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Décision n° 93-324 DC du 3 août 1993 - Saisine par 60 députés

Loi relative au statut de la Banque de France et à l'activité et au contrôle des établissements de crédit
Non conformité partielle

Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris

Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de soumettre à votre examen la loi relative au statut de la Banque de France et à l'activité et au contrôle des établissements de crédit, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.
Cette loi décide et organise l'indépendance de la Banque de France, qui désormais, selon l'article 1er, « définit et met en uvre la politique monétaire ». Le pouvoir ainsi confié à la Banque de France se voit assigner un but : « assurer la stabilité des prix » - et imposer une limite : accomplir « sa mission dans le cadre de la politique générale du Gouvernement ». En contrepartie, l'indépendance totale de la banque et de ceux qui la dirigent est mise en uvre par un ensemble de dispositions qui la garantissent.
Cette législation nouvelle s'inscrit, ainsi que l'attestent les travaux préparatoires de la loi, dans la perspective ouverte par le traité sur l'Union européenne, signé le 7 février 1992, qui prévoit notamment la création d'une monnaie unique, gérée par un système européen de banques centrales, composé d'une banque centrale européenne et de banques centrales nationales.
Pour mener à bien ce processus, le traité a prévu qu'une seconde phase, ouverte le 1er janvier 1994, devrait voir converger les politiques économiques nationales et préparer les instruments de la monnaie unique future, tandis que la troisième phase doit pouvoir commencer au 31 décembre 1996 et être parachevée, au plus tard, le 1er janvier 1999, par l'union économique et monétaire réalisée.
C'est de ces perspectives que le Conseil constitutionnel a dû apprécier la compatibilité avec la Constitution, antérieurement à la ratification du traité par la France. Et c'est à cette occasion que, le 9 avril 1992, le Conseil a considéré que les compétences en cause dans le domaine monétaire relevaient des « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ».
Une révision constitutionnelle a donc été nécessaire, préalablement à la ratification du traité. Elle a été opérée par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 tandis que la ratification était décidée par référendum le 20 septembre 1992.
De ce bref rappel d'éléments connus de tous, trois conséquences se déduisent, dont la conjugaison forme les termes d'un syllogisme : l'indépendance de la Banque de France est intrinsèquement contraire à la Constitution, cette contrariété ne disparaît que si et dans la mesure où la Constitution l'a expréssement prévu, l'hypothèse et la mesure n'étant pas présentes l'indépendance de la Banque de France est contraire à la Constitution.
1 L'indépendance de la Banque de France
est intrinsèquement contraire à la Constitution
En application du principe posé au premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, seuls les pouvoirs publics constitutionnels ont vocation, dans le cadre et les limites fixés par la Constitution elle-même, à participer à l'exercice de la souveraineté. Pouvoirs exécutif et législatif et autorité judiciaire sont, à des titres divers, les seuls dépositaires d'attributions susceptibles d'être liées à l'exercice de la souveraineté.
Aucun des dépositaires de cette autorité ne peut en faire un usage sans limite. Exécutif et législatif sont responsables devant le suffrage universel, et si l'autorité judiciaire est totalement indépendante, ce n'est que pour l'application de règles qu'elle ne fixe pas elle-même et que les autres pouvoirs ont la capacité de changer.
Quant à la situation particulière qu'occupe votre conseil, d'une part, elle a été expressément prévue par la Constitution, d'autre part, elle est limitée à la garantie de cette dernière.
S'agissant enfin des multiples autorités indépendantes qui ont vu récemment le jour, si importantes que soient leurs attributions, toutes connaissent des limites strictes, toutes sont soumises à un contrôle juridictionnel, toutes, enfin, concourent plus ou moins directement à la réalisation d'un objectif de valeur constitutionnelle et à la garantie des libertés publiques. Les lois qui leur ont donné naissance ont soustrait leurs domaines de compétence à une emprise politique directe, celle du Gouvernement, mais ne leur ont naturellement confié aucune part dans l'exercice de la souveraineté.
Tout différent est le cas de la Banque de France.
L'émission de la monnaie est en effet directement liée à la souveraineté. Historiquement, c'est à la conquête progressive du privilège exclusif de battre monnaie que s'est mesurée la progression de la souveraineté royale face aux féodalités qui la contestaient.
