Décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le président,
J'ai l'honneur de vous faire parvenir ci-joint le recours signé par plus de soixante sénateurs, déférant au Conseil constitutionnel les articles 3, 4, 5, 8 (
II), 9, 10, 11, 13 (
I), 16, 17, 18, 23 bis et 40 de la loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le jeudi 4 juillet 1991.
Je vous prie d'agréer, monsieur le président, l'expression de ma haute considération.
RECOURS DEVANT LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL SUR LA LOI PORTANT DIVERSES DISPOSITIONS D'ORDRE ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, la loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier définitivement adoptée par l'Assemblée nationale dans sa séance du 4 juillet 1991.
A : Sur la procédure
Le projet de loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier a été adopté par le Parlement en violation de l'article 2, avant-dernier alinéa, de l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, texte faisant partie du bloc de constitutionnalité, et par là même selon une procédure inconstitutionnelle.
1 Le projet de loi portant DDOEF est en fait
une modification de la loi de finances pour 1991
Il résulte tant de l'exposé des motifs du DDOEF que des explications données par le Gouvernement au cours des débats parlementaires que le DDOEF vise à maîtriser les finances de l'Etat et le déficit budgétaire.
Le Gouvernement ne conteste pas cette affirmation puisqu'il admet lui-même que ce projet vise à éviter un risque sérieux de dérapage du déficit dû à ce que les dépenses publiques s'exécutent à un rythme encore trop soutenu alors qu'il doit faire face à un tassement des recettes résultant du retournement de la conjoncture.
Tant le ministre d'Etat que le ministre délégué au budget ont admis que le Gouvernement s'était trompé dans ses prévisions économiques.
Dès lors, il s'agit bien d'un texte visant à corriger les dispositions relatives aux recettes figurant dans la loi de finances de l'exercice 1991. Le problème est alors de savoir si, pour prendre de telles mesures, le Gouvernement pouvait indifféremment recourir à la forme d'un projet de loi fiscal « ordinaire » (ce qu'il a fait) ou s'il devait obligatoirement recourir à la forme d'un collectif.
2 La règle posée par l'article 2 de la loi organique
L'avant-dernier alinéa de l'article 2 de la loi organique relative aux lois de finances stipule :
« Seules des lois de finances dites rectificatives peuvent en cours d'année modifier les dispositions de la loi de finances de l'année ».
La thèse du Gouvernement est que cette règle n'empêche pas le Parlement d'adopter, en cours d'exercice, une loi « ordinaire » modifiant les dispositions fiscales de la loi de finances de l'année, même si elles ont une incidence sur l'équilibre budgétaire en cours, car l'article 34 de la Constitution place dans le domaine de la loi « ordinaire » la fixation des règles concernant « l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures » sans édicter de restriction à cette compétence. Selon cette thèse, les dispositions de l'article 2 de la loi organique ne concernent que les dispositions non fiscales des lois de finances de l'année. Dès lors, un projet de loi « ordinaire » peut modifier les dispositions fiscales de cette dernière.
La thèse du Gouvernement est, pour les auteurs de la présente saisine, basée sur une interprétation absurde de l'article 34 de la Constitution et de l'article 2 de la loi organique.
a) Le vrai sens de l'article 34 de la Constitution
Quand l'article 34 de la Constitution définit le domaine de la loi, il le définit par opposition au domaine du règlement et non par opposition entre domaine de la loi « ordinaire » et domaine des « autres » lois.
C'est ainsi qu'il place dans le domaine de la loi le statut des magistrats qui, en vertu de l'article 64 de la Constitution, relève de la loi organique ou le régime électoral des assemblées parlementaires dont certains éléments (durée des pouvoirs, nombre de membres, indemnité, conditions d'éligibilité, régime des inéligibilités et des incompatibilités, remplacement) relèvent, en vertu de l'article 25 de la Constitution, également de la loi organique.
Cette interprétation découle également de la comparaison entre les deux premiers alinéas de l'article 34. Il serait pour le moins curieux que le terme « loi » dans le premier alinéa (« la loi est votée par le Parlement ») ait une signification différente du terme « loi » utilisé dans la ligne suivante (la loi fixe les règles concernant). Dans l'un comme dans l'autre cas, il s'agit de la loi au sens générique utilisée à nouveau au premier alinéa de l'article 37 (« les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi »).
Il importe peu, dès lors, que le domaine de la loi (ainsi entendue) comporte les règles concernant « l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toute nature ».
