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Décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS :
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'ensemble de la loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, notamment pour les motifs suivants : I : Les articles 20, 21 et 22, en tant qu'ils attribuent obligatoirement à l'intermédiaire acheteur d'espace publicitaire le statut de mandataire de l'annonceur et qu'ils lui interdisent de percevoir quelque rémunération ou avantage que ce soit de la part du support, sont contraires à la Constitution.
L'article 20 impose aux intermédiaires qui achètent de l'espace publicitaire pour un annonceur le statut de mandataire de cet annonceur.
Ce même article et l'article 21 interdisent à l'intermédiaire acheteur d'espace de recevoir une rémunération ou un avantage quelconque de la part du vendeur d'espace. Ce principe n'est pas remis en cause par le fait qu'en cours d'examen à l'Assemblée nationale, l'article 20 a été modifié pour spécifier que les rabais ou avantages tarifaires accordés par le vendeur pouvaient être conservés, en tout ou partie, par l'intermédiaire si une stipulation expresse du contrat de mandat l'a prévu.
L'article 22 interdit également au prestataire qui fournit des services de conseil en plan média ou de préconisation de support d'espace publicitaire de recevoir une rémunération ou un avantage quelconque de la part du vendeur d'espace.
Par cet ensemble de dispositions, la loi porte atteinte à la liberté du commerce qui est un des éléments constitutifs de la liberté d'entreprendre, principe dont la valeur constitutionnelle a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation.
En effet, en attribuant obligatoirement le statut de mandataire de l'annonceur à l'intermédiaire qui achète l'espace publicitaire et en interdisant aux intermédiaires de recevoir toute rémunération de la part du vendeur d'espace, la loi nie l'existence des services rendus aux supports d'espace par les intermédiaires. Centrales et agences rendent pourtant nombre de services aux supports, par exemple :
: la recommandation de l'utilisation de tel support n'est pas totalement dictée par les besoins de communication de l'annonceur.
Une marge de choix existe sans qu'il soit nui le moins du monde aux intérêts de l'annonceur ;
: les intermédiaires évitent aux médias de mettre en place les équipes commerciales qui seraient nécessaires en cas de contact direct avec les annonceurs ;
: ils facilitent la gestion des supports en regroupant les ordres de nombreux annonceurs ;
: ils garantissent aux supports le paiement de l'espace acheté même si l'annonceur est défaillant.
La loi paraît en outre supposer que les intérêts des annonceurs et des supports d'espace ne peuvent être que contradictoires. Notre droit n'interdit pourtant pas d'être mandataire de deux mandants, il n'interdit pas plus d'effectuer des prestations de services pour deux acteurs économiques distincts.
La présente loi contrevient à l'ensemble de ces principes, d'une part, parce qu'elle interdit aux différents acteurs du marché publicitaire de définir librement leurs positions respectives, d'autre part, parce qu'elle remet en cause la libre négociation contradictoire de la rémunération des agences et des centrales d'achat d'espace et parce qu'enfin, ces dispositions constituent des restrictions à la liberté du commerce et donc à la liberté d'entreprendre.
Les auteurs de la saisine n'ignorent pas que le législateur peut apporter certaines limites à ce principe de valeur constitutionnelle qui se déduit de l'article IV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et qui constitue l'indispensable corollaire du droit de propriété. Mais encore faut-il que ces restrictions ne soient pas arbitraires ou abusives, car, ainsi que l'a décidé le Conseil constitutionnel (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation), « la liberté qui, aux termes de l'article IV de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre ».
Or, en l'espèce, les restrictions que comporte la loi déférée paraissent précisément tout à la fois arbitraires et abusives :
: arbitraires, parce que le secteur de la publicité ne constitue pas un vecteur particulier de corruption et que, dans bien d'autres secteurs, des intermédiaires perçoivent une rémunération en amont et en aval ;
: abusives, parce que, si la loi a pour but d'introduire simplement plus de transparence dans les relations entre les différents protagonistes de ce secteur, il n'est pas nécessaire d'imposer un statut unique de mandataire de l'annonceur pour l'intermédiaire et de lui interdire toute autre rémunération que celle versée par son mandant. Il suffit en effet de permettre la communication à l'annonceur de toutes les factures d'achat d'espace et des barèmes de prix appliqués par le support. Au regard de l'objectif affiché, ce dispositif constitue donc une limitation parfaitement excessive à une liberté constitutionnelle.
Arbitraires et abusives, ces restrictions apportées à la liberté d'entreprendre sont donc, en l'espèce, manifestement de nature à remettre en cause cette liberté même.
En outre, la décision n° 89-254 DC du 4 juillet 1989 du Conseil constitutionnel sur la loi modifiant la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités d'application des privatisations précise : « il est loisible au législateur » d'apporter à la liberté d'entreprendre « des limitations exigées par l'intérêt général à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée ».
