Contenu associé

Décision n° 93-326 DC du 11 août 1993 - Saisine par 60 sénateurs

Loi modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du code de procédure pénale
Non conformité partielle

En application de l'article 61-2 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi tendant à modifier la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du code de procédure pénale dans sa totalité, et notamment les articles 2, 3, 5-I, 12-I, 17, 29 et 37.
La loi qui vous est déférée porte atteinte à quatre grands principes constitutionnels consacrés par votre jurisprudence :
I : Le principe de liberté individuelle est remis en cause par les articles 2, 3 et 5-I relatifs à la garde à vue.
II. : Le principe du respect des droits de la défense est remis en cause par les articles 3-I, 12-I, 17, 37-I et 37-II relatifs aux règles de procédure pénale dérogatoire au droit commun.
III. : Le principe posé par l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est remis en cause par l'article 29 relatif à la garde à vue du mineur de moins de treize ans.
IV. : En outre le législateur n'a pas respecté la limitation à son pouvoir d'abrogation des lois anciennes.
I : Le principe de liberté individuelle est remis en cause par les articles relatifs à la garde à vue.
La formule de l'article 66 de la Constitution selon laquelle « nul ne peut être arbitrairement détenu » implique que des garanties spécifiques soient accordées à l'individu afin qu'aucune détention ne soit irrégulière ou illégale et qu'en particulier l'autorité judiciaire puisse être à même d'exercer son contrôle.
Vous avez veillé au respect de ces principes en exigeant dans votre décision n° 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981 l'intervention d'un magistrat du siège pour autoriser la prolongation de la garde à vue. Il suffit, pour que l'article 66 de la Constitution soit respecté, que la décision de prolongation des délais soit prise par un magistrat du siège.
Or, par ses articles 2 et 5-I, la loi soumise à votre examen prévoit que le procureur de la République, magistrat du parquet, est habilité à autoriser la prolongation de la garde à vue.
En outre, les dispositions de ces mêmes articles prévoient que le procureur de la République sera informé d'un placement en garde à vue « dans les meilleurs délais ». Cette disposition ne permet pas au procureur de la République d'assurer le devoir de contrôle qui est le sien en matière de garde à vue et qui a été consacré par votre décision n° 86-213 DC du 3 septembre 1986.
Par ailleurs, vous avez mis l'accent sur le fait que la prolongation du délai de garde à vue n'était possible que pour « des enquêtes portant sur des infractions déterminées appelant des recherches particulières ».
Or, l'article 3-4 de la loi qui vous est déférée prévoit de telles prolongations de délais pour les infractions des participations à une association de malfaiteurs, le proxénétisme aggravé, l'extorsion de fonds et d'autres infractions commises en bandes organisées.
Si ces infractions sont bien déterminées par la loi, aucune ne permet de justifier la nécessité de recherches particulières pour ces catégories d'infractions quelle qu'en soit la gravité.
II. : Le principe du respect des droits de la défense est remis en cause par les articles relatifs aux règles de procédure pénale dérogatoires au droit commun.
A plusieurs reprises, le principe du respect des droits de la défense a été rattaché aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (vos décisions n° 76-70 DC du 2 décembre 1976 et n° 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981). Si ce principe ne s'applique pas uniquement en matière de procédure pénale, votre jurisprudence offre néanmoins de nombreux exemples de son application en cette matière.
C'est ainsi que dans votre décision n° 86-213 DC du 3 septembre 1986, vous avez rappelé que la constitutionnalité des règles dérogatoires ne pouvait être admise que pour autant qu'elles ne procèdent à des discriminations injustifiées et que soient assurées au justiciable des garanties égales, notamment quant au principe des droits de la défense.
Or, dans son article 3-1, la loi qui est soumise à votre examen prévoit, d'une part, que toute personne placée en garde à vue peut demander à s'entretenir avec un avocat lorsque vingt heures se sont écoulées depuis le début de la garde à vue.
Mais ce même article prévoit, en son point IV, que ce délai est porté à trente-six heures lorsque l'enquête a pour objet les infractions de participation à une association de malfaiteurs, le proxénétisme aggravé, l'extorsion de fonds et d'autres infractions commises en bandes organisées.
