Décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991 - Saisine par 60 députés
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, la loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier définitivement adoptée par l'Assemblée nationale dans sa séance du 4 juillet 1991.
I : Le Gouvernement aurait dû soumettre
au vote des parlementaires une loi de finances rectificative
En ne déposant pas un projet de loi de finances rectificative, le Gouvernement a commis un détournement de procédure.
Quatre éléments permettent d'étayer cette inconstitutionnalité :
1 L'importance des dispositions fiscales contenues dans la loi
justifiait le recours à une loi de finances
Votre Haute Assemblée a certes jugé que les lois de finances n'avaient pas l'exclusivité de la matière fiscale, ce qui résulte de la formulation figurant au troisième alinéa de l'article 1er de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, lequel précise seulement que « les lois de finances peuvent également contenir toutes dispositions relatives à l'assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des impositions de toute nature ».
Dans sa décision n° 84-170 DC du 4 juin 1984, le Conseil constitutionnel a estimé que des dispositions à caractère fiscal pouvaient figurer dans des lois ordinaires, sauf à remettre en cause le droit d'amendement reconnu aux parlementaires par l'article 44 de la Constitution.
A défaut de la lettre du texte, les parlementaires auteurs de la saisine estiment que l'ampleur des dispositions à caractère fiscal contenues dans la loi (12 milliards de francs) ainsi que le nombre des articles du projet se rapportant de près ou de loin à la fiscalité (30 articles sur 41) justifiaient pleinement le dépôt d'une loi de finances.
2 L'article d'équilibre du budget de 1991
est gravement affecté
Les conséquences financières du projet de DDOEF sur l'exercice 1991 ont été évaluées par le ministre délégué au budget lui-même lorsqu'il a été auditionné par la commission des finances, à hauteur de 10,8 milliards de francs, un train de mesures non législatives portant sur quelque 5 milliards de francs supplémentaires.
L'ampleur de ces sommes dépassant ce qu'il est convenu d'appeler « l'épaisseur du trait » conduit directement les parlementaires soussignés à s'interroger sur le sens du vote qu'ils ont exprimé à propos de la loi de finances initiale pour 1991.
Compte tenu de la faible marge qui est laissée en pratique aux assemblées pour modifier le budget, du fait de la pratique des services votés et des limites fixées par la Constitution au droit d'amendement en matière financière, il est contestable que le vote sur la loi de finances, qui est l'une des attributions les plus essentielles du Parlement, soit affaibli à un tel degré par le moyen d'une loi ordinaire.
Il convient ici de rappeler en effet que l'article 1er de l'ordonnance organique précise que « les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat, compte tenu d'un équilibre économique et financier qu'elles définissent ».
Le Gouvernement, en reconnaissant lui-même dans le Rapport sur l'évolution de l'économie nationale et des finances publiques déposé le 24 juin 1991 sur le bureau de l'Assemblée nationale, page 12, que « le solde d'exécution est actuellement inférieur à son niveau de l'année dernière à pareille date », a implicitement reconnu que l'équilibre financier, tel qu'il résultait de la loi de finances de l'année, était compromis. Cette constatation aurait dû conduire au dépôt d'une loi de finances afin que le Parlement puisse éventuellement corriger l'article d'équilibre du budget de 1991.
3 Le Parlement n'a pas été correctement informé
de l'exactitude de la situation budgétaire
En ne présentant pas un projet de loi de finances rectificative, le Gouvernement a éludé les termes du deuxième alinéa de l'article 1er de l'ordonnance organique, qui prévoit que « les dispositions législatives destinées à organiser l'information et le contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques sont contenues dans les lois de finances ».
Le texte de la loi déféré à votre Haute Assemblée n'est en effet accompagné d'aucun état annexe et ne comporte pas d'informations susceptibles d'éclairer la représentation nationale sur des points essentiels, tels que l'état du déficit budgétaire, celui de la dette publique, l'exécution des recettes et des dépenses.