L'intérêt général : auquel doivent certes concourir la transparence de la vie économique et la prévention de la corruption - n'exige pas pour autant d'imposer aux acheteurs d'espaces publicitaires un statut de mandataire, ni de leur interdire de percevoir une rémunération de la part des supports.
Quand bien même l'intérêt général l'exigerait-il, les restrictions qui figurent dans la loi déférée et qui viennent d'être analysées par les auteurs de la saisine, en dénaturent la portée. En effet, elles ne déterminent pas une réglementation dans le cadre de laquelle s'exercerait la liberté : elles déterminent une réglementation qui supprime la liberté.
Il convient d'ailleurs de rappeler que, aux termes de l'article V de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, « la loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ». La rémunération des intermédiaires par les médias n'entre pas dans cette catégorie d'actions. Quand bien même son interdiction ne constituerait pas une restriction arbitraire et abusive de la liberté d'entreprendre, elle n'en constituerait pas moins une violation de l'article V susmentionné.
Pour tous ces motifs, les articles 20, 21 et 22 ne sont pas conformes à la Constitution. En outre, les articles 24, 25 et 26, qui se réfèrent à l'article 20, en sont indissociables.
II. : La dernière phrase du premier alinéa de l'article 40, en tant qu'elle interdit à une collectivité locale délégante de fixer, pour une délégation de service public, une durée supérieure à la durée normale d'amortissement des installations mises en uvre, est contraire à la Constitution
L'article 40 pose un certain nombre de règles applicables aux conventions de délégation de service public, et notamment à celles passées par les collectivités territoriales.
L'une de ces règles est la limitation dans leur durée des conventions de délégation de service public. Il est précisé que la durée est déterminée par la collectivité en fonction des prestations demandées au délégataire. Mais la dernière phrase du premier alinéa de l'article 40 restreint considérablement cette liberté d'appréciation de la collectivité délégante, dans le cas où les installations sont à la charge du délégataire. Enfin, il est alors prévu que « la convention de délégation () ne peut dépasser la durée normale d'amortissement des installations mises en uvre ».
Cette dernière limitation constitue une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales.
Aux termes du deuxième alinéa de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales « s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ».
Les auteurs de la saisine admettent parfaitement que le législateur puisse réglementer l'exercice de ce droit à condition toutefois que la réglementation édictée ne porte pas atteinte substantiellement à cette liberté et qu'elle poursuive un objectif de valeur constitutionnelle.
Or il est tout d'abord moins que certain qu'une telle valeur puisse être reconnue à l'objectif de transparence ici poursuivi. Et, quand bien même cet objectif aurait une valeur constitutionnelle, l'interdiction de fixer une durée de délégation supérieure à la durée normale d'amortissement des installations mises en uvre constitue une grave atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales.
En effet, la liberté de déterminer la durée de tels contrats est, pour une collectivité locale, un élément essentiel de son droit à s'administrer librement : la durée de la convention est au c ur de l'équilibre contractuel et elle conditionne la politique tarifaire de la collectivité délégante. En effet, la fixation d'une durée de délégation plus ou moins longue a une incidence directe sur les tarifs qui seront imposés aux usagers du service public.
Sans porter atteinte au principe de libre administration, le législateur peut bien prévoir que les délégations de service public des collectivités locales doivent être limitées en durée. En revanche, il doit laisser aux collectivités locales la possibilité d'apprécier la durée à retenir en fonction d'un certain nombre de critères. A cet égard, l'interdiction de fixation d'une durée supérieure à la durée normale d'amortissement des installations constitue une restriction injustifiée au principe de libre administration, car elle conditionne des éléments fondamentaux de la convention de délégation.
Pour ce motif, la dernière phrase du premier alinéa de l'article 40 est contraire à la Constitution.
III. : Les articles 53 et 54 ont été adoptés selon une procédure non conforme à la Constitution, en tant qu'ils prévoient des dispositions insérées dans la loi en violation des conditions d'exercice du droit d'amendement
Plusieurs dispositions ont été introduites par le Gouvernement par voie d'amendements au projet de loi. Or, ainsi que l'a décidé le Conseil constitutionnel (décision n° 86-225 DC du 23 janvier 1987 sur la loi portant diverses mesures d'ordre social), « les adjonctions ou modifications ainsi apportées au texte en cours de discussion ne sauraient, sans méconnaître les articles 39, alinéa 1er, et 44, alinéa 1er, de la Constitution, ni être sans lien avec ce dernier, ni dépasser, par leur objet et leur portée, les limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement ».
