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Décision n° 93-331 DC du 13 janvier 1994 - Saisine par 60 députés

Loi rétablissant le renouvellement triennal par moitié des conseils généraux
Conformité

SAISINE DEPUTES Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue de Montpensier, 75001 Paris
Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi rétablissant le renouvellement triennal par moitié des conseils généraux telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
La loi déférée abrogeant la loi n° 90-1103 du 11 décembre 1990 qui organisait la concomitance des élections cantonales et régionales et prévoyait le renouvellement intégral tous les six ans des conseils généraux, rétablit en son article 1er la rédaction de l'article L 192 du code électoral antérieure à 1990 et issue de la loi du 10 août 1871.
Il en résulte que les conseils généraux devraient à nouveau être renouvelés par moitié tous les trois ans. L'article 8 de la loi déférée prévoit que le mandat des conseils généraux élus en 1994 ne sera soumis à renouvellement qu'en 2001, si bien que les élections cantonales seraient couplées, selon les séries de cantons, tantôt avec les élections régionales (à partir de 1998) tantôt avec les élections municipales (à partir de 2001).
Cet ensemble de dispositions méconnaît à la fois le droit de suffrage garanti par l'article 3 de la Constitution, le principe de libre administration des collectivités territoriales posé aux articles 34 et 72 de la Constitution et le principe d'égalité, si bien que c'est l'intégralité de la loi déférée qui ne saurait échapper à la censure.
I Sur la violation du droit de suffrage
A En premier lieu, l'article 8 de la loi déférée allonge d'une année le mandat des conseillers généraux qui seront élus en 1994, à seule fin de faire coïncider le renouvellement de la série de cantons en cause avec les élections municipales à partir de 2001.
Or l'allongement de la durée d'un mandat, qui repousse d'autant l'exercice du droit de suffrage par le corps électoral, ne peut être décidé par le législateur que « dans le cadre d'une réforme dont la finalité n'est contraire à aucun principe non plus qu'à aucune règle de valeur constitutionnelle » (Conseil constitutionnel n° 90-280 DC du 6 décembre 1990, Rec. page 84), ce qui était précisément le cas de la loi du 11 décembre 1990 mais ne l'est manifestement pas de la loi déférée.
En effet, alors que la loi de 1990 n'avait organisé l'allongement exceptionnel de la durée du mandat d'une série de conseillers généraux que pour favoriser, par le regroupement de scrutins, une meilleure participation du corps électoral aux différentes consultations, tel n'est nullement le but de la loi déférée puisque les dispositions qu'elle abroge assuraient déjà ledit regroupement.
La volonté de supprimer le mécanisme de renouvellement intégral des conseils généraux pour en revenir à un renouvellement triennal par moitié, avec l'objectif proclamé de « stabiliser les exécutifs départementaux », c'est-à-dire de réduire la portée des changements voulus par les électeurs, ne saurait en rien justifier l'allongement de la durée du mandat d'une série de conseillers généraux : cet allongement est au service non plus d'un progrès mais d'une régression de la démocratie locale, la loi déférée visant ouvertement à restreindre les effets de l'exercice du droit de suffrage.
B Indépendamment même de l'allongement exceptionnel de la durée du mandat d'une série de conseillers généraux organisé par l'article 8 de la loi déférée, c'est le principe même du retour au renouvellement triennal par moitié, institué par l'article 1er de la loi déférée, qui porte atteinte au droit de suffrage garanti par l'article 3 de la Constitution.
En effet, comme on vient de le voir, la loi déférée entend, selon la formule employée par le ministre de l'intérieur lors des débats devant l'Assemblée nationale (deuxième séance du 13 décembre 1993), garantir « la stabilité des exécutifs » et assurer « une gestion harmonieuse [] à l'abri [] de débats politiques exacerbés ».
On ne saurait mieux avouer que l'intention ayant inspiré le Gouvernement dans le dépôt de son projet de loi, approuvée par le Parlement lors du vote de la loi déférée, était de limiter autant que faire se pouvait les effets de chaque scrutin en étalant dans le temps l'incidence des changements voulus par les électeurs dans l'espoir de les amortir, voire de les neutraliser, par les évolutions de l'opinion d'un scrutin « partiel » à l'autre. Cette méfiance envers le suffrage universel, qui inspirait déjà le législateur de 1871, n'est pas admissible de la part d'un législateur républicain, qui ne saurait ainsi chercher à faire obstacle à la volonté du corps électoral sans violer l'article 3 de la Constitution.
II. Sur la violation du principe de libre administration des collectivités territoriales
Aux termes de l'article 34 de la Constitution, « la loi détermine les principes fondamentaux [] de la libre administration des collectivités locales ». L'article 72 prévoit, quant à lui, que « les collectivités territoriales de la République [] s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ». Le principe de libre administration des collectivités territoriales a ainsi valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel n° 83-168 DC du 20 janvier 1984, Rec. page 28 ; Conseil constitutionnel n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, Rec. page 36) et s'impose au législateur, notamment lorsqu'il prévoit le régime électoral applicable aux organes délibérants de ces collectivités (Conseil constitutionnel n° 87-233 DC du 5 janvier 1988, Rec. page 9).