Bien plus, alors que l'article 38 de l'ordonnance organique dispose que « si aucun projet de loi de finances rectificative n'est déposé au cours de la deuxième session du Parlement, le Gouvernement lui adresse, au plus tard le 1er juin, un rapport sur l'évolution de l'économie nationale et des finances publiques », l'Assemblée nationale, qui a examiné le texte de la loi en première lecture le 11 juin 1991, n'a pu disposer de ce rapport que le 24 juin, soit bien au-delà de la date prévue par l'ordonnance du 2 janvier 1959.
Il ressort des éléments qui précèdent que le Parlement n'était pas correctement informé de l'état du budget de 1991 au moment où l'Assemblée nationale a examiné le projet de loi en cause, alors même que ce texte comportait des conséquences majeures pour l'équilibre des finances publiques.
4 Le Gouvernement ne pouvait pas proposer de modifier par une loi
ordinaire les ressources non fiscales de l'Etat pour l'exercice en cours
Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 2 janvier 1959, « les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat ».
Trois dispositions au moins de la loi déférée à votre contrôle sont en contradiction avec la Constitution sur ce point :
a) Il s'agit d'abord de l'article 17 instituant pour 1991 au profit du budget de l'Etat un prélèvement exceptionnel sur les fonds déposés auprès de la Caisse des dépôts et consignations par l'organisation autonome nationale de l'industrie et du commerce et constitués par le produit des taxes instituées par l'article 3 de la loi n° 72-657 du 13 juillet 1972 instituant des mesures en faveur de certaines catégories de commerçants et artisans âgés, le montant de ce prélèvement étant fixé à 1 000 millions de francs.
Il s'agit là d'une ressource nouvelle dont la nature ne découle d'aucune loi de finances antérieure et dont le montant n'est pas inscrit dans une loi de finances.
Dans un cas de figure très voisin, le prélèvement (non fiscal) institué sur le résultat net de la Caisse des dépôts et consignations figurait dans une loi de finances (art 41 de la loi de finances pour 1990).
b) Le même raisonnement s'applique à l'article 18 qui attribue à l'Etat le boni de liquidation de la Caisse de consolidation et de mobilisation des crédits à moyen terme. La nature de cette ressource ne résulte pas d'une loi de finances, et, de façon encore plus grave que pour l'article 17, son montant n'est pas prévu par la loi, l'estimation de ce boni étant renvoyée au décret.
II. : La loi déférée porte atteinte au principe de la libre administration des collectivités territoriales énoncé par l'article 72 de la Constitution
Dans sa décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991, prononcée à propos de la loi du 13 mai 1991 relative à la solidarité financière entre les communes, le Conseil constitutionnel a rappelé qu'un prélèvement sur les ressources d'une collectivité territoriale ne saurait avoir pour conséquence de porter atteinte à la libre administration des collectivités concernées. En relevant que le prélèvement institué dans la région d'Ile-de-France sur les ressources fiscales de certaines communes n'entrait en vigueur que le 1er janvier de l'année suivante, votre haute assemblée a implicitement reconnu qu'au cas contraire cette disposition aurait été inconstitutionnelle.
Or l'article 40 de la loi déférée, qui attribue à l'Etat le produit du prélèvement sur les enjeux du pari mutuel urbain dont bénéficiait jusqu'à présent la ville de Paris, s'ajoute à toute une série de mesures récentes qui ont retiré au budget de cette collectivité des sommes importantes ; cette disposition s'applique dès l'exercice 1991, alors que celui-ci est déjà entamé. Il y a donc lieu de considérer que le rapprochement de ces éléments porte atteinte au principe de la libre administration des collectivités territoriales posé par l'article 72 de la Constitution.
III. : Inconstitutionnalité, à divers titres,
de l'article 8, paragraphe 1, de la loi
La disposition en cause modifie substantiellement les modalités du calcul du prorata de la TVA applicable à certaines opérations bancaires, notamment aux opérations de change manuel. Cette disposition est présentée par la loi déférée comme ayant un caractère interprétatif sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée.
