Décision n° 91-304 DC du 15 janvier 1992 - Saisine par 60 sénateurs
SAISINE SENATEURS
Les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi modifiant les articles 27, 28, 31 et 70 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
En application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, ils lui demandent de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions du second alinéa du 2 ° de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986, telles qu'elles résultent du deuxième alinéa du II de l'article 1er de la loi déférée.
Ces dispositions méconnaissent en effet :
: l'article 21 de la Constitution en tant qu'elles ont pour effet de dessaisir le Premier ministre de sa compétence générale d'exécution de la loi ;
: l'article 34 de la Constitution en tant qu'elles ne définissent pas avec une précision suffisante la portée des mesures d'application de la loi que le Conseil supérieur de l'audiovisuel serait habilité à prendre et n'en subordonne pas l'élaboration au respect de garanties essentielles.
I : Les dispositions du second alinéa du II de l'article 1er de la loi déférée méconnaissent l'article 21 de la Constitution
L'article 1er de la loi déférée modifie l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986. Cet article prévoit que des décrets en Conseil d'Etat fixent, compte tenu des missions d'intérêt général des services publics et privés de communication audiovisuelle diffusés par voie hertzienne terrestre et par satellite, les principes généraux définissant les obligations imposées à ces services et concernant, notamment aux termes du 2 ° de l'article, la diffusion, en particulier aux heures de grande écoute, de proportions minimales d' uvres cinématographiques et audiovisuelles européennes et d'expression originale française.
Le second alinéa du II de l'article 1er de la loi déférée complète le 2 ° de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986 par un alinéa nouveau autorisant, pour l'application par les services autorisés des obligations relatives à la diffusion d' uvres audiovisuelles, le Conseil supérieur de l'audiovisuel à « substituer aux heures de grande écoute des heures d'écoute significatives, qu'il fixera annuellement, pour chaque service, en fonction des caractéristiques de son audience et de sa programmation, ainsi que de la nature et de l'importance de sa contribution à la production ».
Comme il ressort de leur libellé même, ces dispositions autorisent le Conseil supérieur de l'audiovisuel à soustraire au champ d'application des décrets en Conseil d'Etat prévus au premier alinéa de l'article 27 les obligations concernant la diffusion d' uvres audiovisuelles par les services autorisés ; elles lui donnent compétence pour fixer, en dehors du cadre défini par ces décrets, les conditions d'application de ces obligations, dès lors que les décisions prises par l'autorité administrative indépendante, qu'elles soient par ailleurs individuelles ou réglementaires, n'ont pas pour objet d'appliquer ou de compléter les dispositions réglementaires, mais ont vocation à s'y substituer.
Ces dispositions ont ainsi pour effet de dessaisir le Premier ministre, agissant par décret en Conseil d'Etat, de sa compétence générale d'exécution des lois, ne lui laissant qu'une compétence subsidiaire par rapport à celle conférée à l'autorité administrative indépendante, dès lors que les principes généraux fixés par décret ne s'appliqueraient à la diffusion par les services autorisés d' uvres audiovisuelles européennes et d'expression originale française qu'à défaut de la fixation par le Conseil supérieur de l'audiovisuel de règles différentes.
Pour ces motifs, les dispositions du second alinéa nouveau du 2 ° de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986 sont manifestement contraires aux dispositions de l'article 21 de la Constitution qui prévoient que le Premier ministre assure l'exécution des lois et lui confèrent, sous réserve des pouvoirs reconnus au Président de la République, le pouvoir réglementaire.
II. : Les dispositions du second alinéa du II de l'article 1er de la loi déférée méconnaissent l'article 34 de la Constitution, et ne garantissent pas le respect du principe constitutionnel d'égalité
Il appartient au législateur, compétent pour fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice de la liberté de communication, de déterminer les moyens de concilier l'exercice de cette liberté avec, d'une part, le respect des objectifs d'intérêt général définis à l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986, parmi lesquels figure la nécessité de développer une industrie nationale de production audiovisuelle, et, d'autre part, la garantie des autres principes de valeur constitutionnelle, et notamment du principe d'égalité.
