Décision n° 91-293 DC du 23 juillet 1991 - Saisine par 60 sénateurs
SAISINE SENATEURS
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi portant diverses dispositions relatives à la fonction publique.
En effet, l'article 2 de cette loi tend à insérer, dans la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, un article 5 bis ainsi rédigé :
« Art 5 bis. : Les ressortissants des Etats membres de la Communauté économique européenne autres que la France ont accès, dans les conditions prévues au statut général, aux corps, cadres d'emplois et emplois dont les attributions soit sont séparables de l'exercice de la souveraineté, soit ne comportent aucune participation directe ou indirecte à l'exercice de prérogatives de puissance publique de l'Etat ou des autres collectivités publiques.
» Ils ne peuvent avoir la qualité de fonctionnaires :
« 1 ° S'ils ne jouissent de leurs droits civiques dans l'Etat dont ils sont ressortissants ;
» 2 ° S'ils ont subi une condamnation incompatible avec l'exercice des fonctions ;
« 3 ° S'ils ne se trouvent en position régulière au regard des obligations de service national de l'Etat dont ils sont ressortissants ;
» 4 ° S'ils ne remplissent les conditions d'aptitude physique exigées pour l'exercice de la fonction.
« Les corps, cadres d'emplois ou emplois remplissant les conditions définies au premier alinéa ci-dessus sont désignés par leurs statuts particuliers respectifs. Ces statuts particuliers précisent également, en tant que de besoin, les conditions dans lesquelles les fonctionnaires ne possédant pas la nationalité française peuvent être nommés dans les organes consultatifs dont les avis ou les propositions s'imposent à l'autorité investie du pouvoir de décision.
» Les fonctionnaires qui bénéficient des dispositions du présent article ne peuvent en aucun cas se voir conférer de fonctions comportant l'exercice d'attributions autres que celles qui sont mentionnées au premier alinéa.
« Les conditions d'application du présent article sont fixées par décret en Conseil d'Etat. »
Les sénateurs soussignés considèrent que cet article 2 de la loi déférée n'est pas conforme à la Constitution et cela pour plusieurs motifs qui peuvent être regroupés en deux chapitres distincts.
CHAPITRE Ier Manifestement contraire à l'article 48 du traité de Rome, l'article 2 de la loi déférée est contraire à l'article 55 de la Constitution de la République
L'article 48 du traité de Rome relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté comporte, en effet, un alinéa 4 ainsi rédigé : « 4. Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux emplois dans l'administration publique ».
Or, l'article 55 de la Constitution dispose : « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie ».
Les travaux parlementaires sur le projet de loi autorisant le Président de la République à ratifier le traité instituant la Communauté économique européenne démontrent que sa ratification a été parfaitement régulière. Ils ont en outre explicitement relevé cette exception concernant les emplois dans l'administration publique. La ratification par la France du traité de Rome a donc été adoptée sur la base de l'exclusion expresse des emplois publics du principe de libre circulation des travailleurs.
Quant à l'application, par ses signataires, du traité de Rome, elle ne peut être contestée par quiconque.
Ledit traité ayant été régulièrement ratifié et appliqué par les parties, son article 48 a donc une autorité supérieure à celle des lois de la République.
Pour être contraire à l'article 48 du traité de Rome, l'article 2 de la loi déférée n'est donc pas conforme à l'article 55 de la Constitution.
Certes, à l'occasion de divers arrêts qu'elle a rendus, à savoir :
: employés des chemins de fer et agents municipaux en Belgique (affaire 149/79, commission c/Belgique, arrêt du 17 décembre 1980) ;
: infirmiers en France (affaire 307/84, commission c/République française, arrêt du 3 janvier 1986) ;
: enseignants dans l'enseignement secondaire en RFA (affaire 66/85, Deborde Lawrie-Blum c/Land Baden-Würtemberg, arrêt du 3 juillet 1986) ;
: chercheurs du CNRS en Italie (affaire 225/85, commission c/Italie, arrêt du 16 juin 1987) ;
: directeurs et professeurs dans certaines écoles privées grecques d'enseignement professionnel ou de « rattrapage » (affaire 147/86, commission c/République hellénique, arrêt du 15 mars 1988), la cour de justice a procédé à certaines interprétations de l'article 48 du traité.
