dont il n'a été donné ci-dessus qu'un faible échantillon.
Il reste, sous le masque d'un discours plus anodin, que la loi déférée, à la différence de sa devancière, prétend en certaines de ses dispositions (qui seront ci-après analysées) désormais imposer l'usage d'une véritable « langue officielle » non seulement aux administrations publiques, aux magistrats et aux gestionnaires privés de services publics, mais même aux simples particuliers, ce que le ministre de la culture a d'ailleurs expressément revendiqué au cours des débats (voir le compte rendu analytique des débats du Sénat du 12 avril 1994, page 59, ou encore les débats de l'Assemblée nationale du 3 mai 1994, Journal officiel, page 1391).
Ce faisant et dans cette mesure, elle porte une atteinte délibérée et radicale au principe de libre communication des pensées et des opinions, ainsi d'ailleurs qu'à la liberté d'entreprendre et à la liberté du commerce et de l'industrie. Or, à ces libertés fondamentales et surtout à la première d'entre elles il ne saurait être porté atteinte que pour la défense de libertés constitutionnelles de même rang ou pour la poursuite d'objectifs de valeur constitutionnelle tels que l'ordre public ; plus précisément, ce n'est que pour ces motifs que le législateur peut constitutionnellement accroître la restriction des libertés visées par rapport à l'état de la législation existante.
Or, il est manifeste que ladite législation existante comportait déjà un « arsenal » tout à fait suffisant pour assurer la poursuite de l'objectif de promotion de la langue française affiché par le Gouvernement et par l'actuelle majorité ; nombreux furent d'ailleurs les orateurs de cette dernière (voir par exemple le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, rapport en première lecture, page 21, et aussi en séance publique le 3 mai 1994, Journal officiel, page 1364, ou encore le sénateur Lauriol, compte rendu analytique des débats du Sénat du 12 avril 1994, pages 70 et 71) qui le reconnurent en soulignant que le seul défaut que comportait à leurs yeux la loi du 31 décembre 1975 était de n'avoir pas été suffisamment appliquée. On retrouve là un travers bien français qui consiste à masquer l'absence de rigueur dans l'application effective des lois par une surenchère textuelle illusoire, le Parlement en étant parfois réduit à évoquer les ch urs antiques scandant, immobiles, « Marchons ! marchons ! » .
Mais ce dysfonctionnement du travail législatif ajoute en l'occurrence l'inconstitutionnalité au ridicule, en ce que les dispositions qui seront ci-après critiquées de la loi déférée, vu l'état de la législation antérieure, n'étaient en rien nécessaires à la poursuite des objectifs que ladite loi prétend se donner ni d'ailleurs à celle d'aucun autre objectif de valeur constitutionnelle. C'est en ce sens que ces dispositions portent une atteinte irrégulière à la libre communication des pensées et des opinions, à la liberté d'entreprendre, à la liberté du commerce et de l'industrie, ainsi qu'au principe d'égalité devant la loi et au principe de proportionnalité des peines, à quoi s'ajoute enfin un ensemble de violations de l'article 34 de la Constitution par « incompétence négative », le législateur ayant renoncé à fixer lui-même les règles qui auraient dû garantir en la matière le respect des libertés publiques.
Enfin, en soumettant désormais à un régime identique de censure linguistique les personnes gestionnaires d'un service public et les simples particuliers, les dispositions critiquées de la loi déférée violent manifestement le principe constitutionnel d'égalité de traitement : d'une part, la puissance publique ne saurait à aucun titre, dès lors que l'ordre public n'est pas violé, réglementer le contenu des propos d'une personne privée qui ne s'exprime qu'en son propre nom, à la différence d'un gestionnaire de service public dont l'expression publique engage la République, si bien que le traitement identique appliqué à des personnes qui sont en situations profondément différentes au regard de l'objet de la loi déférée est inconstestablement discriminatoire ; d'autre part, les entreprises francophones sont sans aucun doute favorisées par rapport à leurs concurrentes non francophones, ce qui non seulement viole la liberté de circulation des biens et des services instituée par l'ordre juridique communautaire mais aussi rompt l'égalité des agents économiques devant le régime législatif de la concurrence y compris, là encore, lorsque l'ordre public (et notamment la protection du consommateur) ne l'exige pas.
