Décision n° 93-321 DC du 20 juillet 1993 - Saisine par 60 députés
SAISINE DEPUTES Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi tendant à réformer le droit de la nationalité telle qu'elle a été adoptée par le Parlement, et tout particulièrement ses articles 9, alinéa 3, 11, 12, 44, 47 et 48.
La loi déférée méconnaît les principes constitutionnels d'automaticité d'acquisition de la nationalité par le jeu du droit du sol, d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi, de légalité des délits et des peines, ainsi que la règle « pacta sunt servanda » et les articles 55, 72 et 74 de la Constitution.
I : Sur les violations du principe d'automaticité d'acquisition de la nationalité (principe fondamental reconnu par les lois de la République) :
Ce principe joue un rôle fondamental en droit français (caractérisé par le jeu complémentaire de l'automaticité de l'application du droit du sang qui apparaît dès 1576 et de celle du droit du sol qui apparaît dès 1515), comme par exemple en droit allemand (reposant essentiellement sur l'automaticité de l'application du droit du sang). A la vérité, aucun Etat ne peut laisser la nationalité de ses ressortissants dépendre principalement de choix personnels et non de critères sûrs et objectifs : l'automaticité est en la matière une exigence de stabilité des fondements de la communauté nationale.
Le principe d'automaticité n'est certes pas absolu : il n'exclut pas l'intervention de manifestations de volonté (demandes de naturalisation, de répudiation, de réintégration) mais celles-ci ne jouent qu'un rôle secondaire et ne déterminent la nationalité que dans un nombre de cas statistiquement marginal. De ce point de vue, le droit français repose sur la combinaison de trois critères : le sang, le sol et la volonté, mais cette combinaison s'opère dans un ordre hiérarchique décroissant qui privilégie très fortement les deux premiers critères en raison de leur caractère sûr et objectif.
Plus précisément, l'ordre juridique français a historiquement adopté une conception très extensive de la nationalité qui s'acquiert d'abord par filiation (jus sanguinis), mais aussi par naissance sur le territoire national lorsque la filiation ne permet pas de déterminer une nationalité autre que la française (jus soli) et enfin par la combinaison de la naissance et de la résidence : alors même que la filiation a conféré une nationalité étrangère : pour reconnaître et parfaire l'intégration de facto à la communauté nationale (jus soli) appliqué à leur majorité aux enfants d'étrangers nés en France).
En d'autres termes, dans tous ces cas, le droit français se borne à constater l'existence des liens (de sang, de naissance, de résidence) qui rattachent un individu à la communauté nationale, et ce constat intervient automatiquement, sans qu'il soit besoin d'une manifestation subjective de volonté, afin d'assurer clarté et stabilité à la définition de cette communauté nationale.
Cette tradition républicaine n'a été méconnue que par les « actes dits lois » du gouvernement de fait dit « Etat français » expulsant de la communauté nationale des Français, souvent de confession israélite ou présumés tels, qui avaient été naturalisés sur la base du constat de leur intégration à cette communauté nationale. La parenthèse vichyssoise ne fut pas seulement une remise en cause odieuse des droits les plus élémentaires de ces Français naturalisés mais aussi, d'un même mouvement, une rupture avec la définition républicaine de la nation et de la nationalité.
Car sous l'empire d'une Constitution républicaine on ne peut pas plus priver un citoyen de sa nationalité que de son nom, la première participant autant que le second de l'identité de la personne. De ce point de vue, il est certain que les dispositions des articles 96 et 97 du code de la nationalité, qui autorisent le Gouvernement à « déclarer » qu'un citoyen français a perdu sa nationalité, sont contraires à la Constitution et n'auraient pu être promulguées si elles avaient été en leur temps soumises au contrôle du juge constitutionnel.
Il n'appartient en effet ni au Gouvernement ni même au Parlement de méconnaître l'appartenance objective d'une personne à la communauté nationale qui résulte soit de sa naissance de parents français, soit de sa naissance sur le sol français et de son intégration au fil des années de résidence sur le territoire (et, s'agissant d'enfants d'étrangers nés en France et élevés sur le sol français, de l'éducation reçue dans l'école de la République).
L'identité résultant de cette intégration doit être constitutionnellement protégée.
Il convient donc de reconnaître l'existence des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (en l'occurrence, sous la IIe République, par la loi du 7 février 1851 et, sous la IIIe République, par les lois des 26 juin 1889 et 10 août 1927) qui prévoient :
: la transmission automatique de la nationalité par filiation de Français à Français ;
: l'acquisition automatique de la nationalité par naissance sur le sol français, dès la naissance en l'absence d'autre nationalité déterminée par le jus sanguinis ou différée à la date de la majorité au cas contraire.
Il existe ainsi, en particulier, un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui garantit aux enfants de la « deuxième génération » l'acquisition automatique de la nationalité française sur la base du jus soli.
