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Décision n° 94-341 DC du 6 juillet 1994 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à la date du renouvellement des conseillers municipaux
Conformité

SAISINE SENATEURS
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à la date du renouvellement des conseillers municipaux adoptée le 7 mai 1994 par le Parlement.
Les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que l'ensemble de la loi précitée est non conforme à la Constitution.
L'année 1995 connaîtra une forte densité électorale ; trois séries d'élections sont inscrites au calendrier électoral : les élections municipales, présidentielle et sénatoriales. En outre, des élections législatives faisant suite à une dissolution de l'Assemblée nationale par le nouveau Président de la République ne sont pas à exclure.
C'est ainsi que le printemps 1995 verra le renouvellement général normal, en mars, des conseillers municipaux élus en 1989 et l'expiration du mandat du Président de la République qui interviendra le 20 mai 1995 :
: concernant les élections municipales aux termes de l'article L 227 du code électoral, « les conseillers municipaux sont élus pour six ans et renouvelés intégralement au mois de mars, à une date fixée au moins trois mois auparavant par décret en conseil des ministres » ;
: s'agissant de l'élection présidentielle, conformément aux dispositions de l'article 7 de la Constitution, « l'élection du nouveau président doit avoir lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l'expiration des pouvoirs du président en exercice » ; ainsi qu'il a été annoncé par le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, au Sénat lors de l'examen de cette loi, l'élection présidentielle se déroulera les dimanches 23 avril et 7 mai 1995.
Compte tenu de la proximité de ces deux consultations de nature très différente qui doivent se dérouler en mars-avril de l'année prochaine, le législateur a choisi de proroger le mandat des conseillers municipaux, normalement renouvelable en mars, jusqu'en juin 1995.
A l'article 1er de la loi déférée, le législateur, en se contentant de reporter le scrutin municipal quelques semaines après l'élection présidentielle et en ne retenant que les conséquences de la brièveté des délais entre l'élection des maires et l'élection présidentielle sur la procédure de présentation des candidats à cette dernière élection par les citoyens habilités par la loi, a arbitré en faveur du « parrainage » au détriment de principes constitutionnels fondamentaux. Au surplus, la solution retenue par cette loi n'atteint pas l'objectif d'intérêt général qu'elle s'est fixé puisque ces deux consultations, tout aussi importantes l'une que l'autre pour le fonctionnement de nos institutions devraient se succéder à moins d'un mois d'intervalle, « ce qui ne manquerait pas de créer une confusion préjudiciable à l'expression du suffrage universel au détriment des élections municipales qui ne recueilleraient sans doute pas l'intérêt qu'elles méritent de la part des électeurs », comme l'a souligné le rapporteur de l'Assemblée nationale.
L'article 2 en ne tirant pas toutes les conséquences du report des élections municipales au regard de la loi du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques entraîne de fait une rupture du principe d'égalité entre les différents candidats aux élections municipales dans les communes de plus de 9 000 habitants.
I Sur le report des élections municipales en juin 1995 (art 1er)
1 ° Le législateur est compétent pour déterminer la durée du mandat des élus locaux, mais dans le strict respect des principes dégagés par le Conseil constitutionnel en matière électorale.
Aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles « concernant le régime électoral des assemblées locales » et « détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales », elle-même affirmée par le deuxième alinéa de l'article 72.
En conséquence, le législateur est compétent pour fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées locales et peut, à ce titre, déterminer la durée du mandat des élus qui composent l'organe délibérant d'une collectivité territoriale.
Cette compétence a été confirmée par le Conseil constitutionnel notamment dans sa décision n° 90-280 du 6 décembre 1990 relative à la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux qui précise que « toutefois, dans l'exercice de cette compétence, il (le législateur) doit se conformer aux principes d'ordre constitutionnel qui impliquent notamment que les électeurs soient appelés à exercer selon une périodicité raisonnable leur droit de suffrage ».
Il ressort de cette décision que l'exercice selon une périodicité raisonnable du droit de suffrage qui en l'espèce n'est pas en jeu n'est qu'un des principes constitutionnels qui s'impose au législateur dans l'exercice de cette compétence.