III. Sur les articles 1er, 2 et 3 de la loi déférée
L'article 1er interdit non seulement l'emploi d'une langue étrangère, mais aussi l'utilisation d'un terme emprunté à une langue étrangère dès lors qu'un terme français aura été jugé équivalent par un « dictionnaire officiel » ou par un « arrêté de terminologie », dans toute description de bien, de produit ou de service. Ces interdictions ne sont pas assorties de sanctions pénales définies par voie législative, mais le Gouvernement a communiqué aux commissions parlementaires un projet de décret instaurant des peines contraventionnelles, en l'occurrence une peine d'amende allant jusqu'à 10 000 F par infraction constatée.
De telles dispositions portent manifestement atteinte à la fois à la liberté de communication, proclamée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, et à la liberté du commerce et de l'industrie.
Ces libertés, et singulièrement la première d'entre elles, ne sauraient être limitées, on l'a dit, que pour protéger des libertés de rang équivalent ou pour servir un objectif de valeur constitutionnelle.
En l'espèce, la disposition introduite en 1992 dans l'article 2 de la Constitution selon laquelle « la langue de la République est le français » ne saurait servir de base juridique à la loi déférée : en admettant même, ce qui n'est d'ailleurs nullement certain, que la promotion de la langue française soit devenue de ce fait un objectif de valeur constitutionnelle, la poursuite de cet objectif permettait peut-être d'imposer l'usage du français aux gestionnaires de services publics, comme l'avait fait le législateur de 1975, mais sûrement pas de limiter la liberté d'expression et de communication de simples particuliers, laquelle comprend à l'évidence le droit de choisir librement la langue dans laquelle les personnes privées s'expriment dans leurs rapports mutuels.
L'objectif constitutionnel de préservation de l'ordre public ne sauvera pas davantage la disposition critiquée : on ne contestera pas que l'ordre public puisse englober notamment la protection des intérêts du consommateur, laquelle suppose une information claire et précise, mais celle-ci requiert seulement que les termes employés soient intelligibles pour tous. Ainsi le législateur pourrait-il exiger, d'une part, que les descriptions de produits et les publicités soient diffusées en français, d'autre part, qu'elles ne comportent que des termes d'usage courant (ce qui n'exclut pas la généralité des expressions empruntées à une langue étrangère telles que « jeans ou week-end »), mais certainement pas que soient systématiquement prohibés les termes pour lesquels le Gouvernement aura imposé un équivalent français.
Une chose est d'ailleurs d'imposer l'usage du français là où il est nécessaire à la protection du salarié, du consommateur, etc, et plus généralement à l'information claire du public (ce qui explique que la saisine ne vise qu'une partie des dispositions de la loi déférée), une autre est d'imposer l'emploi de tel ou tel terme, c'est-à-dire de légiférer sur le contenu de la langue en décidant de ce que l'usage peut ou non « importer » librement : dans le second cas, il y a limitation du contenu même de la « communication des pensées et des opinions », ce que l'ordre public ne saurait justifier en l'espèce (à la différence du cas des termes injurieux, diffamatoires ou racistes, par exemple) et qui est donc inconstitutionnel.
On ne saurait au surplus admettre que des services gouvernementaux ou administratifs se voient ainsi remettre par le législateur un pouvoir de censure linguistique. Sur ce point, la loi déférée est d'ailleurs entachée non seulement de violation des libertés précitées, mais aussi de méconnaissance des dispositions de l'article 34 de la Constitution en ce qu'elle renvoie au pouvoir réglementaire, de manière totalement inconditionnée, la définition des termes qu'il sera permis ou défendu d'utiliser à des particuliers, laquelle constitue à l'évidence l'une des garanties fondamentales des libertés d'expression et de communication. Ni la notion de « termes de même sens » ni celle de « produits typiques et spécialités d'appellation étrangère connus du plus large public » ne peuvent être considérées comme définies par le législateur avec une précision suffisante pour garantir contre l'arbitraire linguistique des services administratifs.