Politiquement, l'histoire monétaire de notre pays est ponctuée de dates qui, pour être moins connues que celles des grands événements, ont produit des effets au moins aussi importants et souvent plus durables. Economiquement enfin, nul ne doute plus désormais que les choix monétaires ont un impact considérable et direct, interne et international, sur la vie même de la nation et de chacun de ses membres.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que, dans une saine logique démocratique, la Constitution de 1958 n'a donné compétence en matière monétaire qu'au Parlement, en application de l'article 34, et au Gouvernement, en application de l'article 20, dans le cadre de son pouvoir général de détermination et de conduite de la politique de la nation.
Dès lors, dépouiller les pouvoirs publics constitutionnels de leurs compétences sur l'une des conditions essentielles d'exercice de la souveraineté, sans qu'aucun d'entre eux ne puisse, si peu que ce soit, contrôler l'usage qui en est fait et se voie même interdire de tenter de l'influencer, est contraire aux articles 3, 20 et 34 de la Constitution.
Certes, pour tenter de sauvegarder une apparence, l'article 1er de la loi prévoit que la Banque de France « accomplit sa mission dans le cadre de la politique générale du Gouvernement ».
Il s'agit là simplement d'atténuer une rédaction initiale qui violait maladroitement l'article 20 de la Constitution. Mais l'atténuation de la maladresse ne supprime pas la violation.
En premier lieu, la réalité économique et les exemples étrangers, notamment allemand, montrent qu'il serait plus juste de dire que c'est le Gouvernement qui conduit sa politique économique dans le cadre général imposé par la politique monétaire, bien davantage que l'inverse. En attestent les déclarations constantes, variées dans leurs origines mais unanimement désolées, sur les taux d'intérêt que la Bundesbank impose à l'ensemble des pouvoirs européens.
En second lieu, aucun contrôle, d'aucun type, ne permet de garantir que la Banque de France sera effectivement soumise à la prétendue limite législative même en la supposant pertinente. Certes, on pourrait objecter que les décisions de la Banque de France, en application des principes généraux du droit, pourraient relever du contrôle de la juridiction administrative par la voie du recours pour excès de pouvoir. Mais, outre l'ambiguïté de l'article 19 sexies de la loi à ce sujet, le Conseil d'Etat est conduit à faire échapper à son contrôle les actes de souveraineté qu'il range traditionnellement dans la catégorie des actes de gouvernement. Et à supposer même qu'il se déclare compétent pour connaître des décisions de la Banque de France, on voit mal ce que pourrait être l'effectivité du contrôle exercé sur celles-ci.
En conséquence, ce sont donc bien les pouvoirs publics constitutionnels qui se trouveraient en situation quasi subordonnée par rapport à la Banque de France dans le domaine monétaire, tandis que cette dernière accomplirait des tâches essentielles de souveraineté dans une liberté totale, c'est-à-dire sans aucune espèce de limite, ni de responsabilité politique, ni de contrôle juridictionnel.
Par cette irresponsabilité totale, politique et juridique, elle se trouverait donc dans une situation unique en droit français, alors même qu'elle participerait directement à l'exercice de la souveraineté nationale.
A ce double titre, l'indépendance de la Banque de France serait intrinséquement contraire à la Constitution.
2 Cette contrariété ne disparaît que si
et dans la mesure où la Constitution l'a expréssement prévu
Ce n'est que dans le cadre des articles 88-1 et 88-2 de la Constitution que l'indépendance de la Banque de France peut devenir non seulement possible mais impérative.
En effet, selon l'article 88-2 la France consent aux transferts de compétence nécessaires à l'établissement de l'Union économique et monétaire européenne. Elle le fait selon les modalités prévues par le traité. Au nombre de ces modalités figure l'existence de banques centrales nationales indépendantes.
Ce processus est accompagné d'un calendrier et d'une réserve. La réserve est celle de la réciprocité, le calendrier celui des deuxième et troisième phases.
Dès lors que l'article 88-2 a, par dérogation aux autres dispositions constitutionnelles, implicitement mais nécessairement prévu l'indépendance de la Banque de France, celle-ci devient naturellement possible. Mais elle ne le devient que dans cette seule hypothèse qui l'a explicitement prévue.
Nonobstant tout ce qui a été dit précédemment sur les caractéristiques et l'importance de la politique monétaire, le pouvoir souverain constituant pouvait en effet considérer que les avantages attendus de l'existence d'une monnaie unique pouvaient compenser et justifier les sacrifices de souveraineté qu'elle impose.