Certaines des dispositions introduites par amendements du Gouvernement se situent certes hors du cadre du texte mais leur portée reste limitée et s'inscrit donc dans le cadre de l'exercice du droit d'amendement. Tel est le cas de l'article 86 qui, en cas de contestation par le préfet ou le sous-préfet de l'inscription d'un électeur sur les listes électorales, impose à ce dernier d'établir à quel titre son inscription doit être maintenue.
Certaines autres dispositions introduites par amendements du Gouvernement constituent des ensembles législatifs d'une ampleur certaine mais se situent parfaitement dans le cadre du projet de loi.
Tel est le cas des articles 72 et 73 relatifs au blanchiment des capitaux provenant de l'activité d'organisations criminelles : ils ne sont pas sans lien avec la prévention de la corruption, qui constitue un des objectifs du projet de loi affichés dans son intitulé.
En revanche, les auteurs de la saisine estiment que certaines dispositions introduites par amendements du Gouvernement sont sans lien avec le texte et excèdent, par leur importance, les limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement telles qu'elles ont été définies par le Conseil constitutionnel. Il s'agit des dispositions insérées dans le projet de loi en articles additionnels 53 et 54 et ces dispositions paraissent provenir d'un projet de loi en cours d'élaboration consacré aux marchands de biens.
L'article 53 dispose que toute résiliation d'un bail ou d'un droit d'occupation en cours de validité doit être accompagnée d'une offre de relogement sous forme de proposition de bail.
L'article 54 soumet à permis de démolir les travaux et les faits rendant les logements impropres à leur usage notamment pour des raisons d'hygiène, de salubrité ou de sécurité.
L'insertion de telles dispositions dans le projet de loi a été justifiée par le Gouvernement par le fait que l'article 52 dudit projet contenait déjà une disposition relative aux pratiques des marchands de biens. Cet article 52 interdit les cessions de promesses de vente à titre onéreux par les professionnels de l'immobilier. A ce titre, il correspond à l'objectif général de transparence de la loi.
Sa présence dans le projet de loi initial ne saurait pour autant justifier l'adjonction de dispositions qui ne relèvent ni de la prévention de la corruption ni de la transparence de la vie économique et des procédures publiques et qui apportent d'importantes modifications au régime de protection des occupants de locaux à usage d'habitation.
Ces dispositions ne pouvaient donc être introduites dans le projet de loi par voie d'amendements, sans que soit méconnue la distinction établie entre les projets de loi visés à l'article 39 de la Constitution et les amendements prévus par l'article 44, alinéa 1er.
Les articles 53 et 54 ont donc été adoptés selon une procédure non conforme à la Constitution.
IV. : Le paragraphe II de l'article 76 est contraire à la Constitution, en tant qu'il ne requiert que l'accord de certaines collectivités locales actionnaires pour une prise de participation d'une société d'économie mixte locale dans le capital d'une société commerciale
Le paragraphe II de l'article 76 dispose que « toute prise de participation d'une société d'économie mixte locale dans le capital d'une société commerciale fait préalablement l'objet d'un accord exprès de la ou des collectivités territoriales et de leurs groupements actionnaires disposant d'un siège au conseil d'administration ». Ce texte est destiné à renforcer le contrôle des collectivités territoriales et de leurs groupements actionnaires sur les sociétés d'économie mixte locales.
Toutefois, il n'est pas imposé, pour les prises de participation susvisées, l'accord préalable de toutes les collectivités territoriales actionnaires et de tous leurs groupements actionnaires, mais uniquement de ceux qui disposent d'un siège au conseil d'administration.
Il convient en effet de rappeler que toute collectivité territoriale ou groupement actionnaire a, en principe, par application du premier alinéa de l'article 8 de la loi du 7 juillet 1983, droit au moins à un représentant au conseil d'administration ou au conseil de surveillance, que les sièges sont attribués en proportion du capital détenu respectivement par chaque collectivité ou groupement (deuxième alinéa du même article 8) mais que, lorsque la représentation directe des collectivités ou groupements ayant une participation réduite au capital ne peut : en raison de leur grand nombre : être assurée au sein du conseil d'administration et de surveillance (même après gonflement de son effectif jusqu'à dix-huit membres), les collectivités et groupements non représentés directement sont réunis en assemblée spéciale et un siège au moins leur est réservé.
En ne requérant que l'accord des assemblées des collectivités et groupements bénéficiant d'une représentation directe au conseil d'administration ou de surveillance, le paragraphe II de l'article 76 tend certes à éviter qu'une seule collectivité ne détenant qu'une part minime du capital puisse faire obstacle à la prise de participation envisagée. Mais il crée ainsi une rupture d'égalité entre les collectivités et groupements actionnaires : alors que tous ont une représentation (même si, pour certains, il s'agit d'un représentant commun), seuls certains auraient à se prononcer sur les prises de participation de la société d'économie mixte locale dans le capital d'une société commerciale.
Pour ce motif, le paragraphe II de l'article 76 est contraire à la Constitution.