En ce qui concerne enfin un éventuel conflit entre libertés de rangs équivalents, on ne peut qu'observer que rien de tel n'a été allégué par le Gouvernement ni par sa majorité, et qu'au demeurant on ne voit pas quelle liberté constitutionnellement protégée souffre lorsqu'un Français décide de s'exprimer en une autre langue que la sienne ou d'utiliser un mot emprunté à une langue étrangère. On peut certes regretter la généralisation d'emplois impropres ou d'anglicismes malvenus encore que, pour reprendre le mot célèbre de Malherbe, seul le peuple soit le « souverain seigneur de la langue » , mais le bon sens devrait aisément suggérer que le remède aux solécismes et au snobisme linguistique n'est pas vraiment d'ordre normatif Vaugelas lui-même, dans la préface de ses « Remarques sur la langue française », prenait soin d'avertir son lecteur : « Ce ne sont pas ici des lois que je fais pour notre langue [] ; je serais bien téméraire, pour ne pas dire insensé ; car à quel titre et de quel front prétendre un pouvoir qui n'appartient qu'à l'usage, que chacun reconnaît pour le maître et le souverain des langues vivantes ? Mon dessein n'est pas de réformer notre langue, ni d'abolir des mots, ni d'en faire. »
On ne saurait mieux dire ni juger plus impitoyablement que par cette citation le contenu de la loi déférée qui prétend, elle, « abolir des mots » et « en faire » et même pire, en faire abolir et en faire faire par de simples autorités gouvernementales ou administratives. De deux choses l'une : soit le législateur feint ici d'ignorer que les mots contribuent à façonner les pensées qu'ils véhiculent mais les prises de position du ministre et des parlementaires de la majorité excluent cette hypothèse (voir par exemple le sénateur Cluzel citant l'évocation par Raymond Queneau de l'empereur chinois qui voulait changer la langue pour changer les m urs, compte rendu analytique des débats du Sénat du 26 mai 1994, page 11) , soit il s'agit d'organiser en connaissance de cause une intervention officielle sur le contenu du langage, de définir grâce au Dictionnaire officiel récemment publié une sorte de « novlangue » techno-bureaucratique.
Or, d'une part, cette démarche laisse mal augurer de l'évolution qualitative de la langue française : remplacer « le leader de ce lobby nous a livré un scoop » par « le meneur de ce vestibule nous a livré une primeur » (ces étranges équivalences étant malheureusement empruntées sans la moindre déformation au Dictionnaire officiel qui deviendrait, si la loi déférée devait entrer telle quelle en vigueur, une sorte de « Table linguistique de la loi » pénalement sanctionnée) constitue plus une « désanglicisation » qu'une « francisation » digne de ce nom ; d'autre part, le Gouvernement et l'actuelle majorité parlementaire dépassent ici en autoritarisme lexical Richelieu lui-même lequel n'osa pas confier à ses subordonnés la confection du dictionnaire dans une proportion incompatible avec le respect de la Constitution.
L'article 1er de la loi déférée porte ainsi aux libertés de communication et du commerce et de l'industrie une atteinte trop générale et absolue, et en tout cas manifestement disproportionnée au respect des objectifs qu'elle prétend poursuivre.
L'article 2 de la loi déférée, qui impose les mêmes normes pour toutes les inscriptions ou annonces faites ou apposées dans un lieu ouvert au public et destinées à l'information du public, encourt, mutatis mutandis, les mêmes griefs que son prédécesseur. On se bornera à souligner notamment que cet article permettrait de sanctionner un restaurateur ou un cafetier qui afficherait à la porte de son établissement une publicité en anglais ou en allemand pour attirer les touristes étrangers de passage et, à nouveau, on s'interrogera sur l'absence totale de motifs d'ordre public justifiant de telles restrictions de la liberté de communication et de la liberté d'entreprendre aussi inconstitutionnelles que ridicules.
L'article 3, qui vise les mentions, annonces et invitations accompagnées de traductions en langues étrangères, est lui aussi susceptible des mêmes critiques. On y ajoutera une violation spécifique du principe constitutionnel d'égalité de traitement et du même coup de l'article 34 de la Constitution dans la mesure où la loi déférée renvoie à un règlement d'application pour définir le champ d'application de dérogations applicables au « domaine des transports » et aux « régions frontalières ».