Or, ce principe est violé :
1. Par l'article 11 de la loi déférée (modifiant l'article 44 du code) qui supprime cette acquisition automatique, à la majorité, de la nationalité française par les enfants d'étrangers nés et élevés en France, c'est-à-dire fait disparaître l'automaticité du jus soli « simple » (et différé) pour les « immigrés de la deuxième génération » ;
2. Par l'article 44 de la loi déférée (modifiant l'article 23 de la loi n° 73-42 du 9 janvier 1973) qui supprime à compter du 1er janvier 1994 le double jus soli pour les enfants nés en France de personnes nées dans les TOM ou colonies françaises et même de personnes nées avant le 3 juillet 1962 dans les départements français d'Algérie lorsque ces personnes n'ont pas résidé continuellement en France pendant les cinq années précédant la naissance de l'enfant.
II. : Sur les violations du principe d'indivisibilité de la République (art 2 de la Constitution) :
Ce principe, consacré par les décisions n°s 84-177 DC et 84-178 DC rendues par le Conseil constitutionnel le 30 août 1984 (Rec. P 66 et 69) ainsi que par sa décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991 (Rec.
p 50), est violé par l'article 44 de la loi déférée :
1. En ce qu'il supprime (en son alinéa 2) le double jus soli à compter du 1er janvier 1994 pour les enfants nés en France de personnes nées dans des TOM ou colonies que ces territoires aient ou non depuis lors accédé à l'indépendance ;
2. En ce qu'il supprime ce même jus soli pour les enfants nés en France de personnes nées en Algérie avant le 3 juillet 1962 lorsque ces personnes n'ont pas résidé continuellement en France pendant les cinq années précédant la naissance ;
3. En ce qu'il institue un régime spécial pour les enfants nés à Mayotte et à Wallis-et-Futuna consistant en le maintien du double jus soli après le 1er janvier 1994 pour les enfants de personnes nées dans les TOM ou dans des colonies qui n'ont pas depuis lors accédé à l'indépendance.
L'applicabilité de l'article 23 de la loi du 9 janvier 1973 (prévoyant le double jus soli), lequel n'exige que la naissance en France du parent de l'enfant lui-même né en France, ne saurait varier selon que le parent est né dans telle ou telle portion du territoire français sans porter une atteinte inconstitutionnelle à l'indivisibilité de la République, alors surtout qu'il s'agit d'une question aussi grave que la nationalité, c'est-à-dire que le rattachement des habitants d'un territoire de la République à la communauté nationale.
III. : Sur les violations du principe d'égalité devant la loi (art 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) :
Ce principe est violé :
1. Par l'article 9, alinéa 3, de la loi déférée en ce qu'il distingue parmi les étrangers conjoints de Français ceux qui ont eu un enfant dont la filiation est établie à l'égard des deux parents de ceux qui n'en ont pas eu, les premiers pouvant se voir reconnaître immédiatement la nationalité française alors que les seconds doivent attendre deux années après leur mariage, alors que le fait de ne pouvoir avoir d'enfant ne prouve évidemment en rien que le mariage soit « de complaisance » si bien que cette différence de situation n'est pas justificative de la différence de régime.
2. Par l'article 12 de la loi déférée qui prévoit que le prononcé de certaines peines fait obstacle à l'acquisition automatique de la nationalité française alors que le prononcé de ces mêmes peines n'entraîne pas la perte de la nationalité française pour celui qui en est titulaire : il y a rupture de l'égalité devant l'incompatibilité (prétendue) entre la condamnation et la détention de la nationalité française.
3. Par l'article 44 de la loi déférée :
a) En ce que son alinéa 2 distingue, pour déterminer l'applicabilité du double jus soli, entre enfants de parents nés dans un ex-TOM ou une ex-colonie et enfants de parents nés en métropole ;
b) En ce que son alinéa 3 distingue, pour le même objet, entre enfants de parents nés dans les départements français d'Algérie avant le 3 juillet 1962 et enfants de parents nés dans le reste de la France ;
c) En ce que son alinéa 4 distingue, afin de maintenir le double jus soli au-delà du 1er janvier 1994 mais seulement pour les enfants de parents nés dans un ex-TOM ou une ex-colonie n'ayant pas depuis lors accédé à l'indépendance, entre enfants nés à Mayotte et à Wallis-et-Futuna et enfants nés dans le reste du territoire de la République, alors que c'est à la date de la naissance des parents que doit s'apprécier le caractère justificatif ou non justificatif de la différence de situation que constitue la différence des lieux de naissance de ces mêmes parents et qu'à cette date l'ensemble des parents concernés par ces différentes hypothèses sont nés en France, si bien que le double jus soli ne saurait s'appliquer différemment aux uns et aux autres, et que de même peu importe que l'enfant considéré soit né à Mayotte, à Wallis-et-Futuna ou en un autre point du territoire de la République dès lors que dans tous ces cas il est né « en France » au sens de l'article 23 de la loi du 9 janvier 1973.