Ainsi, les personnes placées en garde à vue n'auraient pas le même droit à la présence de l'avocat, en violation des principes constitutionnels d'égalité devant la justice et du respect des droits de la défense.
Pire : ils n'auraient pas droit à un avocat du tout en garde à vue dans les affaires de drogue et de terrorisme.
En outre, la décision de différer le droit de demander un avocat pour la personne placée en garde à vue relèverait de la seule appréciation de l'officier de police judiciaire.
Or, ce dernier n'est pas légalement compétent pour qualifier les faits objets de l'enquête.
En outre, l'officier de police judiciaire n'est tenu d'informer le procureur de la République de sa décision que dans « les meilleurs délais ».
En cela, la loi lui laisse la responsabilité de décider seul, et hors de tout contrôle de l'autorité judiciaire, de la présence ou non de l'avocat pendant un délai qui peut ainsi être de trente-six heures.
L'article 12-1 de la loi qui vous est déférée porte également atteinte aux droits de la défense en ce qu'il restreint pour l'avocat l'accès au dossier de la procédure.
Cet article prévoit en effet que « la procédure est mise à tout moment à la disposition des avocats sous réserve des exigences du bon fonctionnement du cabinet d'instruction ».
Cette disposition risque de limiter à tout moment le droit d'accès au dossier, et donc l'exercice même des droits de la défense, en l'absence de tous critères objectifs.
Le bon fonctionnement de la justice ne peut en aucun cas dépendre d'un tel aléa.
L'article 17 de la même loi prévoit que « le président de la chambre d'accusation statue au vu des éléments du dossier de la procédure, par une ordonnance non motivée qui n'est pas susceptible de recours ».
Le caractère non contradictoire de l'ordonnance rendue constitue une atteinte aux droits de la défense.
Il est également porté atteinte à ses mêmes droits dans la mesure où la chambre d'accusation sera mise en position de se prononcer sur l'appel de l'ordonnance de placement en détention provisoire après que le président de cette même chambre ait été appelé à se prononcer sur le même objet.
Les articles 37-1 et 37-2 prévoient que les ordonnances de renvoi devant le tribunal de police et devant le tribunal correctionnel « couvre s'il en existe les vices de la procédure ».
Or, s'il en existe, les parties n'ont pas forcément été en mesure de soulever ces nullités lorsqu'elles ne sont pas assistées d'un avocat, et qu'elles ne sont pas elles-mêmes compétentes pour les connaître.
En l'absence de l'assistance obligatoire d'un avocat dans toute procédure engagée, les droits de la défense ne seraient ainsi pas assurés également pour tous.
III. : Le principe posé par l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est remis en cause par l'article 29 relatif à la garde à vue du mineur de treize ans.
Les articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énoncent que la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et que toute rigueur, qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de la personne arrêtée doit être sévèrement réprimée par la loi.
Or l'article 29 de la loi qui vous est déférée prévoit que le mineur de treize ans peut être placé en garde à vue.
Une telle mesure, concernant un enfant, ne peut en aucun cas être considérée comme strictement et évidemment nécessaire.
Elle apparaît même dangereuse pour la sauvegarde de l'enfant et de toute évidence contraire à ses intérêts ainsi qu'à ceux de la société.
C'est pourquoi il vous est demandé de reconnaître une valeur constitutionnelle à la protection des droits de l'enfant et en conséquence contraire aux principes fondamentaux de la République la possibilité de mettre en garde à vue un mineur de treize ans.
IV. : En outre, le législateur n'a pas respecté la limitation à son pouvoir d'abrogation des lois anciennes.
Par vos décisions n° 83-165 du 20 janvier 1984, n° 84-185 du 18 janvier 1985 et n° 86-210 du 29 juillet 1986 vous avez considéré que l'exercice du pouvoir législatif « ne saurait aboutir à priver des garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ».
Or la loi qui vous est déférée prive de garanties légales des exigences à valeur constitutionnelle. Ainsi en est-il notamment de l'assistance du gardé à vue par son conseil (art 3), du principe du contradictoire (art 17) et de l'accès au dossier (art 121).
C'est pour l'ensemble de ces motifs que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble du texte qui est soumis à votre examen.
Nous vous prions de croire, Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, de croire à l'assurance de notre très haute considération.