En ce qui concerne la première notion, comment ne pas considérer, comme l'ont fait plusieurs parlementaires, que la catégorie des transports ne pouvait sans discrimination faire l'objet d'un traitement global, les entreprises de transports internationaux ne se trouvant à l'évidence pas dans la même situation que les entreprises de transports « intérieurs ». Il est d'ailleurs clair que la spécificité de la situation des premières justifiait un traitement plus rigoureux et non « dérogatoire » au sens d'un plus grand laxisme que celui qui devait s'appliquer aux secondes : c'est en grande partie dans les échanges internationaux que se joue la dimension réelle d'une langue. Encore le législateur eût-il dû préciser, dans ces conditions, quelles étaient les entreprises qui devaient relever d'un régime spécifique, le champ d'application d'un régime restrictif de la liberté d'entreprendre ne pouvant être discrétionnairement déterminé par le pouvoir réglementaire sans violation de l'article 34 de la Constitution.
Quant à la notion de « régions frontalières », elle n'est pas d'une plus grande précision, comme en ont témoigné au Sénat les divergences répétées d'interprétation entre le ministre et plusieurs parlementaires sur le point de savoir s'il s'agissait des régions « administratives » le ministre soutenant que Périgueux, par exemple, était concerné ou de régions « géographiques » plus restreintes, ce que suggère le bon sens, mais qui n'est pas reconnu par la législation en vigueur (le ministre a d'ailleurs fini par reconnaître le flou régnant en la matière : voir le compte-rendu analytique des débats du Sénat du 26 mai 1994, page 26). Or les conséquences de cette définition seront capitales pour l'exercice des professions liées au tourisme soit dans quelques zones limitées, soit dans plus de la moitié du territoire français, selon l'interprétation retenue.
IV. Sur les articles 5 et 5 bis de la loi déférée
L'article 5 impose l'usage du français pour les programmes des colloques ou congrès organisés sur le territoire français par des personnes de nationalité française, même privées et n'assurant aucune mission de service public ; l'article 5 bis, corrélativement, réserve les subventions publiques aux manifestations scientifiques dont les actes sont publiés en langue française.
Ce sont certainement ces articles qui, devant les protestations vigoureuses de l'Académie des sciences et de nombreux milieux scientifiques, ont fait l'objet des corrections les plus « adoucissantes », compte tenu des excès qui ont marqué le projet de loi initial et certains amendements soutenus et parfois passagèrement adoptés au cours des débats parlementaires. Toutefois, même dans sa forme finale, l'article 5 continue à imposer à des personnes privées une restriction de leur liberté d'expression et de communication que ne justifie aucun impératif d'ordre public et qui menace en outre l'intensité et la qualité des échanges scientifiques internationaux. La négation de la réalité que constitue l'usage de l'anglais comme lingua franca scientifique n'apportera rien à la promotion de la langue française mais risque au contraire de handicaper (si l'usage de cet anglicisme reste licite) le développement et la diffusion des travaux des chercheurs francophones, tant il vrai que le mieux peut être ici l'ennemi du bien. Quant à l'article 5 bis, il impose des critères d'attribution de subventions à la recherche qui, ne prenant en rien en compte la qualité des travaux, sont constitutives d'une rupture d'égalité inconstitutionnelle.
V Sur les articles 10 et 11 de la loi déférée
La prohibition de l'emploi de langues étrangères et même de termes étrangers dès lors qu'un « terme de même sens » aura reçu un label gouvernemental d'exclusivité sémantique frappe ici l'ensemble des émissions et des messages publicitaires communiqués par tout organisme ou service, public ou privé, de radiodiffusion sonore ou télévisuelle, quel qu'en soit le mode de diffusion ou de distribution, aux seules exceptions des émissions cultuelles ce qui évite in extremis la censure de la bénédiction pontificale de Noël , des uvres cinématographiques, audiovisuelles et, dans une certaine mesure, musicales, ainsi que des programmes destinés à l'enseignement des langues étrangères ce qui, là encore, ne pourra que rassurer.