A l'évidence, l'article 44 de la loi déférée méconnaît le principe d'égalité devant la loi de tous les citoyens quelle que soit leur origine (Conseil constitutionnel, n° 91-290 DC du 9 mai 1991, Rec. p 50).
4. Par l'article 48 de la loi déférée qui impose aux binationaux de s'acquitter en France de leurs obligations militaires alors que la convention franco-algérienne de 1983 laisse aux binationaux franco-algériens le libre choix du lieu où ils s'en acquitteront, introduisant ainsi dans le droit positif une inégalité entre jeunes franco-algériens et autres jeunes binationaux devant le lieu et les modalités d'accomplissement du service national.
IV. : Sur la violation du principe de la légalité des délits et des peines (art 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) :
Le principe selon lequel « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires », posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ne s'applique pas seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition alors même que le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité non judiciaire (Conseil constitutionnel, n° 87-237 DC du 30 décembre 1987, Rec. p 63).
L'article 12 de la loi déférée prévoit que le prononcé de certaines peines fait obstacle à l'acquisition automatique de la nationalité française. Il s'agit là d'une « seconde peine » sanctionnant les infractions déjà punies des peines en cause. Or, cette sanction n'est ni « strictement » ni « évidemment » nécessaire au sens de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : ces infractions, commises par un Français, n'entraînent nullement la déchéance de la nationalité française. L'exclusion définitive de l'accès automatique à la nationalité française, c'est-à-dire la privation à perpétuité du bénéfice du jus soli différé, constitue une sanction manifestement disproportionnée et qui n'est en rien nécessaire à la protection de l'ordre public dès lors que la peine prononcée par le juge répressif a été subie.
V : Sur la violation de l'article 55 de la Constitution et du principe Pacta sunt servanda :
Comme l'a expressément reconnu le rapporteur de la commission des lois à l'Assemblée nationale, l'article 48 précité de la loi déférée (créant un article L 3 bis dans le code du service national) est contraire à la convention franco-algérienne de 1983 ouvrant aux binationaux le libre choix du lieu où ils s'acquitteront de leurs obligations militaires. Il méconnaît du même coup la règle de supériorité des traités sur les lois posée à l'article 55 de la Constitution.
Certes, conformément à la jurisprudence définie en 1975 par le Conseil constitutionnel (décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975, Rec. p 19), cette violation de l'article 55 de la Constitution pourrait être sanctionnée moyennant des recours aux juridictions administratives et judiciaires, mais cette sanction interviendrait très tard et très inégalement selon le degré d'informations dont disposeraient les justiciables. Une telle inégalité de traitement serait particulièrement choquante dans une matière qui touche d'aussi près l'exercice de droits fondamentaux du citoyen.
Mais l'article 48 de la loi déférée méconnaît tout aussi manifestement la règle pacta sunt servanda, dont le Conseil constitutionnel a jugé qu'elle était au nombre des règles de droit international public auxquelles la République française doit se conformer selon le quatorzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qu'elle avait rang constitutionnel et qu'elle impliquait que tout traité en vigueur liait les parties et devait être exécuté par elles de bonne foi.
Dès lors, l'article 48 de la loi déférée ne pourra qu'être considéré comme inconstitutionnel en ce qu'il n'a pas subordonné son entrée en vigueur à une renégociation (préalable) de la convention franco-algérienne aboutissant à la suppression des stipulations en cause.
VI. : Sur les violations des articles 72 et 74 de la Constitution :
Ces articles sont méconnus :
1. Par l'article 44, alinéa 3, de la loi déférée qui, comme en témoigne l'adverbe « toutefois » placé en tête de cet alinéa, confond les départements d'Algérie (avant le 3 juillet 1962) avec les TOM et les colonies, alors qu'il s'agissait de départements métropolitains ;
2. Par l'article 44, alinéa 4, de la loi déférée qui définit le régime du double jus soli applicable aux enfants nés à Mayotte et à Wallis-et-Futuna sans que l'Assemblée territoriale ait été préalablement consultée à ce sujet ;
3. Par l'article 47 de la loi déférée qui abroge l'article 161 du code de la nationalité, lequel excluait l'application du double jus soli à Wallis-et-Futuna, sans que l'Assemblée territoriale ait été préalablement consultée à ce sujet, alors que, dans l'un comme dans l'autre des deux derniers cas, les dispositions en cause, qui touchent au fondement même du rapport entre habitants et territoire qu'est la nationalité, intéressent « l'organisation particulière du territoire » au sens de l'article 74 de la Constitution.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée, et tout particulièrement ses articles 9, alinéa 3, 11, 12, 44, 47 et 48.
Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, madame et messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.