Les parlementaires auteurs de la saisine estiment que l'article 8 ne se limite pas à corriger pour l'avenir les modalités de calcul du prorata de TVA en modifiant les éléments à inscrire au numérateur de celui-ci, mais vise, sous le couvert d'une disposition interprétative, à introduire une disposition nouvelle et à modifier rétroactivement le droit positif, ce qui engendre des inégalités de traitement entre les contribuables.
a) L'article 256-I du code général des impôts dispose que sont soumises à la TVA les livraisons de biens meubles et les prestations de service.
Par ailleurs, aux termes de l'article 266 du code général des impôts, la base d'imposition est constituée : « pour les livraisons de biens et les prestations de service, par toutes les sommes, valeurs, biens ou services reçus ou à recevoir par le fournisseur ou le prestataire en contrepartie de la livraison ou de la prestation ».
Au regard de ces textes, il apparaît que les opérations mentionnées au d du 1 de l'article 261 C comme « portant sur les devises, les billets de banque et les monnaies () » s'analysent comme des livraisons de biens meubles incorporels. En effet, les devises, billets de banque et monnaies ainsi visés constituent des créances sur un institut d'émission, leur support papier ou métallique ne servant qu'à constater ces créances.
En considérant de telles opérations comme des prestations de service, l'article 8-I ne peut donc avoir d'autre objet que de confirmer l'application du III de l'article 256 selon lequel les livraisons de biens meubles incorporels sont considérées comme des prestations de service. En revanche, en précisant que le chiffre d'affaires afférent à ces opérations est constitué par le montant des profits et autres rémunérations, l'article 8-I modifie le sens des dispositions de l'article 266. L'article 266 a dispose, en effet, que la prestation de service, lorsqu'elle est représentée par la livraison d'un bien incorporel, est rémunérée par l'ensemble des sommes reçues en contrepartie de cette livraison, c'est-à-dire la somme correspondant au prix de cession et, le cas échéant, la commission. Telle est bien l'analyse qui a été suivie par plusieurs cours administratives d'appel (CAA Bordeaux, 16 mai 1991 ; CAA Nancy, 5 février 1991).
En disposant que la rémunération de cette prestation de service est constituée par le montant des profits, l'article 8-I ne se contente donc pas d'interpréter : il introduit une disposition nouvelle qui modifie le droit antérieur. Or, la validité de cette disposition nouvelle peut être considérée comme entachée par le fait qu'elle se présente comme abusivement interprétative.
Par l'effet rétroactif de cette disposition nouvelle, les auteurs du texte ont voulu faire échec aux effets que pourrait avoir, pour le passé, la jurisprudence sur le sujet. Une telle démarche, qui va à l'encontre de principes fondamentaux tels que la non-rétroactivité des lois, ne peut se justifier que pour des raisons particulières et de circonstance.
Or, il est de jurisprudence constante que le caractère rétroactif d'une disposition législative doit être explicite, de sorte que le Parlement soit informé de son existence et surtout de sa justification. Tel n'a pas été le cas en l'espèce, puisque la rétroactivité de la mesure nouvelle n'est pas expressement mentionnée et que, ce qui est plus grave, sa justification est erronée.
En effet, s'il est admis qu'une disposition ait une portée rétroactive, à condition de répondre à un intérêt général (DC n° 86-223, 29 décembre 1986), il en va autrement d'une disposition modifiant le droit antérieur. Une telle disposition ne saurait rétroagir que s'il existe un intérêt général d'une ampleur suffisante pour justifier une atteinte importante au principe fondamental de non rétroactivité.
En ignorant cette condition de proportionnalité de la mesure de validation par rapport à sa justification, la disposition visée rétroagit de façon particulièrement grave pour les contribuables auxquels elle s'applique, puisque, compte tenu des délais de vérification fiscale et de jugement devant les juridictions administratives, l'administration fiscale pourrait dans certains cas remonter jusqu'en 1983.
b) Ceci est aggravé par le fait que cette rétroactivité de grande ampleur n'est pas justifiée par l'intérêt général et ne vise qu'à faire échec à la jurisprudence.
