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Décision n° 94-341 DC du 6 juillet 1994 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la date du renouvellement des conseillers municipaux
Conformité

SAISINE DEPUTES Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue de Montpensier, 75001 Paris Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à la date du renouvellement des conseillers municipaux telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
La loi déférée a pour objet de reporter de mars à juin 1995 la date du prochain renouvellement général des conseils municipaux (article 1er) et de porter de douze à quinze mois la durée de la période pendant laquelle les candidats aux élections municipales peuvent recueillir des fonds en vertu de l'article L 52-4 du code électoral, période qui s'étend en conséquence du 1er mars 1994 au 1er juin 1995, alors que la période mentionnée audit article L 52-4 reste explicitement limitée à douze mois (du 1er juin 1994 au 1er juin 1995) en ce qui concerne le décompte des dépenses de campagne de ces candidats.
Cette modification du calendrier électoral intéresse incontestablement les conditions d'exercice du droit de suffrage et tout aussi certainement les garanties de la libre administration des collectivités territoriales.
Or, il résulte notamment de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (décisions n° 90-280 DC du 6 décembre 1990 et n° 93-331 DC du 13 janvier 1994) que le législateur ne peut modifier constitutionnellement les conditions d'exercice du droit de suffrage, et en particulier remettre en cause la stabilité des mandats électoraux, que dans des limites précises : la fixation du régime électoral des assemblées locales doit « se conformer aux principes d'ordre constitutionnel », ce qui impliquait notamment en 1990 et en 1993 « que les électeurs soient appelés à exercer selon une périodicité raisonnable leur droit de suffrage ».
Plus généralement, la modification législative d'un calendrier électoral n'est constitutionnelle que, si, d'une part, elle est nécessaire au respect de règles ou de principes de valeur constitutionnelle, car l'expression du suffrage ne saurait dépendre de l'arbitraire d'une majorité, si, d'autre part, son contenu est conforme à ces règles et principes, ce qui suppose d'en analyser les effets au-delà des objectifs officiellement proclamés par les auteurs du texte, et si enfin sa finalité n'est contraire à aucune de ces règles et principes, car des préoccupations de commodité partisane ou d'intérêts personnels de notabilités ne peuvent davantage fonder pareille réforme.
Or, le report en juin 1995 des prochaines élections municipales n'est nullement nécessaire au respect des règles et principes constitutionnels (I) ; de surcroît, la loi déférée porte atteinte au droit de suffrage, viole le principe de libre administration des collectivités territoriales de la République et le principe constitutionnel d'égalité de traitement (II) ; enfin, la finalité purement tacticienne et partisane de cette loi révèle un incontestable détournement de pouvoir (III).
I Sur l'absence de nécessité du report en juin 1995 des élections municipales
Cette absence de nécessité est doublement établie, d'une part, en ce que le maintien de la date normale était juridiquement possible et politiquement praticable (A), d'autre part, à titre subsidiaire, en ce que deux autres solutions s'ouvraient au Gouvernement et à la majorité parlementaire s'ils souhaitaient malgré tout modifier l'échéance (B).
A Le maintien de la date normale était juridiquement possible et politiquement praticable
Le ministre de l'intérieur s'est évertué, tout au long du débat parlementaire, à démontrer que le calendrier des opérations préparatoires à l'élection présidentielle imposait juridiquement la modification de la date des prochaines élections municipales. Un examen attentif des dispositions constitutionnelles, organiques et législatives montre qu'il n'en est rien.
En vertu du troisième alinéa de l'article 3 de la Constitution, les deux tours de la prochaine élection présidentielle devront avoir lieu soit les 16 et 30 avril 1995, soit les 23 avril et 7 mai 1995.
Le calendrier des jours fériés de 1995 a légitimement conduit le Gouvernement et l'ensemble des intervenants dans le débat parlementaire à considérer que les seules dates praticables étaient celles du 23 avril pour le premier tour de scrutin et du 7 mai pour l'éventuel second tour de scrutin.