2 ° Le report des municipales tel qu'adopté par le Parlement méconnaît le principe constitutionnel selon lequel les garanties d'objectivité et de clarté doivent présider à toute consultation électorale et, par là même, porte atteinte au principe de libre administration des collectivités locales.
Dans sa décision n° 87-233 DC du 8 janvier 1988 à propos du délai dans lequel il peut être procédé à des élections locales (en l'espèce il s'agissait d'élections cantonales partielles), le Conseil constitutionnel précise que :
« En raison des garanties d'objectivité qui doivent présider à toute consultation électorale, le délai susceptible d'être retenu ne doit pas ouvrir à l'autorité administrative une possibilité de choix telle qu'elle puisse engendrer l'arbitraire, le délai risquerait d'affecter les conditions d'exercice de la libre administration des collectivités territoriales. »
Il ressort de cette décision et de la décision n° 90-280 précitée que, si le législateur est compétent pour fixer le délai dans lequel il peut être procédé à des élections locales, ses interventions sont limitées par l'obligation de respecter les principes constitutionnels qui notamment lui imposent d'entourer toute consultation électorale des garanties idoines d'objectivité tendant à préserver le caractère démocratique et sincère des élections et du scrutin.
Dans le cas présent, le législateur a porté atteinte aux principes constitutionnels de l'intangibilité de la durée d'un mandat en cours et l'obligation d'assurer les « garanties d'objectivité » à toute consultation.
En outre, en l'espèce, il est indéniable que l'élection présidentielle, compte tenu de son caractère national, de l'influence majeure qu'elle exerce sur le fonctionnement de nos institutions, des enjeux politiques qu'elle soulève et de la brièveté des délais qui la séparent des municipales, occultera mais aussi influencera ces élections de manière telle que le principe de libre administration des collectivités locales par des assemblées élues sera mis en cause dans son fondement même, et ce d'autant plus que la campagne électorale très brève se déroulera sous l'influence des élections présidentielles.
Par le passé, le législateur a été amené à modifier plusieurs fois la durée de mandats en cours, notamment pour éviter que des élections locales ne coïncident avec des élections nationales.
Le dernier exemple en date et le plus proche de la présente loi date de 1988 (loi n° 88-26 du 8 janvier 1988 relative aux élections cantonales).
Comme en 1988, il ressort tant des propos tenus par le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, que de l'exposé des motifs du projet de loi qu'il est procédé au report des élections municipales normalement prévues en mars 1995 à juin 1995, pour « ménager aux présentateurs un délai conforme à celui dont ils ont disposé jusqu'alors » et, au surplus, éviter « la succession à des dates rapprochées de deux consultations de nature très différentes » qui « ne peut qu'être nuisible à la clarté de l'expression du suffrage universel par les effets d'influences réciproques ainsi induits ».
Si les motifs et les objectifs de cette loi sont bien analogues à ceux qui ont présidé à celle de 1988, si la solution retenue n'est pas différente dans son principe puisque dans les deux cas il s'agit de reporter une élection locale après l'élection présidentielle, il n'en va pas de même des conséquences en raison de la date retenue pour ce report.
En effet, en 1988 en reportant la date des élections cantonales en octobre, le législateur a concilié deux impératifs :
: ménager un temps suffisant pour la présentation des candidats à l'élection présidentielle ;
: préserver la clarté et la périodicité raisonnable du scrutin cantonnal.
En l'espèce, en reportant les élections municipales au mois de juin, soit moins d'un mois après l'élection présidentielle (compte tenu de l'installation du nouveau Président de la République et la formation d'un nouveau gouvernement) et en privilégiant l'opération du parrainage, le législateur n'a pas atteint le but qu'il s'était fixé, ni concilié les obligations constitutionnelles qui s'imposaient à lui, notamment l'objectivité et la clarté du scrutin municipal.
3 ° Le report des municipales tel qu'adopté par le Parlement méconnaît le principe constitutionnel selon lequel le législateur ne peut déroger au principe d'égalité que pour des raisons d'intérêt général.