Or le législateur ne peut constitutionnellement accroître la restriction de l'exercice d'une liberté publique « qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » (Conseil constitutionnel n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Rec. page 78).
En l'espèce, il est manifeste qu'aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle n'imposait le retour au renouvellement triennal par moitié des conseils généraux, lequel restreint l'influence des choix des électeurs sur l'évolution de la composition de ces assemblées locales et sur le degré de stabilité de leurs organes exécutifs ; au demeurant, on a vu que les auteurs du projet de loi l'ont explicitement reconnu. Il y a bien là atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales qui suppose notamment que les organes délibérants de ces collectivités soient directement élus par le suffrage universel : en limitant l'incidence de l'expression de ce suffrage, la loi déférée viole l'article 72 de la Constitution.
III. Sur la violation du principe d'égalité
Dans sa décision précitée du 6 novembre 1990, le Conseil constitutionnel avait admis l'existence de différences de durée de mandat entre les deux séries de conseillers généraux aux motifs que, d'une part, ces différences présentaient un caractère exceptionnel et transitoire et que, d'autre part, elles trouvaient leur justification dans des considérations d'intérêt général en rapport avec l'objet de la loi en l'espèce la volonté d'améliorer le niveau de la participation électorale.
Or la loi présentement déférée, on l'a vu, ne poursuit nullement ce but : elle ne cherche qu'à atténuer les effets de la volonté du corps électoral sur la stabilité des exécutifs départementaux. On ne saurait voir dans cet amoindrissement de la démocratie locale une considération d'intérêt général de nature à justifier les différences de traitement entre les deux séries ressuscitées de conseillers généraux.
La rupture d'égalité qui en résulte est d'autant plus grave qu'à la différence de la loi du 11 décembre 1990 la loi déférée ne se borne pas à organiser des différences à caractère exceptionnel et transitoire : il ne s'agit pas seulement de l'allongement de la durée du mandat d'une des deux séries allongement qui ne concernera que les conseillers généraux élus en 1994 mais aussi de la concomitance des élections cantonales, selon les séries, tantôt avec les élections municipales, tantôt avec les élections régionales.
Il est en effet incontestable que la concomitance avec les élections municipales avantagera considérablement, surtout en milieu rural, les candidats aux élections cantonales qui seront en même temps maires sortants et candidats « en tête de liste » à leur réélection. Or cet effet de « synergie » électorale ne joue évidemment pas pour la concomitance entre élections régionales et cantonales, compte tenu des tailles de circonscription et des modes de scrutin. Il en résulte une rupture d'égalité entre les deux séries de conseillers généraux.
La législation relative au cumul des mandats accroît encore l'effet inégalitaire de la loi déférée : un parlementaire par exemple pourra se présenter en même temps à des élections cantonale et municipale organisées le même jour si cette dernière concerne une commune de moins de 20 000 habitants, mais pas au cas contraire (sauf à devoir démissionner de l'un des deux mandats qu'il vient de briguer au lendemain même de l'élection, ce qui priverait sa démarche de tout crédit auprès du corps électoral), si bien que l'avantage résultant de la « synergie » électorale précitée ne pourra jouer dans ce cas que pour une partie des communes. Dans ces conditions, la loi déférée discrimine, sans que son objet puisse le justifier, d'une part, selon la taille de la population des communes pour la série de cantons renouvelables en même temps que les conseils municipaux, d'autre part, entre communes de même importance démographique, selon la série de cantons en cause.
On doit en outre considérer l'effet des différences de modes de scrutin selon la taille des communes : le système de listes bloquées applicable aux communes de 3 500 habitants et plus favorise considérablement la « synergie » précitée entre les candidatures à une élection cantonale et à la tête d'une liste municipale, alors qu'en cas de possibilité de panachage cette « synergie » est beaucoup plus aléatoire. Ainsi la concomitance entre élections cantonale et municipale prévue par la loi déférée est-elle génératrice d'un nouveau et, là encore, double plan de clivage entre les communes, à la fois selon l'ampleur de leur population et selon la série de cantons dans laquelle elles se situent.
Enfin, la loi déférée rompt l'égalité entre les catégories de collectivités territoriales de la République au regard de l'application de l'article 72 de la Constitution dans la mesure où les départements seront les seules collectivités territoriales dont l'organe délibérant ne sera pas renouvelé d'un seul coup. Alors qu'actuellement, comme l'a noté au cours des débats le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, toutes les assemblées élues au suffrage direct sont intégralement renouvelables, et que tel est notamment le cas des conseils municipaux, des conseils régionaux, de l'assemblée de Corse et des assemblées territoriales d'outre-mer, les conseils généraux, renouvelables par moitié, traduiront de manière beaucoup plus imparfaite et beaucoup moins instantanée dans leur composition la volonté du corps électoral. Or, aucune règle ni aucun principe constitutionnel ne justifie cette différence d'application de la notion de libre administration des collectivités territoriales.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée, et notamment ceux de ses articles qui ont fait l'objet des développements précédents.