Il en résulte, conformément aux dispositions de l'article 3 de la loi organique n° 62-1292 du 6 novembre 1962 modifiée, que la publication de la liste des candidats à cette élection doit intervenir au plus tard le 7 avril 1995 et que le Conseil constitutionnel doit disposer, afin d'établir cette liste, des « présentations » de candidats par les catégories de citoyens (dont les maires) habilités à « parrainer » ceux-ci au plus tard le 4 avril à minuit.
Or, il convient que les « parrains » potentiels disposent d'un délai de réflexion raisonnable pour décider d'utiliser ou non leur faculté de « parrainage ». Le ministre de l'intérieur a évoqué un délai d'une vingtaine de jours ; les saisissants feront observer ici d'une part que les textes n'imposent pas de durée précise, d'autre part et surtout que le temps qui doit être ménagé est celui de la réflexion et non celui qui serait matériellement nécessaire pour remplir un formulaire de présentation : rien n'empêche un éventuel « parrain » de commencer à réfléchir aux propositions qui lui sont faites alors même qu'il n'aurait pas encore reçu ledit formulaire.
En l'état actuel de la réglementation (décret n° 64-231 du 14 mars 1964 modifié), les présentations de candidats par les « parrains » peuvent être adressées au Conseil constitutionnel à partir de la publication du décret convoquant les électeurs (article 1er du décret) ; le Gouvernement en a déduit que pour préserver le « délai raisonnable » de réflexion des « parrains » le décret de convocation des électeurs devait être pris le 16 mars 1995 (ce qui laisse en effet auxdits « parrains » dix-neuf jours pour envoyer leur présentation). Or l'article 3 du décret du 14 mars 1964 dispose en son alinéa 2 que l'envoi des formulaires de présentation aux « parrains » éventuels doit intervenir au moins quinze jours avant la publication du décret convoquant les électeurs. Poursuivant son compte à rebours, le Gouvernement en déduit que ces formulaires devront parvenir aux « parrains » au plus tard le 1er mars 1995.
Or le maintien de la date normale de renouvellement général des conseils municipaux signifiait que ces élections auraient lieu les 5 et 12 mars 1994. Il en résultait, compte tenu des dispositions du code des communes, que les maires seraient élus au plus tard le 19 mars. Le Gouvernement et la majorité en concluent qu'il n'aurait pas été possible d'expédier en temps voulu, soit le 1er mars au plus tard, les formulaires de présentation des candidats à l'élection présidentielle à des maires dont l'identité ne sera connue qu'entre le 17 et le 19 mars cette question de la date d'envoi des formulaires étant la seule et unique raison invoquée pour justifier le report des élections municipales. Petites causes, grands effets.
On a cependant peine à croire qu'un prétexte bureaucratique aussi mince, dont l'exposé suppose l'invocation de dispositions purement réglementaires et aisément modifiables d'ici l'année prochaine, puisse fonder la modification de la date à laquelle l'ensemble des citoyens français vont exercer leur droit de suffrage.
En réalité, aucune règle n'impose que les formulaires soient envoyés nominalement aux éventuels « parrains » : l'article 3 de la loi organique du 6 novembre 1962 fait référence aux « citoyens membres du Parlement, des conseils régionaux, des conseils généraux, du conseil de Paris, des assemblées territoriales d'outre-mer, maires ou membres élus du Conseil supérieur des Français de l'étranger ».
C'est dire que le droit de présentation n'est pas ouvert intuitu personae mais bien à seule raison du mandat détenu par le « parrain » potentiel. Dès lors, rien n'empêche le Gouvernement d'adresser les formulaires de présentation à « Monsieur ou Madame le maire de », étant entendu que l'identité et la qualité des « parrains » sont évidemment vérifiés par la suite avec la plus grande attention par le Conseil constitutionnel.
En d'autres termes, il n'est nullement besoin d'attendre que le nom des nouveaux maires soit connu pour envoyer lesdits formulaires : les envois en cause peuvent parfaitement intervenir avant le 19 mars 1995. Rien n'empêche que les formulaires soient envoyés dans les premiers jours de mars (par exemple le 6 mars), afin que puisse être publié quinze jours plus tard (le 21 mars) le décret de convocation du corps électoral pour le scrutin présidentiel.