* Dans sa décision n° 90-280 précitée, le Conseil constitutionnel relève que :
« Considérant que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que dans l'un et l'autre cas la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. »
Il ressort clairement de ce considérant que les différences de durée de mandat entre les deux séries de conseillers généraux trouvent leur justification dans des considérations d'intérêt général en rapport avec l'objet de la loi. Tant en 1990 qu'aujourd'hui, l'intérêt général est d'éviter la succession à des dates rapprochées de deux consultations de nature très différente reconnue comme nuisible à la clarté de l'expression du suffrage universel.
Or, si la loi présentement déférée a le même objectif, elle déroge au principe d'égalité pour des raisons qui ne sont pas liées à l'intérêt général ; d'autant que la difficulté mise en avant et relative à la procédure de présentation des candidats à l'élection présidentielle peut être résolue par la voie réglementaire, permettant ainsi de concilier les obligations constitutionnelles et les impératifs relatifs à l'organisation de l'élection présidentielle.
* En l'état actuel du droit, le renouvellement des conseillers municipaux a lieu au mois de mars et les pouvoirs du Président de la République expirent le 20 mai 1995. Dans la pratique, en 1995, le renouvellement des conseils municipaux se déroulerait les dimanches 5 et 12 mars, les nouveaux maires seraient alors élus au plus tard le 19 mars (art L 121-8 du code des communes).
Aux termes de l'article 3 de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962, les parrainages doivent être parvenus au Conseil constitutionnel dix-huit jours au moins avant le premier tour, soit en l'espèce le 4 avril.
Les opérations préparatoires à l'élection présidentielle sont donc enfermées dans un délai compris entre le 19 mars au plus tard (date d'élection des maires) et le 4 avril.
Le décret n° 64-231 du 14 mars 1964 précise deux choses :
: l'article 2 stipule que les présentations des candidats à l'élection du Président de la République sont adressées au Conseil constitutionnel à partir de la publication du décret convoquant les électeurs ;
: l'article 3 indique que la date à laquelle doit s'effectuer l'envoi des formulaires est fixée par décret et doit précéder d'au moins quinze jours la publication du décret convoquant les électeurs.
La date d'envoi des formulaires est ordinairement calculée de façon à ménager aux présentateurs et aux candidats potentiels un délai de réflexion suffisant.
Dans le cas présent, la combinaison de ces dispositions réglementaires entraîne de fait un télescopage, le 4 avril, de différentes opérations relatives au parrainage.
Cette difficulté purement administrative pourrait être résolue en modifiant les articles 2 et 3 du décret de 1964, afin de faire coïncider la date de convocation des électeurs avec la date d'envoi des formulaires de présentation aux citoyens habilités. Ces derniers seraient alors autorisés à adresser ces formulaires de présentation au Conseil constitutionnel dès leur réception, soit le 20 mars, et ce jusqu'au 4 avril.
Ainsi candidats et présentateurs disposeraient, surtout si l'on se réfère à la pratique du déroulement des opérations de parrainage, d'un délai suffisant et raisonnable et l'ordre normal des élections serait respecté.
Par ailleurs, si le parrainage est une opération importante, il ne faut pas pour autant en exagérer la portée ; son but est d'éviter dans la mesure du possible les candidatures fantaisistes en obligeant les candidats à disposer d'une certaine aura politique et qu'elles n'aient pas un caractère exclusivement local. Il faut souligner en outre qu'il suffit pour chaque candidat de recueillir seulement cinq cents signatures parmi lesquelles doivent figurer des élus d'au moins trente départements, sans que plus d'un dizième d'entre eux puissent être élus d'un même département. Au surplus, il faut relever que les maires ne sont pas les seuls citoyens habilités à présenter des candidats. Ont également cette compétence les parlementaires, les conseillers régionaux, les conseillers généraux, les conseillers de Paris, les membres des assemblées territoriales des territoires d'outre-mer et les membres élus du Conseil supérieur des Français de l'étranger. Qui plus est, il faut noter qu'en cas de vacance de la présidence de la République le délai de présentation est fortement réduit.