Cette jurisprudence ne saurait pour autant avoir une portée de caractère général et remettre en cause l'exception formellement énoncée au quatrième alinéa de l'article 48 du traité de Rome.
CHAPITRE II Parce qu'il méconnaît le principe constitutionnel qui réserve l'accès aux emplois publics aux personnes ayant la nationalité française, l'article 2 de la loi déférée n'est pas conforme à la constitution de la République
L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose que « tous les citoyens () sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité ; et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
En visant les « citoyens », donc les individus qui composent le peuple français, ces dispositions ont, du même coup, exclu les étrangers de l'accès à des emplois publics.
De surcroît, l'article 3 de la même Déclaration des droits dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » et que « nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ».
La notion de « souveraineté » est, par ailleurs, indissociable de la notion de « peuple » qui n'est utilisée dans la Constitution, comme dans l'ensemble des normes de valeur constitutionnelle auxquelles celle-ci renvoie, que pour désigner le peuple français. Il en est ainsi :
: dans la déclaration introductive à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 (« les représentants du peuple français ») ;
: dans plusieurs alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel renvoie le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, notamment sa déclaration introductive ;
: dans le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 elle-même : « le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale () » ;
: dans les articles de la Constitution, à savoir :
: article 2, dernier alinéa : le principe de la République est « le Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ;
: article 3 : « la souveraineté nationale appartient au peuple () » ; « aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice ».
Il résulte donc du caractère national de la souveraineté et du lien indissociable entre les notions de « souveraineté nationale » et de « peuple français » que seuls des nationaux peuvent exercer des fonctions qui intéressent la souveraineté de la nation.
Or, les sénateurs soussignés relèvent que l'article 2 de la loi déférée met en cause ce principe constitutionnel :
: d'une part, il supprime le principe général traditionnel selon lequel nul ne peut avoir la qualité de fonctionnaire s'il ne possède la nationalité française ;
: d'autre part, s'il dispose que les ressortissants des Etats membres de la Communauté économique européenne n'auront pas accès aux corps, cadres d'emplois ou emplois dont les attributions ne sont pas séparables de l'exercice de la souveraineté, il ne prévoit pas de garantie suffisante, de nature à assurer le respect de cette interdiction.
En premier lieu, le critère tiré des attributions séparables de l'« exercice de la souveraineté » ne renvoie à aucun concept connu du droit public français et n'apparaît donc pas suffisamment clair et précis pour assurer le respect du principe constitutionnel ci-dessus rappelé.
En second lieu, c'est au pouvoir réglementaire qu'il appartiendra, à partir d'un critère légal très général, de définir, par l'adaptation des statuts particuliers des corps, cadres d'emplois ou emplois concernés, ceux des postes qui seront accessibles à des ressortissants de la Communauté économique européenne, alors que les dispositions de l'article 34 de la Constitution confient au législateur le soin « de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'Etat ».
Enfin, les sénateurs soussignés soulignent que le principe selon lequel la nationalité française est requise pour avoir la qualité de fonctionnaire a été constamment réaffirmé dans les législations successives applicables à la fonction publique :
: article 23 de la loi n° 46-2294 du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires ;
: article 16 de l'ordonnance n° 59-244 du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires ;
: article 16 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
: articles 37 et 45 de la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 portant droits et obligations des militaires ;
: article 5 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.
Ils soulignent, de surcroît, que, selon l'article 24 de la loi du 13 juillet 1983 susmentionnée, la perte de la nationalité française entraîne radiation des cadres et perte de la qualité de fonctionnaire.
CONCLUSION
Les sénateurs soussignés considèrent qu'en supprimant la condition de nationalité pour l'accès à la fonction publique, l'article 2 de la loi déférée est manifestement contraire à l'article 48, alinéa 4, du traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, régulièrement ratifié et appliqué depuis et que ledit article 2 de la loi déférée méconnaît en outre le principe constitutionnel qui réserve l'accès aux emplois publics aux personnes ayant la nationalité française.
Pour toutes ces raisons les sénateurs soussignés estiment que l'article 2 de la loi déférée est contraire à la Constitution.