Dans une telle hypothèse, les nouveaux maires, à supposer qu'ils n'aient pas été sollicités avant même leur élection ou leur réélection par les « présidentiables », disposeront d'un délai de réflexion d'au moins seize jours (du 19 mars au plus tard jusqu'au soir du 4 avril) et d'un délai de deux semaines pour envoyer leur formulaire (du 21 mars, date de la publication du décret de convocation des électeurs, au soir du 4 avril). Eu égard aux précédents en la matière, nul ne saurait prétendre qu'un tel délai ne serait pas « raisonnable ».
A supposer même que l'on ne retienne pas cette analyse et que l'on considère que les formulaires de présentation doivent être adressés nominalement aux nouveaux maires, il suffisait encore de modifier la disposition de l'article 3 du décret du 14 mars 1964 qui impose un délai de quinze jours entre l'envoi des formulaires et la convocation du corps électoral pour résoudre la difficulté : l'envoi des formulaires pourrait par exemple intervenir dès le 20 mars (le nom de tous les maires étant connu au plus tard le 19) et le décret de convocation pourrait être publié le même jour ou le lendemain. Le délai de réflexion laissé aux « parrains » ne s'en trouverait en rien diminué, et on voit mal quel principe constitutionnel souffrirait dès lors de la quasi-concomitance entre les deux formalités.
Ainsi, en tout état de cause, le maintien de la date normale des élections municipales ne faisait-il en rien obstacle au déroulement correct du processus de préparation de l'élection présidentielle ; tout au plus exigeait-il la modification d'une disposition marginale d'un décret, laquelle n'eût en rien porté atteinte à une règle ou à un principe constitutionnel.
Le report du renouvellement des conseils municipaux n'était pas nécessaire ; il n'est donc pas constitutionnel.
B D'autres modifications du calendrier étaient juridiquement et politiquement envisageables
Il était en premier lieu parfaitement possible d'avancer de quelques jours la date du renouvellement des conseils municipaux. Le ministre de l'intérieur et la majorité parlementaire, soudain remarquablement attachés au respect de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ont prétendu qu'il y aurait là une sorte de dissolution anticipée des conseils municipaux qui ne manquerait pas d'être censurée. C'est faire preuve d'une extrême audace dans l'exégèse : d'une part, la réduction de la durée d'un mandat a déjà été jugée constitutionnelle (en 1990) ; il est vrai qu'il ne s'agissait pas d'un mandat en cours, mais le cas contraire n'a pas encore été tranché et n'appelle sans doute pas de réponse générale et absolue ; d'autre part et surtout, la réduction envisageable en l'espèce se serait limitée à quinze jours, ce qui suffit à exclure la qualification surprenante de dissolution anticipée et permet de ne point nourrir de doutes excessifs sur la constitutionnalité d'un aménagement aussi mineur et justifié.
Ainsi les élections municipales auraient-elles pu avoir lieu les 19 et 26 février 1995, ce qui eût là encore levé toutes les objections avancées par le Gouvernement.
Mais on pouvait également envisager un report desdites élections en septembre 1995, ce qui, à la différence de la solution retenue par la loi déférée, non seulement réglait le prétendu problème des « parrainages » mais aussi et surtout évitait la proximité excessive entre un scrutin national et un scrutin local tous deux de première importance, proximité que le Gouvernement prétendait vouloir exclure et a en réalité organisée ainsi qu'il sera ci-après démontré. Au surplus, telle est la solution que dicte une véritable tradition républicaine, attestée notamment par les précédents de 1967, de 1973 et de 1988.
Il a certes été objecté à cette solution, notamment par le ministre de l'intérieur, qu'elle conduirait à faire assurer le renouvellement de la série C des sénateurs, lequel doit également intervenir en septembre 1995, par des conseillers municipaux en fin de mandat dont la légitimité serait ainsi en quelque sorte dégradée.
L'argument ne manque pas de surprendre dans la mesure où il sert à justifier l'adoption d'une loi qui précisément fera « parrainer » des candidats à l'élection présidentielle par des maires en extrême fin de mandat ; on en déduira que le ministre de l'intérieur porte à la Haute Assemblée une considération nettement plus forte que celle que lui inspire l'institution présidentielle.
Plus sérieusement, il suffira sur ce point de constater qu'aucune règle juridique ne s'opposait à une telle solution.