De nombreuses décisions du Conseil constitutionnel ont établi que la rétroactivité d'une mesure législative n'est conforme à la Constitution que si elle répond à un intérêt général qui puisse la justifier (DC n° 86-223 du 29 décembre 1986 et DC n° 88-250 du 29 décembre 1988).
De plus, conformément au principe de proportionnalité dont il a été fait état, cet intérêt général doit être plus fortement marqué pour une mesure modificative que pour une mesure strictement interprétative.
Dans le cas de l'article 8 de la loi, la notion d'intérêt général, si elle peut fonder une modification des règles en vigueur, ne saurait justifier qu'il soit revenu, loin dans le passé, sur les effets de décisions de justice passées en force de chose jugée.
Ce sont des considérations de pure opportunité financière qui expliquent une telle mesure, sauf à déformer gravement la règle de la non-rétroactivité.
c) La disposition attaquée est de nature à créer des inégalités de traitement entre les contribuables, des établissements se trouvant dans une situation juridique et fiscale objectivement comparable faisant l'objet d'un traitement différent.
En effet, certains établissements ont déjà bénéficié d'une décision de justice définitive qui leur donne raison contre l'administration et qui les autorise à inscrire la totalité du chiffre d'affaires au numérateur du prorata. D'autres établissements, se trouvant pourtant dans une situation identique, parfois même au sein d'un même groupe bancaire, seraient soumis à des dispositions contraires, l'article 8 leur imposant de calculer leur prorata de manière inverse pour les mêmes exercices.
De plus, un même établissement pourrait lui aussi faire l'objet d'un traitement différent selon les exercices considérés : il sera à l'abri de l'article 8 pour les exercices concernés par une décision de justice définitive, mais il devra appliquer une méthode de calcul rigoureusement inverse pour les autres exercices.
Cette disparité constitue une atteinte au principe d'égalité devant l'impôt et la loi fiscale.
IV. : Demande d'interprétation de l'article 37 de la loi déférée
Modifiant divers articles du code électoral, l'article 37 de la loi soumise à votre Haute Assemblée aménage les conditions dans lesquelles un élu local déclaré comptable de fait peut se voir appliquer par le préfet la procédure de la démission d'office.
Cette dernière ne sera mise en uvre à l'égard d'un conseiller municipal, d'un conseiller général ou d'un conseiller régional déclaré comptable de fait « par un jugement du juge des comptes statuant définitivement que si quitus ne lui a pas été délivré de sa gestion dans les six mois de l'expiration du délai de production des comptes imparti par ledit jugement ».
Le terme de « jugement » employé dans l'article considéré laisse à penser qu'il s'agit des décisions prononcées par les chambres régionales des comptes, la Cour des comptes rendant des arrêts.
S'agissant d'une matière aussi importante que la déchéance d'un mandat électif, il conviendrait de s'assurer de ce que toutes les conditions sont prévues pour que l'article en question n'aboutisse ni à la remise en cause du principe du double degré de juridiction, ni au déni de justice.
Il est en effet tout à fait possible en pratique qu'un élu soit déchu parce que la chambre régionale des comptes n'aura pas répondu dans le délai de six mois. Pour le cas où cet élu interjetterait appel, et si la Cour des comptes réformait le jugement du premier degré, cette décision serait inopérante, l'élu ayant été déclaré démissionnaire d'office.
Compte tenu des implications regrettables que de telles situations ne manqueraient pas de produire, les députés auteurs de la saisine prient le conseil de bien vouloir interpréter les dispositions de l'article 37 relatives au « jugement du juge des comptes statuant définitivement » comme visant soit une décision d'une chambre régionale des comptes passée en force de chose jugée, soit une décision de la Cour des comptes prononcée en appel.