Au contraire, le fait même que la révision constitutionnelle ait été nécessaire montre bien que, hors ce cadre strictement défini par la Constitution elle-même, la subdélégation d'un pouvoir lié aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté n'est pas possible.
Cela ne signifie nullement que l'indépendance de la Banque de France soit impossible à concevoir en droit français. Cela signifie seulement que seule la Constitution a le pouvoir de la décider, dans la mesure où il s'agit bien d'attribuer un élément de la souveraineté.
Il est clair, de ce point de vue, que tous les pays membres de l'union ne se trouvent pas dans la même situation. Les engagements pris par chacun d'eux peuvent exiger ou non des révisions constitutionnelles préalables, en fonction des dispositions actuelles de leur norme suprême.
Les situations sont éminemment variables entre ces deux extrémités que sont la Grande-Bretagne d'un côté : où la banque centrale n'a juridiquement que le pouvoir de mettre en uvre la politique monétaire que le Gouvernement définit librement : et l'Allemagne de l'autre : dont la banque centrale est la seule à avoir une existence constitutionnelle prévue par l'article 88 de sa loi fondamentale.
Dès lors, si chacun des Etats s'est engagé à remplir les conditions arrêtées en commun, à une date arrêtée en commun, dans l'intervalle, c'est à chacun qu'il revient de faire ce que sa constitution nationale lui permet de faire.
Tantôt l'indépendance de la banque centrale n'est pas intrinsèquement contraire au dispositif constitutionnel, et de ce fait, comme en Espagne ou en Belgique, sont également indifférentes, en droit, et la date à laquelle cette indépendance est donnée et sa liaison avec l'union économique et monétaire. Tantôt, comme aux Pays-Bas, il n'existe de toute façon pas de contrôle formel de constitutionnalité des lois.
A ce titre, le cas de la France est tout à fait particulier puisqu'il est le seul où, simultanément, d'une part l'indépendance de la banque centrale n'est constitutionnelle que sous conditions, dont, d'autre part, le juge constitutionnel peut et doit vérifier la présence.
Or, au regard de l'article 88-2 de la Constitution, pour que l'indépendance de la Banque de France soit constitutionnelle dans son principe, trois conditions doivent être cumulativement présentes :
: qu'il y ait réciprocité ;
: que les modalités soient celles prévues par le traité ;
: que les transferts de compétences soient nécessaires.
Ce n'est qu'au moment où les trois conditions sont remplies, si elles le sont, que l'article 88-2 peut autoriser le législateur à décider de l'indépendance de la Banque de France et à l'organiser.
3 L'hypothèse et la mesure n'étant pas présentes,
l'indépendance de la Banque de France est contraire à la Constitution
S'agissant en premier lieu de la réciprocité, le Conseil constitutionnel a déjà eu l'occasion de limiter son propre contrôle au titre de l'article 55 in fine de la Constitution. Il n'en demeure pas moins qu'en l'espèce il ne s'agit nullement de se livrer à une appréciation, quelle qu'elle soit, mais simplement de faire le constat objectif selon lequel, à la date à laquelle la loi a été adoptée, le traité qui la rendrait constitutionnelle n'est pas encore entré en application, faute d'avoir été ratifié par tous ses signataires.
Compte tenu des probabilités politiques, on est en droit d'espérer que cette ratification définitive interviendra avant le 1er janvier 1994, date d'entrée en application effective de la loi. Mais si plausible que soit cette hypothèse, elle n'est à ce jour qu'une hypothèse, tandis que non seulement la loi sera irréversible, comme nombre d'orateurs l'ont souligné dans la discussion, mais surtout que la décision du Conseil constitutionnel sera, elle, de valeur absolue et définitive.
Et il n'est pas indifférent de relever également que la décision que sera prochainement amené à prendre le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, saisi sur la conformité du traité à la loi fondamentale allemande, pourra elle aussi faire obstacle à la mise en uvre des dispositions adoptées le 7 février 1992.
Aussi le législateur eût-il dû situer le changement de régime juridique de la Banque de France non à la date du 1er janvier 1994, mais, à tout le moins, à la date d'entrée en application du traité sur l'Union européenne. Faute de l'avoir fait, la loi encourt la censure à ce premier titre.