D'ailleurs, le report en quelque sorte traditionnel des élections municipales en septembre aurait pu, pour satisfaire les scrupules du Gouvernement, s'accompagner de celui des élections sénatoriales, qui certes nécessitait une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées (ce que les équilibres politiques actuels ne paraissaient pas mettre hors d'atteinte du Gouvernement), mais qui n'aurait pas posé d'insurmontables problèmes pratiques. Il va de soi qu'un tel report des élections sénatoriales, contrairement aux dires du ministre de l'intérieur, eût été parfaitement constitutionnel dès lors que ses finalités eussent été l'évitement de « chevauchements » de campagnes électorales susceptibles d'altérer l'exercice du droit de suffrage et le souci de renforcer la légitimité du Sénat : le ministre semble ici sous-estimer l'honorabilité de ses propres préoccupations.
Ainsi, de quelque côté que l'on envisage la question, rien ne nécessitait que la date des prochaines élections municipales fût fixée en juin 1995. La modification du calendrier électoral décidée par la loi déférée ne s'appuie sur aucune nécessité réelle.
II. Le contenu de la loi déférée est contraire à trois règles ou principes de valeur constitutionnelle
La loi déférée aura pour effet inévitable de fausser les conditions d'exercice du droit de suffrage et de porter atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales de la République (A) ; elle viole en outre le principe constitutionnel d'égalité de traitement (B).
A Sur l'altération des conditions du droit de suffrage et l'atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales
Il suffit ici de rappeler les fortes formules tant du ministre de l'intérieur que des orateurs de la majorité au cours du débat parlementaire. Il faut, explique ainsi le sénateur Christian Bonnet dans le rapport qu'il présente au nom de la commission des lois, mettre les deux élections en cause « à l'abri d'interférences réciproques qui altéreraient nécessairement l'expression du suffrage » et qui interviendraient « à coup sûr au détriment de la démocratie locale, composante essentielle de la démocratie politique française » ; sa crainte est plus précisément que la campagne des élections municipales ne se trouve « éclipsée par la campagne présidentielle ».
On ne saurait mieux dire à ceci près que les craintes du sénateur Bonnet visaient les conséquences prétendues du maintien de la date normale des élections municipales, alors qu'elles s'adressent involontairement mais de plus fort à la loi déférée : le laps de temps séparant les deux scrutins non seulement ne sera pas plus important qu'en cas de maintien du statu quo, mais pourrait l'être moins et surtout la séquence « présidentielle-municipales » est génératrice d'interférences bien plus graves que celles qu'aurait produit la séquence inverse. On ne saurait en effet sérieusement contester que l'effet de « nationalisation altérante » du débat municipal produit par le résultat tout frais de l'élection présidentielle sera considérable, alors qu'à l'évidence le caractère national du débat présidentiel n'eût pas été menacé par l'intervention, six semaines auparavant, des élections municipales.
Qui ne voit que l'expression du suffrage se trouvera gravement faussée par le contexte national du mois de juin 1995 ? Il est vrai que la « nationalisation » des élections locales est un phénomène fréquent et difficilement évitable, mais le législateur ne saurait constitutionnellement la favoriser ni a fortiori l'organiser comme le fait la loi déférée en instituant volontairement une sorte de prime à la majorité nationale toute récente.
Il est en outre incontestable que la durée effective du débat municipal sera réduit à la portion congrue : les élections municipales, étant organisées les 11 et 18 juin 1995, interviendront à peine un mois après le second tour de l'élection présidentielle, c'est-à-dire à peine quinze jours après l'installation du nouveau Président de la République. En d'autres termes, la campagne pour ces élections se déroulera alors que l'attention des citoyens sera monopolisée par le début du nouveau septennat, par la composition et par la nomination d'un nouveau Gouvernement, voire par le débat sur une éventuelle dissolution. Il est clair que dans ces conditions les problèmes locaux passeront au second plan et qu'en tout état de cause le laps de temps pendant lesquels ils pourront être réellement discutés ne dépassera guère une semaine.