Or, les dispositions de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986 résultant de l'article 1er de la loi déférée, et qui habilitent le Conseil supérieur de l'audiovisuel à fixer les conditions du respect par les services autorisés des « quotas » de diffusion d' uvres audiovisuelles, ne garantissent pas la conformité de ses décisions à l'objectif d'intérêt général qui justifie l'institution des « quotas », ni au principe constitutionnel d'égalité de traitement des différents services.
Les obligations de diffusion d' uvres européennes et d'expression originale française ont pour objet, comme l'avait relevé le Conseil d'Etat dans sa décision du 13 janvier 1989 (CNCL contre société anonyme Télévision française TF 1), de « mettre à la disposition effective du public une part minimale » de ces uvres, ce qui a pour conséquence que ces obligations « ne sauraient être regardées comme respectées si les pourcentages fixés pour lesdites uvres n'étaient atteints que par des diffusions ayant lieu à des heures () où l'audience est quasi nulle ».
Le législateur a confirmé cette interprétation en imposant, par la loi du 17 janvier 1989, le respect des « quotas » de diffusion aux heures de grande écoute, c'est-à-dire aux heures pendant lesquelles l'audience totale de la télévision est la plus importante.
La définition des heures de grande écoute repose donc sur des données objectives qui enferment dans des limites assez étroites la latitude laissée au pouvoir réglementaire de les définir.
Il en va tout autrement des heures d'écoute significatives, dont rien n'impose que le caractère significatif soit apprécié au regard de l'importance de l'écoute. Pourraient en effet être considérées comme significatives, surtout si elles sont fixées « pour chaque service », et en fonction, notamment, des « caractéristiques de son audience et de sa programmation », des heures « où l'audience est quasi nulle », si ces heures sont, par exemple, celles pendant lesquelles un service bénéficie d'une part importante de l'audience totale, ou pendant lesquelles il peut atteindre un public particulier auquel ses programmes seraient plus particulièrement destinés.
Pour les mêmes raisons, les heures significatives retenues pourront être très différentes selon les services.
Le recours à la notion d'heures d'écoute significatives ne garantit donc pas « la mise à la disposition effective du public » d' uvres audiovisuelles européennes et françaises par les services autorisés, qui recueillent pourtant une part très majoritaire de l'audience de la télévision. Il pourrait par conséquent vider de leur sens les obligations de diffusion prévues au 2 ° de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986.
Le législateur a en outre méconnu sa compétence en ne subordonnant pas au respect du principe d'égalité de traitement des différents services la compétence donnée au Conseil supérieur de l'audiovisuel pour fixer les conditions d'application des quotas de diffusion par les services autorisés, alors même que ces conditions sont susceptibles de créer, entre les services dont les obligations seraient définies par le Conseil supérieur de l'audiovisuel, et entre ceux-ci et les services qui resteraient soumis aux décrets prévus à l'alinéa 1 de l'article 27, des différences de traitement que ne justifieraient ni la différence de leur situation ni des motifs d'intérêt général.
D'une part, comme on l'a précédemment exposé, la notion d'heures d'écoute significatives peut, à la différence de la notion d'heures de grande écoute, donner lieu à des interprétations très différentes, et donc se traduire, pour les services, par des contraintes d'importance très variable.
D'autre part, les heures significatives seraient fixées par le CSA en fonction de critères imprécis, et dont la loi ne donne d'ailleurs qu'une énumération indicative, tandis qu'en application de l'alinéa nouveau inséré dans l'article 27 par le III de l'article 1er de la loi déférée, les règles fixées par décret ne peuvent varier qu'en fonction de critères objectifs et limitativement énumérés : la diffusion par voie hertzienne terrestre ou par satellite, en clair ou « cryptée », l'étendue de la zone géographique desservie.
Il aurait donc été indispensable que la loi subordonne explicitement le pouvoir d'exécution de la loi confié au CSA au respect du principe d'égalité, et définisse en outre plus précisément le sens de la portée de la notion d'« heures d'écoute significatives » ainsi que les critères en fonction desquels elles sont fixées.
Pour ces motifs, les dispositions du second alinéa nouveau du 2 ° de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986 ne sont pas conformes à l'article 34 de la Constitution, et remettent en cause les garanties offertes par l'article 27 au regard du principe constitutionnel d'égalité.