Il reste que la loi déférée interdit par exemple de retransmettre ne fût-ce qu'un extrait fût-il sous-titré d'un journal télévisé, d'un reportage ou d'une émission « de plateau » de la BBC, sauf s'il s'agit d'une émission destinée à l'apprentissage de l'anglais ou d'un sermon de l'archevêque de Canterbury. De même, sera passible d'une amende (qui pourra s'élever à 1 000 F selon le projet de décret communiqué aux commissions parlementaires) tout journaliste sportif qui osera encore, dans le commentaire d'un « match de football » (ou, peut-être, d'une confrontation de ballon au pied), parler d'un « corner » alors que la puissance publique imposera désormais l'expression, aussi commode qu'élégante, de « coup de pied de coin ».
On retrouve une fois encore l'inimitable mélange de ridicule et d'atteinte aux libertés d'expression et de communication qui caractérise une bonne partie des dispositions de la loi déférée, ainsi que l'« incompétence négative » qui résulte nécessairement de l'abandon au pouvoir réglementaire de la définition de la « novlangue » officielle imposée aux médias audiovisuels par les « arrêtés de terminologie ».
Quant à l'article 11 de la loi déférée, il renvoie au pouvoir réglementaire la définition des règles que devra faire respecter en la matière le Conseil supérieur de l'audiovisuel sans autre précision, ce qui constitue une délégation de pouvoir excessivement discrétionnaire et donc une nouvelle « incompétence négative ».
VI. Sur l'article 12 de la loi déférée
Cet article, qui interdit aux personnes morales gestionnaires de services publics l'utilisation d'un terme emprunté à une langue étrangère dans une marque de fabrique dès lors qu'existerait « un terme français ou une expression française de même sens », encourt une partie des griefs précédents : certes, ne visant parmi les personnes privées que celles qui gèrent un service public, il ne porte pas une atteinte excessive à la liberté de communication ni à la liberté d'entreprendre, mais il viole en revanche l'article 34 de la Constitution en ce qu'il ne permet l'utilisation de termes étrangers qu'en l'absence de termes « de même sens » approuvés, en l'absence de définition législative ou même de critères méthodologiques législatifs, par l'autorité réglementaire, laquelle reçoit à nouveau un pouvoir discrétionnaire de censure linguistique.
VII. Sur l'article 15 de la loi déférée
Il réprime le délit d'entrave à la recherche et à la constatation des infractions à la loi déférée. Dans une première rédaction, les peines édictées l'étaient expressément ; puis, un amendement pudique a substitué à leur énoncé un simple renvoi au deuxième alinéa de l'article 433-5 du code pénal.
Il n'en reste pas moins que le fait d'empêcher un agent habilité en la matière de constater qu'un restaurateur a affiché un menu en anglais serait, si la loi déférée devait entrer en vigueur dans son état actuel, désormais puni en France de 50 000 F d'amende et de six mois d'emprisonnement par infraction constatée.
Bien entendu, toute personne sensée inclinera à penser que des dispositions aussi aberrantes ne seront pas plus appliquées que celles de la loi du 31 décembre 1975, mais le bon sens des magistrats ne saurait suffire à la garantie des libertés lorsqu'on leur demande de s'abstenir d'appliquer une loi qu'ils ont pour mission de mettre en uvre, alors surtout que cette loi est là encore inconstitutionnelle.
Il n'est en effet guère contestable que le principe constitutionnel de proportionnalité des peines est pour le moins fortement malmené par la disposition critiquée de la loi déférée.
Vainement, le ministre a-t-il tenté de justifier cette incroyable sévérité en alléguant une prétendue unicité du délit d'entrave, ou plutôt d'« outrage » : on ne saurait traiter identiquement les « entraves » aux actions des agents publics alors que certaines de ces actions sont indispensables à la sauvegarde de l'ordre public le plus élémentaire tandis que d'autres, comme en l'espèce, sont totalement indifférentes à la protection dudit ordre public. En outre et en tout état de cause, la disproportion entre la sévérité de la peine prévue et la bénignité de l'infraction incriminée est à peu près sans précédent et relève certainement de l'erreur manifeste d'appréciation.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les dispositions ci-dessus critiquées, lesquelles sont parfaitement divisibles, à la fois juridiquement et politiquement, du reste de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.