Le fait ne serait que regrettable s'il était le résultat de l'application mécanique du calendrier normal ; il n'est pas admissible dès lors qu'il résulte d'un choix volontaire du législateur, lequel organise ainsi un véritable escamotage du débat municipal et porte manifestement atteinte, ce faisant, et à l'exercice éclairé du droit de suffrage et à la libre administration des collectivités territoriales, laquelle suppose un contrôle effectif des électeurs sur la gestion des élus.
B Sur la violation du principe constitutionnel d'égalité de traitement
L'aménagement ad hoc du régime de financement des campagnes municipales par l'article 2 de la loi déférée est constitutif d'une rupture d'égalité caractérisée entre les candidats à ces élections.
Non seulement, en effet, la période de contrôle des dépenses électorales est désormais (et pour la première fois) dissociée de celle de contrôle des recettes, la première restant de douze mois alors que la seconde est portée à quinze mois, ce qui signifie clairement que les dépenses engagées de mars à juin 1994 ne feront l'objet d'aucune prise en compte ni d'aucun contrôle, et ce du fait d'une disposition rétroactive de la loi déférée, mais surtout cet élargissement des possibilités de financement a déjà profité à ceux des futurs candidats (et notamment des maires candidats à leur réélection) qui, ayant la chance d'être politiquement proches du Gouvernement, ont été avertis en temps utile du revirement de la position de ce dernier (lequel envisageait jusqu'à février dernier un report en septembre 1995), alors que d'autres candidats, qui se sont conformés à la loi en vigueur, ont dû restreindre d'autant leurs dépenses. La loi déférée a ainsi créé une sorte de « délit d'initiés politique », seuls les candidats « bien informés » pouvant pendant trois mois dépenser impunément ad libitum.
Or, la loi électorale doit être connue avec certitude de tous en temps utile : sa publicité est une garantie indispensable de l'égalité entre les candidats ; en d'autres termes, toute rétroactivité est en la matière nécessairement discriminatoire.
L'organisation de l'« anticipation » d'une loi future plus laxiste par les seuls « initiés » est manifestement contraire au principe constitutionnel d'égalité de traitement.
On ajoutera que le principe même du report en juin 1995 des élections municipales, en plaçant celles-ci moins de six semaines après l'élection présidentielle, est générateur d'autres discriminations tout aussi incontestables. L'intervention dans une ville d'un « présidentiable », à un mois et demi du scrutin municipal, peut se révéler pour le candidat dont il partage les options (par exemple pour le maire sollicitant sa réélection) un atout considérable. Là encore, il n'y aurait rien que de regrettable si cette altération des conditions de la compétition électorale n'était pas non seulement l'effet mais même l'un des objets majeurs de l'adoption de la loi déférée, qui cherche à maximiser les retombées d'une éventuelle victoire présidentielle sur les résultats des élections municipales.
Comment d'ailleurs gérer dans un tel contexte l'application de la réglementation relative au financement des campagnes ? Tel candidat et à l'élection présidentielle et, à tout hasard, à sa réélection comme maire d'une grande ville devra-t-il ventiler ses dépenses d'affichage à sa guise entre ses deux budgets de campagne ? Tel maire candidat à sa réélection, dont le portrait figurera en bonne place sur les affiches appelant à participer à la réunion électorale d'un « présidentiable » de passage, pourra-t-il bénéficier de cette publicité politique sans avoir à en intégrer le coût dans son compte de campagne, ce qui le favoriserait considérablement par rapport à ses concurrents ? La liste est ainsi fort longue des distorsions et des discriminations nécessairement induites par le choix, voulu d'ailleurs en toute connaissance de cause par les auteurs du texte, de la mi-juin 1995 pour le renouvellement des conseils municipaux.
III. La loi déférée est entachée de détournement de pouvoir
On a déjà remarqué à plusieurs reprises que le contenu des dispositions de la loi ne servait nullement, bien au contraire, les objectifs mis en avant par ses auteurs ; c'est tout particulièrement éclatant à propos de la nécessité d'éviter une trop grande proximité entre les scrutins présidentiel et municipaux. Mais le soupçon de dissimulation, derrière de telles considérations officielles, de mobiles moins avouables ne peut que se renforcer à l'analyse de l'élaboration du projet de loi.