En outre, cette solution ne laisse qu'un laps de temps très bref pour la campagne des municipales, nuisible à ce scrutin et à la démocratie locale (la brièveté de la campagne renforce l'inégalité des candidats entre les élus sortants et ceux qui sont candidats pour la première fois). Les lois de décentralisation ont conféré des pouvoirs étendus aux conseils municipaux, l'élection de leurs membres est donc un acte essentiel qui doit être entouré de toutes les garanties constitutionnelles de nature à garantir l'objectivité de ces élections, et la sincérité du scrutin et la libre administration de ces collectivités.
* Le renouvellement de la série C du Sénat souvent avancé pour justifier que les élections municipales ne peuvent être reportées à une autre date que celle retenue n'est pas opérant.
Aucun principe constitutionnel ne s'oppose à ce que les sénateurs de la série C soient élus par le collège des maires élus en 1989, dans la mesure où ils ont été élus en 1986 par le collège des maires issus des élections de 1983. En outre, dans sa décision n° 90-280 précitée, le Conseil constitutionnel a reconnu le prolongement d'un an d'un mandat en cours (les conseillers généraux élus en 1985 l'ont été pour sept ans) ; le renouvellement du mandat des conseillers municipaux élus en 1989 pourrait donc être reporté après les élections sénatoriales.
Aucune raison d'intérêt général ne justifie la différence de durée de mandat entre deux séries de conseillers municipaux induite par la solution retenue par la présente loi. Celle-ci, en privilégiant la procédure du parrainage, porte atteinte aux principes constitutionnels précités d'objectivité, d'égalité et de libre administration des collectivités locales ; qui plus est, elle ne prend pas en compte l'hypothèse d'une dissolution de l'Assemblée nationale dans la foulée de l'élection présidentielle.
II. Sur la prolongation de trois mois de la période de collecte de fonds en vue des élections municipales de juin 1995 (art 2)
Le dispositif prévu à l'article 2 est contraire au principe d'égalité des citoyens devant la loi.
Aux termes de l'article 2, premier alinéa, de la Constitution, la République « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
L'article 2 de la loi présentement déférée ne satisfait pas à ces exigences.
Conformément à l'article L 52-4 du code électoral issu de la loi n° 90-55 du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, les candidats aux élections peuvent recueillir des fonds pour l'organisation de leur campagne, par l'intermédiaire d'une association de financement ou d'un mandataire financier personne physique, pendant l'année précédant le premier jour du mois où cette élection est prévue.
En l'état actuel du droit, les candidats potentiels aux élections municipales de 1995 sont fondés à recueillir des fonds depuis le 1er mars 1994.
Afin de régulariser les opérations réalisées entre mars et juin 1994, il est proposé de prolonger de trois mois la période de collecte des fonds. La prolongation ne concernant que la collecte des fonds, les comptes de campagne des candidats aux élections municipales ne retraceront que les dépenses réalisées par eux pendant les douze mois précédant la date à laquelle l'élection aura lieu et non pendant les quinze mois d'activité de leurs associations de financement électoral ou de leurs mandataires financiers.
Ainsi tous les candidats ne se verront pas appliquer la loi sur le financement de la même manière. Pour certains, comme la loi actuelle l'impose, ils devront déposer des comptes de campagne retraçant leurs recettes et leurs dépenses sur douze mois ; pour les autres, les comptes de campagne retraceront les recettes sur quinze mois et les dépenses sur douze mois seulement.
Cette différence de traitement entraîne une rupture d'égalité des candidats devant la loi sur le financement parfaitement contraire à l'objet même de cette loi tant en ce qui concerne ses causes que sa finalité. En effet, la finalité de la loi de 1990 est de placer tous les candidats sur un même pied d'égalité en matière de propagande et de moyen de campagne (quel que soit le montant des recettes collectées par les uns et les autres) en plafonnant les dépenses électorales des candidats et en assurant un contrôle rigoureux de ces dépenses. En prévoyant, pour les candidats ayant créé une association de financement dès le 1er mars 1994, de ne pas faire figurer dans leurs comptes de campagne les dépenses effectuées entre mars et juin 1994, l'article 2 méconnaît le principe d'égalité des candidats voulu par la loi sur le financement.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.