Cette formule ne renseigne nullement sur la forme de la loi comportant de telles règles (loi ordinaire, organique, de finances, référendaire, constitutionnelle, etc). Au contraire, l'antépénultième alinéa de l'article 34 (« les lois de finances déterminent les ressources de l'Etat dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ») ouvre la porte à ce que le vote des « ressources de l'Etat » intervienne sous une forme autre que celle de la loi ordinaire.
b) Le domaine des lois de finances
déterminé par la loi organique
La loi organique relative aux lois de finances dans son article 1er distingue les dispositions qui ne peuvent figurer qu'en loi de finances (alinéas 1, 2 et 5) des dispositions qui peuvent être ou ne pas être en loi de finances (alinéa 3 : « les lois de finances peuvent également contenir toutes dispositions relatives à l'assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des impositions de toute nature »). La loi organique qui, en vertu de l'article 34 de la Constitution, pouvait fixer « les conditions et les réserves » selon lesquelles les ressources de l'Etat étaient votées par le Parlement n'a donc pas établi de monopole de la fiscalité au profit des lois de finances.
Toutefois, il résulte des dispositions des articles 31, deuxième alinéa, et 40 de la même loi organique que, dès lors que des dispositions fiscales figurent en loi de finances, elles doivent figurer, si elles ont un effet sur l'équilibre de l'exercice, dans la première partie de la loi de finances.
Tout le problème est alors de savoir si, dès lors que le Gouvernement a fait figurer dans la première partie de la loi de finances de l'année des dispositions fiscales, celles-ci peuvent être modifiées au cours du même exercice seulement par une loi de finances rectificative ou indifféremment par une loi « ordinaire ». Il s'agit donc de savoir si l'article 2 de la loi organique oblige ou non à recourir dans ce cas à une loi de finances rectificative.
c) Le vrai sens de l'article 2 de la loi organique
La thèse du Gouvernement est que non. Il était libre de faire figurer ou non des dispositions fiscales dans la loi de finances de l'exercice ; il est également libre de les modifier ou non en cours d'exercice par une loi de finances rectificative. L'avant-dernier alinéa de l'article 2 de la loi organique, en dépit de la généralité des termes utilisés (« seules des lois de finances rectificatives peuvent en cours d'année modifier ces dispositions de la loi de finances de l'année ») ne vise que les dispositions non fiscales de la loi de finances de l'année.
Or cette interprétation conduit à une absurdité puisque, en ce cas, cette disposition n'ajoute rien à la loi organique ; si elle n'existait pas, le même résultat serait atteint.
En effet, les dispositions non fiscales de lois de finances relèvent en vertu de l'article 1er de la loi organique du domaine obligatoire des lois de finances. Elles ne peuvent donc être contenues que dans des lois de finances. La règle posée par l'article 2 est donc superfétatoire. Dire que seules des lois de finances peuvent modifier des dispositions ne pouvant figurer qu'en loi de finances est une tautologie ; il n'y a nul besoin de dire qu'une loi organique ne peut être modifiée que par une loi organique ou que la Constitution ne peut être modifiée que par une révision constitutionnelle pour qu'il en soit ainsi.
Dès lors, à moins d'admettre que l'auteur de la loi organique a écrit pour ne rien dire, il faut bien reconnaître que la règle posée par l'article 2 a un sens et la formulation même de cette règle souligne ce sens (« seule » « en cours d'exercice »). En particulier, la référence à « en cours d'exercice » puisque si l'on admettait la thèse du Gouvernement, on ne voit pas à quelles dispositions modifiables par une loi ordinaire « en dehors de l'exercice » elle ferait allusion.
La règle posée par l'article 2 répond très exactement au troisième alinéa de l'article 1er : dès lors que des dispositions fiscales figurent dans la loi de finances initiale, elles ne peuvent être modifiées « en cours d'exercice » (c'est-à-dire avec un effet sur l'équilibre budgétaire) que par une loi de finances rectificative.
C'est justement parce que les dispositions fiscales relèvent « facultativement » de la loi de finances initiale, que l'article 2 introduit un effet de cliquet (et de parallélisme des formes) : les dispositions fiscales de la loi de finances initiale ayant un effet sur l'équilibre ne peuvent plus être modifiée que par une loi de finances rectificative. Ce qui est par ailleurs conforme à l'antépénultième alinéa de l'article 34 selon lequel le droit commun est que les ressources de l'Etat soient fixées par les lois de finances (même si cet article prévoit des exceptions en complétant la règle principale par la restriction « sous les réserves prévues par une loi organique »).