On se bornera à rappeler sur ce point que le ministre de l'intérieur avait diffusé en août 1993 (notamment aux présidents de groupes du Sénat) un avant-projet de loi qui, sur la base des soucis réaffirmés par lui jusqu'à ce jour, prévoyait le report des élections municipales en septembre 1995, conformément à la tradition républicaine précitée. L'argumentation développée par le ministre dans l'exposé des motifs de cet avant-projet constitue le plus terrible réquisitoire que l'on puisse imaginer contre la loi finalement votée à son instigation. Que penser dès lors de la poursuite d'un discours désormais totalement contredit par les actes de son auteur ?
En réalité, la lecture de la presse depuis février 1994 montre qu'il n'a échappé à aucun observateur que, jusqu'à l'intérieur de la majorité actuelle, la question à résoudre était uniquement celle de l'attribution d'une sorte de « prime » au parti croyant pouvoir remporter l'élection présidentielle lors des élections municipales subséquentes. Tel était le calcul du Rassemblement pour la République, dont les dirigeants n'en ont d'ailleurs pas fait mystère ; telle était du même coup la crainte de l'Union pour la démocratie française, dont les dirigeants ont défendu avec force et conviction l'idée que toute modification de la date des élections municipales était inconstitutionnelle et d'ailleurs choquante jusqu'à ce qu'un accord sur la répartition des « têtes de liste », intervenu en février 1994, leur ait permis de considérer avec moins d'anxiété le report des élections municipales au-delà de l'élection présidentielle. Faut-il ajouter que c'est sur les instances pressantes du maire de Paris, candidat déclaré à l'élection présidentielle, que le report au mois de juin 1995 a été décidé, ce qui lui évitait de choisir entre l'abandon de la proie pour l'ombre et la conjonction de deux campagnes logiquement incompatibles en quelques semaines ?
Ainsi, comme l'ont écrit plusieurs journalistes que nul n'a démentis, « une élection peut en cacher une autre ». En d'autres termes, l'objet réel de la loi déférée est d'organiser les retombées de l'élection présidentielle sur les élections municipales : c'est pour des raisons strictement tacticiennes et partisanes qu'ont été modifiées, à travers le calendrier électoral, les conditions d'exercice du droit de suffrage. Les commodités personnelles ou politiques qui résultent de telle « séquence d'élections » ne sont, à l'évidence, pas au nombre des buts qui peuvent fonder constitutionnellement la modification de la date d'un scrutin.
Enfin, il a été souligné que la loi déférée, en plaçant en juin 1995 le renouvellement des conseils municipaux, interdisait de facto au Président de la République fraîchement élu d'user de son droit de dissolution avant le mois de septembre. Mais le Premier ministre lui-même a répondu à cela que rien n'empêchait d'organiser concomitamment élections municipales et législatives.
Dès lors, de deux choses l'une : ou bien ces propos sont dignes de foi, et ils constituent l'aveu incontestable du détournement de pouvoir puisque toute la justification officielle de l'adoption de la loi déférée consistait à prétendre éviter le « télescopage » d'un scrutin national et d'un scrutin local ; ou bien ils ne le sont pas et le détournement de pouvoir n'en est pas moins établi, car il faut alors considérer que la loi déférée a pour objet et pour effet de faire effectivement obstacle à l'exercice du droit de dissolution pendant le premier trimestre du nouveau septennat.
Cette paralysie d'une prérogative présidentielle essentielle à l'équilibre des pouvoirs constitués serait au surplus particulièrement grave dans le contexte de ce premier trimestre : le nouveau président se verrait imposer une « cohabitation » au moment même où sa légitimité est la plus forte et où l'esprit de la Ve République commande qu'il puisse demander au peuple les moyens parlementaires de la conduite de sa politique. L'un des buts de la loi déférée serait ainsi, comme l'a confié en privé le Premier ministre à un journaliste, de rassurer discrètement l'actuelle majorité parlementaire sur l'immédiate « après-présidentielle » et de transformer le traditionnel « état de grâce » en une sorte d'« état de disgrâce institutionnelle ».
S'ajoute alors au détournement de pouvoir la violation caractérisée de l'esprit, sinon de la lettre, de l'article 12 de la Constitution, dont l'utilisation est sciemment rendue impossible au moment même où cet article est le plus indispensable à l'équilibre des institutions.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.