S'agissant en second lieu de la conformité aux modalités prévues par le traité, celles-ci n'exigent nullement des Etats membres qu'ils réunissent dès l'ouverture de la seconde phase les conditions qui seront vérifiées à l'approche de la troisième.
Certes, l'article 109 E, paragraphe 5, du traité invite ceux des Etats membres pour lesquels c'est nécessaire à entamer, dès la seconde phase, le processus conduisant à l'indépendance de leur banque centrale. Mais cette disposition ne saurait faire obstacle au respect, par chacun des pays concernés, de son ordre constitutionnel interne.
Or en France, et contrairement à d'autres systèmes qui laissent au législateur une liberté moins encadrée par la Constitution, on ne peut apprécier la présence de cette seconde condition qu'en évoquant la troisième : que le transfert de compétence soit « nécessaire » à l'établissement de l'union économique et monétaire.
Ici, le transfert de compétences se fait en deux mouvements. Dans un premier mouvement, il y a transfert de compétences législatives et gouvernementales à la Banque de France, puis, dans un second mouvement, transfert de compétences de la Banque de France au système européen de banques centrales et à la Banque centrale européenne.
Mais il se trouve qu'en droit constitutionnel français, comme on l'a démontré, le premier mouvement n'est possible que dans sa liaison intime, nécessaire et certaine avec le second.
C'est, à tout le moins, la nécessité qui fait ici défaut. Comme l'ont d'ailleurs affirmé à plusieurs reprises tant le Gouvernement que les rapporteurs devant les deux assemblées, la loi a pour objet « d'anticiper » sur les nécessités futures de la construction européenne. Et M Jean Arthuis, rapporteur au Sénat, insiste encore en soulignant que « le Gouvernement n'était donc pas tenu de présenter dès cette année un projet de loi sur l'indépendance de la Banque de France. S'il a voulu le faire, c'est en réalité pour conforter la crédibilité de sa politique économique et la stabilité du franc » (Rapport n° 388, p 23).
Mais il se trouve justement que le Gouvernement, comme le Parlement, tenus par les termes de l'article 88-2, n'avaient pas la possibilité de faire ce qui n'est pas absolument nécessaire.
Retirer aux organes constitutionnellement compétents la définition et la mise en uvre de la politique monétaire n'est pas un choix que le législateur peut faire librement, à tout moment, en fonction de commodités supposées ou d'avantages espérés, si dignes que puissent éventuellement être les objectifs poursuivis.
Il s'agit au contraire d'une décision d'autant plus importante qu'elle est irréversible, et d'autant plus conditionnée qu'elle n'est constitutionnelle que dans le cadre que trace strictement l'article 88-2.
De deux choses l'une, en effet : ou les exigences du traité, reprises par l'article 88-2, sont réunies et l'indépendance de la banque centrale est indispensable ; ou elle ne sont pas remplies et l'indépendance de la banque centrale est impossible.
Il en va différemment dans les autres pays, mais c'est ainsi que le problème se résume en France, pour les raisons qui ont été dites, qui font en l'occurrence que ce qui n'est pas nécessaire est interdit.
C'est pourquoi la violation de la Constitution, en l'espèce, ne concerne nullement les principes posés par la loi, ni même, pour l'essentiel, leurs modalités d'organisation, dès lors qu'ils s'inscriraient dans le cadre de l'article 88-2 L'inconstitutionnalité, en revanche, affecte la date d'entrée en application qui, en vertu de ce même article, doit être indissolublement liée à celle du passage à la troisième phase prévue par le traité, au moins en ceux des éléments du statut de la Banque de France liés aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale.
Le pouvoir constituant, secondé ensuite par le pouvoir législatif référendaire, a choisi de faire le sacrifice d'un élément de sa souveraineté au profit de l'union économique et monétaire. Ce sacrifice est compensé et légitimé par ce profit.
Constitutionnellement, le premier ne peut être actuel et irréversible tandis que le second demeurerait futur et aléatoire.
Le législateur ne peut donc opérer ce démembrement de la souveraineté avant la date à laquelle seront réunies les conditions qui le rendent constitutionnel. Et il pourra et devra le faire, sans difficultés au demeurant, à ce moment-là mais à ce moment-là seulement.
Il vous appartiendra de déterminer si, et dans quelle mesure, le dernier article de la loi, relatif à son entrée en application, est séparable.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.